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Chapitre 2 : Approches thématiques de la collection d’art vidéo

2.2 Le cinéma comme modèle

2.2.3 L’art vidéo à la croisée des arts

Les œuvres de la collection sont très marquées par les références cinématographiques qu’elles véhiculent mais aussi par des références aux autres arts du temps et de l’espace. Cette « contamination » de la vidéo par d’autres médiums dès les années 1970 est pointée par Christine Van Assche :

Au milieu des années 70, on assiste à la contamination de la vidéo par les autres modes de créations. Des tendances diverses se dessinent non pas au sein d’une recherche esthétique orientée sur elle-même, mais occasionnée par le contact avec les autres mouvements esthétiques. […] Les [autres processus de création] peuvent être considérés traditionnels comme la littérature, le théâtre, la musique, d’autres le sont moins comme le cinéma, la danse. Certains modes de création absorbent la vidéo, d’autres se laissent contaminer par elle486.

481 Née en 1965

482 Tacita Dean (née en 1965), le Rayon vert, 2001, film 16 mm, projection sur un mur blanc, son, couleurs, deux minutes,

exemplaire 3/4. Capture d’écran de l’œuvre disponible en annexe 15, p. 59.

483 Eric Rohmer, Le Rayon Vert, 1986, 94 minutes.

484 Ce sont d’ailleurs Isabelle et Jean-Conrad Lemaître qui parlent de ce film à l’artiste pour la première fois et ils lui

prêtent le DVD.

485PARFAIT Françoise, Vidéo, un art contemporain, op.cit., p. 294.

486VAN ASSCHE Christine (dir.), Vidéo et après : la collection vidéo du Musée national d’art moderne, Paris, Carré, Centre

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Parallèlement, les collectionneurs affirment clairement ce goût marqué pour un art référencé : La vidéo emprunte au cinéma comme elle emprunte à d’autres formes d’images

animées. […] nous nous intéressons à ce qu’est la vidéo aujourd’hui, avec sa multitude de références487.

L’art vidéo tel qu’il se dessine dans les œuvres de la collection apparaît comme un art à la croisée des autres arts, qui mobilise de nombreux médiums. Parmi les formes d’art qui sont le plus souvent convoquées par les artistes de la collection, se trouve au premier plan la musique. Le théâtre et la littérature ont également une grande importance dans ces œuvres où les références sont nombreuses. La danse, enfin, traduit d’une approche forte du corps par les artistes. La vidéo est ainsi comprise comme « un art complet, qui comprend une image en mouvement et du son488 » et qui

mobilise tous les autres.

a. Comme le cinéma, la musique

Intimement liée à la naissance de la vidéo et à son histoire, la musique trouve une résonnance toute particulière dans la collection non seulement parce que Jean-Conrad Lemaître est lui-même musicien mais aussi et surtout, parce que les artistes travaillent avec attention la partie sonore des œuvres qui en est une partie constitutive. En cela, les collectionneurs reconnaissent en l’art vidéo un art complexe qui inclut « de l’image, du mouvement, du son et de l’immédiateté489 ». Dans cette

définition, le son et la musique, sont ainsi une des composantes fondamentales.

La musique est présente dans la collection sous plusieurs formes. Certains artistes inscrivent les chefs d’œuvres classiques sur la bande sonore de leurs œuvres. C’est notamment le cas de 1720 de Matthew Buckingham490 mais aussi de Threshold to the Kingdom Mark Wallinger491. La musique de

cette dernière pièce est Le Miserere d’Allegri composé en 1638 et retranscrit pour la première fois par le jeune Mozart après l’avoir entendu dans la Chapelle Sixtine. Le Chant du Rossignol492 de

Matthew Darbyshire493 est, dans cette même perspective, un hommage à Igor Stravinsky et à son

487 “Video borrows from cinema as it borrows from other forms of moving images, as well as other art forms. […] we are

interested in what video is now, with a multitude of references”, traduction de l’auteur, WEIL Benjamin, « Collecting video

art: an interview with Isabelle & Jean-Conrad Lemaître », art.cité.

488BENHAMOU-HUET Judith, « L’art contemporain en capitales », art.cité.

489 “Video is lite, it is a complete medium including image, movement, sound and immediacy”, traduction de l’auteur, dans

LEMAITRE Jean-Conrad, « Foreword », Selected #2: A source for videoart lovers, op.cit., p. 9.

490 Supra, p. 97.

491 Mark Wallinger (né en 1959), Threshold to the Kingdom, 2000, son, couleurs, vidéo projection à canal unique, 11

minutes et 15 secondes, exemplaire 5/10. Capture d’écran reproduite en annexe 13, p. 37.

492 Matthew Darbyshire (né en 1977), Le Chant du Rossignol, 2008, son, couleurs, 10 minutes et 35 secondes. 493 Né en 1977.

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œuvre éponyme de 1917. Alice Anderson494, enfin, réalise dans Alices495 son autoportrait fragmenté

dans le reflet des eaux d’un lac écossais dont l’intensité émotionnelle est décuplée par la musique dans Tchaïkovski qui l’accompagne. Des formes musicales plus récentes sont également représentées dans la collection comme le punk hardcore dans l’œuvre de Fabien Giraud, The Straight Edge496.

Il s’agit par ailleurs pour les artistes de la collection de montrer des musiciens à l’œuvre, dans une démarche créatrice, seul ou à plusieurs, comme dans la vidéo de Koki Tanaka497 dans A piano

played by fixe pianists498. Manon de Boer499 met quant à elle en scène le violoniste George Van Dam

dans Presto – Perfect Sound500 en train de jouer le 4e mouvement de la sonate pour violons n° 2 de

Béla Bartók.

Le son et la musique constituent, enfin, le cœur de certaines pièces qui sont avant tout une réflexion sur la mise en image du son et de son pouvoir symbolique. C’est notamment le cas de la vidéo du groupe Allora & Calzadilla501 dans Returning a Sound502. Dans cette œuvre, un homme sur

une mobylette sur laquelle est fixée une trompette, parcourt l’île de Vieques à Porto-Rico juste après le retrait des troupes américaines qui y avaient installé une base militaire. La musique dissonante qui s’échappe de cette trompette sonne le glas d’une occupation autant qu’elle rappelle le bruit des bombes. C’est aussi un clin d’œil au vélo préparé de John Cage. En définitive, la musique, est dans cette pièce constitutive du sens de l’œuvre et elle porte un message historique fort.

Conçue comme une pièce musicale à part entière, A Necessary Music503 de Beatrice Gibson504

fait dialoguer, dans la lignée des pratiques musicales expérimentales, de nombreux sons enregistrés sur l’île de Roosevelt Island, au large de Manhattan. La bande sonore et les textes écrits par les habitants de l’île entrent en résonnance avec son architecture moderniste et participent à la création visuelle d’un lieu utopique.

Comme pour le cinéma, les références musicales sont omniprésentes dans la collection et ces quelques exemples en témoignent.

494 Née en 1976.

495 Alice Anderson (née en 1976), Alices, 2004, vidéo numérique, projection à canal unique, son, couleurs, 1 minutes,

exemplaire 3/3.

496 Fabien Giraud (né en 1980), The Straight Edge, 2005, vidéo numérique, projection à canal unique, son, couleurs, 13

minutes, exemplaire 1/5. Capture d’écran reproduite en annexe 15, p. 60.

497 Né en 1975.

498 Koki Tanaka (né en 1975), A piano played by fixe pianists, 2012, vidéo numérique, projection à canal unique, son,

couleurs, 57 minutes, exemplaire 4/5. Capture d’écran reproduite en annexe 15, p. 60.

499 Née en 1966

500 Manon de Boer (née en 1966), Presto – Perfect Sound, 2006, film 35 mm numérisé, projection à canal unique, son,

couleurs, 6 minutes, exemplaire 2/10. Capture d’écran reproduite en annexe 15, p. 61.

501 Jennifer Allora (née en 1974) & Guillermo Calzadilla (né en 1971).

502 Allora & Calzadilla, Returning a Sound, 2004, DV-Cam, projection à canal unique, son, couleurs, 5 minutes et 42

secondes, édition 2/6. Capture d’écran reproduite en annexe 15, p. 61.

503 Beatrice Gibson (née en 1978), A Necessary Music, 2008, video numérique, projection à canal unique, son, couleurs,

29 minutes, exemplaire numéro 1. Capture d’écran reproduite en annexe 15, p. 63.

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b. Comme le cinéma, la littérature et le théâtre

Comme dans les films de cinéma, certaines œuvres de la collection présentent des scènes de lecture ou des références directes à des œuvres littéraires et théâtrales.

Certaines vidéos sont en effet des références directes ou des lectures d’un texte célèbre comme

Prometheus de Mark Wallinger505 qui est la lecture chantée d’un passage de la Tempête de William

Shakespeare506 . De la même façon, Elina Brotherus507 , dans Howl508 , met en scène la lecture

performée du poème éponyme d’Allen Ginsberg. Performative cette œuvre est aussi un hommage, comme un collage, à l’écriture du poète, en associant le son de la lecture à l’image des deux performeuses et à d’autres images sans lien apparent. The Apocalyptic Man509 de Sébastian Diaz

Morales510 fait selon le même principe entendre le texte de Los Siete Locos de l’écrivain américain

Roberto Arlt511.

Les figures de lecteurs sont également présentes comme dans l’Adaptation Manifeste512

d’Aurélien Froment513. Comme une mise en abîme de la position du spectateur, ces scènes de lectures

étudient la manière dont elles sont représentées dans les films de cinéma en convoquant de nombreuses références cinématographiques. Située dans un lieu hors du temps et de l’espace, cette œuvre condense de nombreuses références dont elle est comme un remake détaché de tout contexte. Enfin, l’œuvre la plus emblématique de la relation entre la vidéo et le théâtre est Tis pity she’s

fluxus whore514 de Catherine Sullivan515. Cette œuvre à la fois performative et théâtrale, convoque

des nombreuses références (la tragédie du XVIIe siècle représentée ici par la pièce éponyme de John

Ford et les évènements de Fluxus). L’artiste remet en scène deux passages clés (une action de Fluxus et un passage de la pièce de Ford) en inversant les costumes et les décors des deux pièces. Forte de nombreuses références, cette vidéo pointe les différences subtiles entre théâtre, performance, théâtre filmé, performance filmée et art vidéo.

505 Mark Wallinger (né en 1959), Prometheus, 1999, son, couleurs, vidéo installation à canal unique, en boucle, 60 minutes

et 44 secondes, exemplaire 7/10. Capture d’écran reproduite en annexe 13, p. 37.

506 William Shakespeare (1564-1616), la Tempête, 1611. 507 Née en 1972.

508 Elina Brotherus (née en 1972), Howl, 2015, film 16 mm numérisé, vidéo projection à canal unique, 5 minutes et 19

secondes, exemplaire 1/6. Capture d’écran reproduite en annexe 15, p. 62.

509 Sebastian Diaz Morales (né 1975), The Apocalyptic Man, 2002, vidéo numérique HD, projection à canal unique, 25

minutes, exemplaire 5/5.

510 Né en 1975.

511 Roberto Arlt, Los Siete Locos, 1929.

512 Aurélien Froment (né en 1976), l’Adaptation Manifeste, 2008, vidéo numérique, projection à canal unique, 6 minutes

et 29 secondes, exemplaire 2/5. Capture d’écran reproduite en annexe 15, p. 62.

513 Né en 1976.

514Catherine Sullivan (née en 1968), Tis pity she’s fluxus whore, 2003, film 16 mm numérisé, projection à double canal,

son, couleurs, 20 minutes, exemplaire 6/6. Capture d’écran reproduite en annexe 15, p. 63.

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Les textes, littéraires et théâtraux, et leurs mises en scène trouvent ainsi un écho fort dans cette collection où les œuvres convoquent des nombreuses autres références artistiques.

c. Comme le cinéma, la danse

Plusieurs pièces, enfin, vont intervenir la danse comme un outil pour questionner le corps et ses représentations. En effet, comme le note Françoise Parfait, « la danse et la vidéo ont des affinités particulières […], le corps dansant traverse les propositions vidéographiques516 ». Et, dans cette

perspective de lien fort entre les deux médiums, il est possible de noter la présence de corps dansant dans quelques œuvres de la collection. C’est notamment le cas de Klara Liden517 dans Der Mythos

des Fortschritts (Moonwalk)518 qui reprend le célèbre pas de Michael Jackson dans les rues de New

York de nuit. Cette œuvre, inscrite dans l’héritage de l’actionnisme viennois, constitue une exploration physique qui permet d’en comprendre les structures et de marquer un temps d’arrêt dans la frénésie des déplacements urbains.

Clemens Von Wedemeyer519 montre dans Ohne Titel (Rekonstruktion)520 une séance de

répétition de danse sans fin début ni fin. L’artiste filme le danseur Alexandre Roccoli pendant ses répétitions sur un fond noir, avec une faible lumière dont la source se situe face à la caméra. Filmé de dos, le danseur semble ainsi émerger de la pénombre comme entouré d’un halo de lumière dont les contours varient avec ses mouvements. Présentée en boucle, cette vidéo au cadrage serré, ne montre le corps du danseur que par parties. C’est pour l’artiste, « une pièce sur la dislocation – sur un corps transformé par une autre temporalité521 ».

The Straight Edge de Fabien Giraud522 place également le corps dansé au centre de la

représentation. L’artiste y filme deux cents amateurs de punk musique qui dansent en silence pendant un concert qu’il a organisé. Seuls le mouvement des corps, les bruits de frottements permettent d’imaginer la musique qui les anime. Cette scène d’agitation collective, minutieusement chorégraphiée, est à la fois chaotique, mystérieuse et violente. Il travaille ainsi les corps comme une matière pure, en sculpture, dont il règle les mouvements, et dont la danse vacille entre la forme et

516PARFAIT Françoise, Vidéo, un art contemporain, op.cit., p. 203. 517 Née en 1979.

518 Klara Liden (née en 1979), Der Mythos des Fortschritts (Moonwalk), 2008, vidéo numérique, projection à canal

unique, son, couleurs, 3 minutes et 30 secondes, exemplaire 5/5. Capture d’écran reproduite en annexe 15, p. 64.

519 Né en 1974.

520 Clemens Von Wedemeyer (né en 1974), Ohne Titel (Rekonstruktion), 2005, film 16 mm numérisé, vidéo projection à

canal unique, son, noir et blanc, 3 minutes, exemplaire. Capture d’écran disponible en annexe 15, p. 64.

521 VON WEDEMEYER Clemens, cité dans NEVEUX Pascal (dir.), Body and soul : regard sur une collection privée, op. cit.,

p. 17.

522 Fabien Giraud (né en 1980), The Straight Edge, 2005, vidéo numérique, projection à canal unique, son, couleurs, 13

103 l’informe.

Ces mises en scène de la danse laissent apparaître le corps comme une matière plastique qui est modelée visuellement comme les vidéastes.

Au terme de cette étude des références artistiques qui parcourent la collection, il faut enfin souligner que les références aux autres arts visuels sont moins nombreuses. Certaines pièces comme

Gellert523 de Tacita Dean et Pentimenti524 de Carolina Saquel525 font directement référence à la

peinture mais elles sont plus rares. Pour les références à la sculpture, il est également possible de signaler Chute526 de Yaël Perlman527 et Mark Twain Hôtel528 de Fabien Rigobert529. Enfin, l’histoire

de l’art est au cœur d’une pièce de Frank Hesse530 dans Florence : from Santa Croce to the Art History

Institute531 qui illustre le syndrome de Stendhal à travers une marche nocturne dans la ville de

Florence.

Finalement, comme pour le cinéma, les références aux autres formes artistiques sont denses dans la collection. Elles sont le reflet de l’intérêt des collectionneurs pour un art référence mais aussi de la définition qu’ils formulent souvent de l’art vidéo : « de l’image, du son et du mouvement. L’art vidéo est la combinaison des trois532 ». Ces emprunts constants à d’autres formes sont le fait d’une

génération d’artistes qui dépassent les recherches sur la spécificité du médium vidéographiques de leurs aînés. Conscients que la vidéo s’inscrit à la fois dans l’histoire des formes visuelles (les arts plastiques), l’histoire des images en mouvement (le cinéma) et celle des arts de la scène (théâtre, performance, danse), ces artistes jouent avec la porosité des formes artistiques.

523 Tacita Dean (née en 1965), Gellert, 1998, film 16 mm, 6 minutes, exemplaire 1/4.

524 Carolina Saquel (née en 1970), Pentimenti, 2004, film 16 mm numérisé, vidéo projection à canal unique, son, couleurs,

8 minutes et 33 secondes, exemplaire 1/5.

525 Née en 1970.

526 Yaël Perlman (née en 1972), Chute, vidéo numérique, installation sur moniteur, muet, couleurs, 3 minutes, exemplaire

1/5.

527 Née en 1972.

528 Fabien Rigobert (né en 1968), Mark Twain Hôtel, 2003, vidéo numérique, projection à canal unique, son, couleurs, 58

secondes, exemplaire 1/5.

529 Né en 1968. 530 Né en 1970.

531 Frank Hesse (né en 1970), Florence : from Santa Croce to the Art History Institute, 2006, vidéo numérique, projection

à canal unique, son, couleurs, 11 minutes et 50 secondes, exemplaire 2/5.

532 “Image, sound and movement. This combination of all three” dans ČIVLE Agnese, “A Collection That Fits Inside a

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