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Chapitre 3 : Une collection à diffuser

3.1 La première exposition de la collection : « Une vision du monde », La maison rouge, Paris,

3.1.2 Exposer une collection privée

L’exposition monographique d’une collection privée est un geste qui, même dix années après celle de La maison rouge, demeure rare et singulier. Dans cette perspective, la fondation créée par Antoine de Galbert qui ouvre ses portes en 2004 contribue fortement à désinhiber le rapport qu’entretien le monde de l’art avec les collections privées. Quelques expositions fondatrices, dans des lieux publics, permettent aussi de prendre conscience de la richesse patrimoniale des collections privées. Pourtant, il ne faut pas manquer de s’interroger sur les raisons qui poussent d’une part des lieux ouverts au public à construire des expositions monographiques de collections privées et à les présenter comme telles. D’autres parts, les enjeux pour les collectionneurs qui se lancent dans ces expositions sont aussi à analyser.

a. Les collections privées qui s’exposent

Une exposition fondamentale fait date dans la reconnaissance des collections privées d’art contemporain par les institutions et la connaissance qu’en a le public. Il s’agit de l’exposition

Passions Privées616 organisée par Suzanne Pagé au Musée d’art moderne de la ville de Paris en 1995-

1996. C’est grâce à cette exposition fondamentale et au travail de défrichage amorcé en amont de l’exposition que la richesse des collections privées en France, modernes et contemporaines, est pour la première fois montrée dans une institution publique. Pour cela, l’équipe du musée visite plus de trois cents collections privées et en retiennent 92 pour l’exposition. Dans la lignée de cette exposition fondatrice, plusieurs évènements permettent le développement des expositions de collections privées. Deux colloques sont notamment organisés au Musée du Louvre, en 2000 et 2002, qui soulignent l’importance des collections privées dans la constitution des collections publiques617 et interrogent le

fait de les exposer618.

La création de La maison rouge – fondation Antoine de Galbert, parallèlement à plusieurs autres fondations privées comme celle de Claudine et Jean-Marc Salomon créée en juin 2001, joue un rôle majeur dans l’exposition des collections privées. Fondée en 2000, et reconnue d’utilité publique en 2003, la fondation s’installe autour de la maison rouge, au 10 boulevard de la Bastille à Paris où elle ouvre au public en 2004. Le programme d’expositions qui est pensé depuis son ouverture inclut une exploration, à raison d’au moins une exposition par an, des collections privées françaises et

616 MUSEE DART MODERNE DE LA VILLE DE PARIS, Passions privées : collections particulières d’art moderne et

contemporain en France, [Exposition, Paris, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, décembre 1995 — mars 1996],

Paris, Paris musées, 1995.

617MUSEE DU LOUVRE (dir.), L’avenir des musées : actes du colloque organisé au Musée du Louvre par le Service culturel,

les 23, 24 et 25 mars 2000, Paris, Réunion des musées nationaux Musée du Louvre, 2001.

618 Du privé au public : les paradoxes des musées de collectionneurs¸ Paris, Musée du Louvre, 20 mars 2002, cité par

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internationales. Son objectif est alors de contribuer « à faire découvrir des collections dont l’authenticité est indiscutable619 ».

Ce fonctionnement et ce parti pris, singuliers à la fois pour une fondation privée et pour un centre d’art sont généralement soulignés comme une entreprise salutaire pour la connaissance des collections privées en France :

De façon singulière, cette fondation ne se donne pas pour vocation d’abriter la collection d’Antoine de Galbert, mais doit fonctionner comme un centre d’art qui présente des expositions temporaires, principalement autour du thème de l’initiative privé, qui témoignent de la relation du collectionneur avec ses œuvres. Une première en France qui doit donner au public le plus large possible un aperçu des collections particulières internationales…620

Le programme d’exposition se fait chaque fois en lien étroit avec les collectionneurs qui sont consultés pour l’ensemble des choix de mises en espace de leurs œuvres. Antoine de Galbert justifie ainsi cette implication des collectionneurs dans les expositions :

Notre intention est de montrer de grandes collections internationales. Ce sont des collections pointues et respectées dans leurs domaines particuliers, celui de la vidéo, de l’art brut ou de l’art conceptuel par exemple. Ce ne seront pas des extraits de pages de catalogues de Christie’s, mais de vraies démarches personnelles de collectionneurs621.

La démarche de La maison rouge et le choix d’impliquer les collectionneurs au processus de création de l’exposition permettent ainsi d’apaiser le rapport du public aux collections privées. Ce lieu a très certainement contribué à rendre ces collections plus accessibles intellectuellement comme physiquement et à écarter la gêne qui biaisait le rapport des collectionneurs à la médiatisation de leurs collections.

D’autres initiatives sont également à souligner dans cette lignée. L’Association pour la diffusion internationale de l’art français (ADIAF) qui se constitue autour de Gilles Fuchs en 1994 met notamment en place un cycle d’expositions triennales à partir de 2004, « De leurs temps », en partenariat avec un musée de région à chaque fois renouvelé. Ce cycle d’expositions, initié par Michel Poitevin, ambitionne de montrer la richesse de la création française et des collections en exposants

619 DE GALBERT Antoine, « Avant-propos », dans VAN ASSCHE Christine, Une vision du monde, op.cit., p. 11.

620VAN HAGEN Susanne, GLUDOWACZ Irène et CHANCEL Philippe, Chercheurs d’art : 22 collectionneurs au service de

l’art, op.cit., p. 195.

125 les acquisitions récentes d’une partie de ces adhérents.

En regard de ces initiatives, publiques et privées, il est intéressant de souligner que peu de collections privées françaises ont finalement bénéficié d’une exposition monographique dans un lieu majeur de diffusion de l’art contemporain. Même si quelques exemples significatifs sont à souligner, comme l’exposition de la collection vidéo de François Pinault au Tri Postal de Lille622 en 2007-2008

et celle de sa collection d’arts plastiques en 2009 au Palais des Arts de Dinard623. D’autres grandes

collections privées ont parfois été exposées dans des institutions publiques comme celle d’Agnès B au LaM de Villeneuve d’Ascq624, la collection Michel et Colette Poitevin à Lasécu de Lille625, celle

de Jean-Philippe et Françoise Billarant626 à Villeurbanne ou encore celle de Florence et Daniel

Guerlain dans le cadre de leur dotation au Musée national d’art moderne627. Les exemples restent

néanmoins peu nombreux et la collection Lemaître est l’une des dix grandes collections françaises à en avoir bénéficié. Enfin, si La maison rouge par exemple associe étroitement les collectionneurs au processus de l’exposition, il y a toujours un risque pensé par Tatiana Levy et ressenti par les collectionneurs à confier sa collection à une institution. En effet, « par les expositions, l’Institution peut devenir l’interprète [de la collection]628 ».

b. Pourquoi exposer une collection privée ?

L’exposition d’une collection privée présentée comme telle est à la fois un geste rare qu’il convient d’interroger. C’est avant tout un paradoxe que souligne Tatiana Levy puisqu’au départ « le collectionneur privé n’a pas pour ambition […] de rendre publique sa collection 629». Il collectionne

pour lui sans penser ni à l’exposer ni à la prêter. Pourtant, cette « publicisation630 » des collections

privées définie par Tatiana Levy comme « l’action de rendre publique une collection qui était jusqu’alors privée631 » prend une place de plus en plus importante sur la scène culturelle française.

Dans cette définition, il apparaît que le collectionneur qui achète des œuvres pour son compte ne souhaite pas pour autant les dissimuler au regard du public. Ainsi, « le collectionneur s’approprie, mais ne prive pas nécessairement la collectivité de l’œuvre632 ». Cette action de rendre publique la

622 BOURGEOIS Caroline (dir.), Passage du temps : collection François Pinault Foundation, op.cit. 623 Qui a peur des artistes ?, Dinard, Palais des Arts de Dinard, 2009.

624 Un regard sur la collection d’Agnès b, Villeneuve d’Ascq, LaM, 2015.

625 Collection Colette & Michel Poitevin, Lille, Lasécu, 31 janvier au 7 mars 2015.

626 Le bel aujourd’hui : œuvres d’une collection privée, Villeurbanne, Nouveau musée-Institut-FRAC Rhône-Alpes, 21

novembre 1997 — 28 février 1998

627 Donation Florence et Daniel Guerlain, Paris, Musée national d’art moderne, 2014.

628LEVY Tatiana, Le collectionneur et sa créature…, op.cit., p. 147. 629 Ibid., p. 13.

630 Ibid., p. 18. 631 Ibid.

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collection peut s’exprimer de nombreuses façons : en prêtant des œuvres, en exposant la collection, en donnant des œuvres à des institutions ou en créant une fondation notamment. Tatiana Levy pose alors l’hypothèse que ce contexte nouveau de monstration des œuvres, c’est-à-dire présentées comme des œuvres appartenant ou provenant d’une collection privée, change leur horizon de réception :

Par la publicisation de sa collection privée, le collectionneur crée un nouvel espace public en proposant un nouveau modèle de médiation633.

Ce nouvel espace, entre le privé et le public, permet alors d’envisager différemment, pour le spectateur, le rapport à l’œuvre. Celle-ci est pensée comme potentiellement patrimoniale et à la fois comme un objet purement privé que le visiteur chercher à imaginer dans univers domestique. Elle est aussi l’incarnation d’une activité culturelle et sociale : le fait de collectionner s’incarne dans l’œuvre.

Le collectionneur amateur d’art moderne et contemporain, par la “publicisation” de sa collection privée, offre un nouveau modèle de médiation culturelle, dans lequel le médiateur – c’est-à-dire le collectionneur – diffuse à la fois l’œuvre d’art et une pratique culturelle de celle-ci, et ce dans un nouvel espace intermédiaire abolissant les frontières entre la sphère privée et la sphère publique634.

En définitive, il est possible de dire, avec Tatiana Levy, qu’un collectionneur montre sa collection pour faire une geste politique qui s’inscrive dans un contexte social et qui ait valeur d’exemple. C’est aussi un geste qui répond à un désir intellectuel de transmettre : « en rendant publiques les œuvres de sa collection, [le collectionneur] transmet un regard, une passion, mais surtout il transmet un patrimoine635 ».

c. La valeur patrimoniale des collections privées

Avant d’être patrimoniale, une œuvre d’art s’inscrit dans de nombreux ensembles et états qui la constituent comme œuvre et dont la collection, privée ou publique, est l’un des sommets.

L’œuvre d’art appartient d’abord comme telle à l’histoire de l’art, à la technique de l’artiste ou au marché international. Elle ne saurait devenir patrimoniale qu’à la condition que vienne s’y ajouter de l’extérieur une certaine pratique de la collection636.

633LEVY Tatiana, Le collectionneur et sa créature…, op.cit., p. 17. 634 Ibid., p. 195.

635 Ibid., p. 18

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S’il est évident qu’une œuvre devient patrimoniale lorsqu’elle intègre une collection publique, il est plus difficile de l’admettre lorsqu’elle intègre une collection privée. La différence entre les collections privées et publiques est souvent notée au regard notamment des objectifs différents qui les animent :

Autres temporalités, autres objectifs. Si celui du Frac est de constituer une collection publique d’art contemporain qui se donne à lire comme un panorama de l’art actuel et de ses pratiques dans un contexte historique donné, la mission que se fixe librement le collectionneur n’engage que lui-même. Expression de coups de cœur, d’intuitions, de passions, forte d’une relation privilégiée avec l’œuvre et son auteur, la collection privée nous fait voir le monde par le prisme d’un regard sensible et particulier. Les dynamiques opératoires des deux collections diffèrent donc, mais elles sont portées par la même exigence, la même nécessité aussi d’encourager, d’accompagner et de soutenir la jeune création637.

Ainsi, l’objectivité des collections publiques semble s’opposer à la sensibilité des collections privées. Pourtant, les collections muséales françaises sont en partie constituées d’anciennes collections privées ce que soulignent de nombreux auteurs638 . Une exposition639 en 1994640 et un

colloque organisé au Louvre en 2000641 revenaient notamment sur cette origine de nombreuses

collections publiques. Dans cette histoire des collections, il est possible de noter, avec Tatiana Levy, que :

Si l’on s’attache à l’histoire des musées, à celle des œuvres qu’ils renferment et à l’histoire de l’art, on remarquera la place particulière que tient un de ses acteurs : le collectionneur privé642.

Il ne s’agit pas tant ici d’entrer dans le détail de cette histoire des collections, mais plutôt de rappeler que l’exposition d’une collection privée, en la présentant comme telle en fait, déjà, une collection patrimoniale qui bien que privée nécessite d’être appréhendée comme telle. À ce titre, ces collections privées méritent d’être étudiées, conservées et transmises aux générations à venir.

637NEVEUX Pascal (dir.), Body and soul : regard sur une collection privée, op.cit., p. 1.

638 Notamment POMIAN Krzysztof, Collectionneurs, amateurs et curieux…, op.cit., p. 8 et p. 303 et LEVY Tatiana, Le

collectionneur et sa créature…, op.cit., p. 12-14.

639 Voir notamment GEORGEL Chantal, « De l’art et des manières d’enrichir les collections », dans La Jeunesse des musées,

Réunion des musées nationaux, Paris, 1994, p. 232-233.

640 La jeunesse des musées. Les musées de France au XIXe siècle, Paris, Musée d’Orsay, 8 février - 7 mai 1994.

641MUSEE DU LOUVRE (dir.), L’avenir des musées : actes du colloque, op.cit. 642LEVY Tatiana, Le collectionneur et sa créature…, op.cit., p. 12.

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3.1.3 Exposer l’art vidéo à La maison rouge : contraintes et enjeux