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Chapitre 1 : Évolution d’une collection de l’image fixe à l’image en mouvement

1.2 La constitution de la collection d’art vidéo depuis 1996

1.2.3 Évolutions récentes de la collection vidéo (2006-2016)

Au terme de cette rapide description chronologique de la constitution de la collection d’art vidéo, il semble important de pointer quelques évolutions nouvelles qui émergent des acquisitions récentes. Au début de la collection, les collectionneurs admettent avoir été « spécialistes de vidéos très courtes au départ. Il suffit parfois d’une seconde ou deux pour savoir si on appréciera une vidéo ou une image301 ». Parmi les premières pièces, bon nombre durent en effet moins de cinq minutes.

Pourtant, il apparaît que des pièces dont la durée avoisine parfois celle d’un long métrage (à l’image de Re : Wind Blows Up302 de Julien Crépieux303 qui dure 106 minutes304) trouvent de la même manière

facilement leur place dans cette collection.

Loin de s’inscrire dans des questionnements thématiques en amont de l’acquisition, les collectionneurs affirment simplement suivre les recherches artistiques des artistes au fur et à mesure : « Les artistes évoluent, et nous les suivons dans leurs évolutions305 ».

a. Nouvelles technologies

Une des principales évolutions dans la pratique des artistes qui trouve un écho dans les nouvelles acquisitions est l’utilisation de nouvelles techniques. À côté des prises de vues réelles qui constituent la plus grande partie des œuvres de la collection, les quelques films d’animation présents se démarquent. Ces créations récemment entrées dans la collection sont le fruit du travail d’étudiants du Fresnoy qui fournit aux élèves une formation et du matériel permettant d’encourager la diversification technique des étudiants. Ainsi, les deux œuvres présentes dans la collection de l’artiste coréenne Hayoun Kwon306, sont des films d’animation. Son travail est construit sur la confrontation

d’un récit oral avec une reconstitution fictive, en images de synthèse, de ce même récit. Elle utilise cette confrontation entre l’oral et l’animation pour étudier les mécanismes de reconstruction de la mémoire. La première œuvre, Manque de preuves (2011)307 , est le récit de la demande d’asile à

l’administration française d’un jeune nigérian, Oscar, qui est condamné à fuir son pays à cause de sa gémellité. L’utilisation que l’artiste fait de l’animation vise à se détacher de toute représentation pour ne pas mettre d’images sur l’histoire d’un réfugié dont le dossier n’a, précisément, pas été retenu par

301DOCQUIERT Françoise, Paroles de galeristes, Paris, Éditions Paradox, 2013, p. 44.

302 Julien Crépieux (né en 1979), Wind Blows up, 2010, vidéo projection à canal unique, son, couleurs, 106 minutes,

exemplaire 1/5.

303 Né en 1979. 304 Infra, p. 92-93.

305AZIMI Roxana, « Entretien avec Isabelle et Jean-Conrad Lemaître », art.cité. 306 Née en 1981.

307 Hayoun Kwon (née en 1981), Manque de preuves, 2011, vidéo numérique, vidéo projection à canal unique, son,

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manque de preuves. Elle adopte le même principe dans la seconde vidéo de la collection, 498 Years (2014-2015) dans laquelle le témoignage, d’un soldat sud-coréen se superpose à l’exploration visuelle, en images d’animations, de la zone démilitarisée qui sépare les deux Corée308. Si Hayoun

Kwon n’utilise qu’une seule image réelle à la fin de Manque de preuves, l’artiste Zhenchen Liu309,

dans Under Construction (2007)310 , joue de la juxtaposition de prises de vue réelles et d’images

d’animations pour rendre compte de la destruction des quartiers anciens de Shanghai par les urbanistes de la ville nouvelle. Il intègre ainsi des photographies de prises de vues réelles de la destruction de la ville dans un long travelling avant, qui donnent une allure fantomatique à la ville, perdue entre deux temporalités311.

b. Les dernières acquisitions

Les dernières acquisitions de la collection témoignent d’une volonté d’étendre la collection à de nouveaux artistes internationaux. Ainsi, sur les dix derniers artistes entrés dans la collection, il y a deux artistes français, un collectif Suisse, un artiste Belge, un Russe, un Iranien, un Kenyan, un Américain, une artiste Coréenne, une Finlandaise.

D’un point de vue formel, il est intéressant de noter que des œuvres plus performatives trouvent leur place dans la collection, à l’image des jeux de langages d’Éric Duyckaerts312 dans Abécédaire

(2011)313, de la lecture chorégraphiée d’Elina Brotherus314 (Howl, 2015315), de la longue traversée de

l’Espagne de Marcos Avila Forero316 (Cayuco, 2012317) ou encore du procès théâtral que fait Qingmei

Yao318 aux distributeurs de sodas (Le Procès, 2013319).

Si l’exposition de La maison rouge en 2006 mettait en évidence la prédominance des questionnements géopolitiques dans la collection, elle a depuis suivi de nouvelles évolutions, vers la performance, mais aussi plus proches de la narration. Parmi les thématiques récentes, il faut citer

308 Infra, p. 81. 309 Né en 1976.

310 Zhenchen Liu (né en 1976), Under Construction, 2007, béta numérique, projection vidéo, son, couleurs, 10 minutes,

exemplaire d’artiste 1/2. Capture d’écran reproduite en annexe 13, p. 40 .

311 Infra, p. 79-80. 312 Né en 1953.

313 Éric Duyckaerts (né en 1953), Abécédaire, 2011, vidéo numérique, vidéo projection à canal unique, son, couleurs, 2

minutes et 34 secondes, exemplaire 1/5.

314 Née en 1972.

315 Elina Brotherus (née en 1972), Howl, 2015, 16 mm transféré sur DVD, son, noir et blanc, 5 minutes et 19 secondes,

exemplaire 1/6.

316 Né en 1983.

317 Marcos Avila Forero (né en 1983), Cayuco, 2012, vidéo numérique HD, vidéo projection à canal unique, son, couleurs,

55 minutes, exemplaire 3/5.

318 Née en 1982.

319 Qingmei Yao (née en 1982), Le Procès, 2013, vidéo numérique, vidéo projection à canal unique, son, couleurs, 8

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l’apparition des questions extrasensorielles avec la mise en scène de l’hypnose par Superflex320 (The

Working life, 2013321) et la convocation d’un voyant par Vincent Ceraudo322 (The distance Between

the viewer and I, 2014323 ). D’autres lignes de force thématiques autour de la représentation de

l’architecture et de la compréhension des mythes pourraient également être soulignées. Finalement, c’est la diversification de la collection qui semble marquer les acquisitions des dernières années ; diversification formelle, thématique, géographique et technique.

320 Collectif d’artiste formé en 1993 par Jakob Fenger, Rasmus Nielsen et Bjornstjerne Reuter Christiansen.

321 Superflex (créé en 1993), The Working life, 2013, vidéo numérique, vidéo projection à canal unique, son, couleurs, 9

minutes et 50 secondes, exemplaire 1/5.

322 Né en 1986.

323 Vincent Ceraudo (né en 1986), The distance Between the viewer and I, 2014, vidéo numérique, vidéo projection à

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En conclusion de cette première partie, et au terme de ce parcours chronologique, il semble important de mesurer le chemin parcouru en plus de quarante années de collection.

À l’origine, rien ne prédestinait en effet ce banquier d’affaires et sa femme, qui ont grandi entourés de boiseries du XVIIIe siècle et de natures mortes, à devenir les

collectionneurs chevronnés d’art d’avant-garde et de vidéo qu’ils sont aujourd’hui. Et pourtant…324

Ainsi, résumé le parcours historique de la collection témoigne des évolutions majeures qui l’ont emmenée des premières gravures aux œuvres vidéo de jeunes artistes, encore étudiants. De nombreux points communs ressortent de cette pratique, multiple, de la collection. Le premier est certainement un attachement fort au milieu culturel de l’endroit dans lequel ils vivent. De réceptions en vernissages, Isabelle et Jean-Conrad Lemaître sont souvent amis avec des galeristes, critiques d’art et artistes. Leur collection traduit ainsi cet attachement fort à la vie artistique locale comme le prouvent la collection de peinture abstraite espagnole, en plein renouveau au milieu des années 1980, ou les œuvres d’artistes représentatifs de la nouvelle sculpture anglaise. S’il est difficile de tisser des liens thématiques entre des œuvres aussi différentes, puisque les collectionneurs eux-mêmes refusent de faire des choix thématiques325, il est quand même possible de noter un goût fort pour le paysage,

urbain et naturel, qui se transmet des premières gravures aux œuvres vidéo. D’un autre côté, l’abstraction, expressionniste ou minimale, est aussi une des caractéristiques fortes de la collection avant la vidéo. Mais l’arrivée des images fixes puis des images en mouvement marque une révolution radicale dans la collection et ses grandes orientations. C’est l’homme, ses représentations, ses interrogations, « ses joies et ses peines326 », qui semble bien être le lien subconscient entre toutes les

œuvres de la collection vidéo.

Le multiple – gravures, livres, photographies — tient une place toute particulière dans la collection ce qui leur a permis d’aborder sereinement la construction de la collection d’art vidéo. Ils résument ainsi les obstacles, avant tout intellectuels, qui freinent parfois les collectionneurs dans l’acquisition d’œuvres multiples.

324PERREAU Yann et BIDERMAN Kevin, « Comme une image : entretien avec Isabelle et Jean-Conrad Lemaître », Londres

en mouvement, op.cit., p. 42.

325 « Nous n’avons jamais collectionné de vidéos autour de thématiques », Isabelle et Jean-Conrad LEMAITRE cités par

AZIMI Roxana, « Entretien avec Isabelle et Jean-Conrad Lemaître », art.cité.

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Collectionner des multiples ne convient sans doute pas aux collectionneurs attachés à la pièce « unique ». À ceux qui affirment que le contrôle du nombre de copies [de vidéos] sur le marché est difficile et que la valeur des pièces s’en trouve affectée, on peut rétorquer qu’il existe dans le champ artistique d’autres exemples de multiples. Les gravures ont toujours été multiples, Andy Warhol a fait des multiples, et à partir d’un négatif ou d’un fichier numérique on peut obtenir une infinité de photographies… la vidéo n’est donc pas une exception, et envisagée sous ce seul aspect, il se confirme qu’elle est une forme d’art en accord avec son temps327.

Ce parcours chronologique permet de mettre en relief une pratique intellectuelle et sensible de la collection, dont le point commun est souvent d’être en avance sur le goût dominant. Les collectionneurs disent parfois qu’ils veulent « collectionner l’art de demain matin328 » c’est-à-dire

aussi rêver à ce que pourrait être leur prochaine collection.

Chaque [collection] rêve la suivante329.

327VAN ASSCHE Christine, « Entretien avec Jean-Conrad et Isabelle Lemaître », dans VAN ASSCHE Christine, Une vision

du monde : la collection vidéo d’Isabelle et Jean-Conrad Lemaître, op.cit., p. 27-28.

328 LEMAITRE Isabelle, « 20 souvenirs pour 20 ans de collection », art.cité, p.4.

329 « Chaque époque rêve la suivante », MICHELET Jules, « Avenir ! Avenir ! », Europe, tome XIX, n° 73, 15 janvier 1929,

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Chapitre 2 : Approches thématiques de la