• Aucun résultat trouvé

Les débuts de la collection : livres et gravures (1973-1983)

Chapitre 1 : Évolution d’une collection de l’image fixe à l’image en mouvement

1.1 La collection avant la vidéo (1973 – 1996)

1.1.1 Les débuts de la collection : livres et gravures (1973-1983)

Le couple se marie le 1er octobre 1970 avant de s’installer sur la rive gauche de Paris. C’est là,

au contact de leurs familles et amis, que se forme le premier noyau de la collection. Sans avoir la volonté de construire une collection, il se révèle pourtant très systématique dans ses choix. Même si, il ne faut pas oublier, comme le souligne Isabelle de Maison Rouge, que l’idée de bâtir un ensemble structuré qui fasse collection « vient rarement au premier achat105 » puisque « très peu de

collectionneurs ont un but défini au départ106 ». Une collection se construit à partir des premiers achats

qui, loin d’être des erreurs, constituent un jalon essentiel dans les tâtonnements qui accompagnent les premiers temps d’une collection.

a. Parcours de collectionneurs

Rares sont les collectionneurs qui acquièrent leur première œuvre seuls, l’intermédiaire d’un ami, d’un membre de la famille est souvent un élément déclencheur. Un connaisseur initie le premier achat, guide le regard et aide à franchir le pas. Bien sûr, cet ami peut souvent être un marchand intéressé, mais, si c’est le cas, il doit faire preuve d’une pédagogie qui dépasse largement la relation mercantile. Le point de départ d’une collection est en effet, comme l’indique Isabelle de Maison Rouge, « souvent extérieur, cela passe généralement par un mentor ou un initiateur. Quelqu’un de votre entourage, en qui vous avez confiance107 ». Dans le cas de la collection d’Isabelle et Jean-

Conrad Lemaître, le premier jalon a pu être retrouvé avec précision. Il s’agit d’une gravure acquise à l’hôtel des ventes de Drouot. Le commissaire-priseur et ami du couple, Maître Marc Ferri, alors au marteau, un jour d’octobre 1973108, a adjugé en leur faveur une gravure de Gustave Leheutre109, La

Maison rouge à Ponterieux110. Cette première acquisition, à respectivement 24 et 30 ans, est faite,

comme pour 43 % de collectionneurs, entre 20 et 30 ans111. La nature de la première acquisition a

également été étudiée par Nathalie Moureau, Dominique Sagot-Duvauroux et Marion Vidal et il apparaît que si la peinture est largement majoritaire, « un tiers [des collectionneurs] ont porté leur choix sur une estampe, une gravure ou une lithographie112 ».

105DE MAISON ROUGE Isabelle, 10 clefs pour collectionner l’art contemporain, Paris, Archibooks, 2010, p. 11 106 Ibid.

107 Ibid., p. 29.

108 Les dates proviennent des archives privées d’Isabelle Lemaître. 109 1861-1932

110 La Maison rouge à Ponterieux, Gustave Leheutre (1861-1932), Eau-forte, 1912, 215 x 160 mm, 56/60. Cette œuvre

est reproduite en annexe 9, p.15. Une liste indicative des gravures de la collection est donnée en annexe 8, p. 12-14.

111 « L’âge auquel a été faite cette première acquisition varie : 43 % d’entre eux avaient alors entre 20 et 30 ans »,

MOUREAU Nathalie, SAGOT-DUVAUROUX Dominique et VIDAL Marion, art.cité, p. 2.

30

Ce goût pour la gravure a ensuite été encouragé par un couple d’ami, Mr et Mme Aymard de Lasteyrie,

descendant de Charles Philibert de Lasteyrie113 qui crée en 1816 le premier atelier de lithographie à

Paris114. Ce couple de collectionneurs et amis les initie au goût des estampes et les encouragent à

développer leur première collection. Isabelle se souvient qu’ils les ont « beaucoup inspiré [s] et poussé [s] pour acheter des gravures115 ». L’oncle d’Isabelle, Charles de Watteville, les soutient

également dans leur démarche en leur offrant quelques numéros116.

Ainsi, la collection d’Isabelle et Jean-Conrad Lemaître commence, comme de nombreuses autres collections par un premier achat, avant l’âge de 30 ans — un multiple — grâce à l’intermédiaire d’un proche.

b. La bibliophilie

La bibliophile joue dans de nombreuses histoires de collectionneurs, un rôle central comme le prouve, entre autres, le récit de cette collectionneuse anonyme retranscrit par Mona Thomas :

La fillette passe beaucoup de temps dans les livres. Les livres d’images ont sa préférence. Son père, grand bibliophile, encourage le goût du livre d’images chez son enfant […]. Musée en puissance, le livre sera longtemps le support des images aimées117.

C’est aussi, en grande partie grâce aux beaux livres illustrés qu’Isabelle et Jean-Conrad sont entrés dans l’univers de la collection. L’oncle d’Isabelle, Charles de Watteville, est un jalon central dans les premiers instants de la collection, et notamment, dans le goût de la bibliophilie. Il offre au jeune couple un abonnement à une société de bibliophilie, la Société Du Livre Contemporain, qui édite de façon régulière des livres souvent accompagnés d’une gravure originale offerte aux adhérents de la société, en plus de l’ouvrage. Cette inscription est motivée par le désir de faire entrer dans la collection une gravure originale de Philippe Mohlitz118. Cette dernière accompagne la publication,

illustrée par les eaux-fortes oniriques et fantastiques du même artiste que le couple apprécie, en 1975 de l’ouvrage La Chanson du vieux marin de Coleridge (1798) de Samuel Taylor Coleridge119.

113 1759-1849

114 « LASTEYRIE Charles, Philibert de », Dictionnaire des imprimeurs-lithographes du XIXe siècle, Paris, École nationale

des chartes, disponible en ligne à l’adresse : http://elec.enc.sorbonne.fr/imprimeurs/node/22618 (dernière consultation le 22 avril 2016).

115 LEMAITRE Isabelle, entretiens, reproduits en annexe 36, p. 133-135.

116 Notamment, Monts des oliviers maggiore, Edgar Chahine (1874-1947), Eau-forte, vers 1925. Voir la liste des gravures

en annexe 8, p. 12-14.

117THOMAS Mona, Un art du secret : collectionneurs d’art contemporain en France, op.cit., p. 8-10. 118 Né en 1941.

31

Dans la lignée de la société de bibliophilie, dans les premières années de la collection à partir de 1975, le couple s’intéresse ensuite aux livres illustrées des années 1930 qu’il acquière de façon systématique à la libraire parisienne, spécialisée dans les beaux livres anciens, Jadis et Naguère120. Si

c’est Isabelle, qui travaille un temps dans la librairie en 1975 et 1976, qui donne l’impulsion des premières collections de livres illustrés, Jean-Conrad, ensuite, fait à l’époque preuve d’une volonté qu’elle qualifie de « très systématique121 » dans la construction des premiers ensembles. Le couple,

de façon générale, ne cesse depuis les années 1970 de collectionner les livres (les livres illustrés pour enfants, les livres érotiques, les catalogues d’expositions, etc.).

c. Comme la vidéo, la gravure.

La collection de gravure constitue la première véritable collection d’Isabelle et Jean-Conrad Lemaître. À partir de l’hiver 1973, après la première acquisition en octobre 1973, le couple se rend régulièrement le samedi matin quai Saint-Michel à la Galerie Michel122 pour y voir les nouveautés. Il

fréquente également la galerie de Paul Prouté123 et plus occasionnellement l’hôtel de ventes de

Drouot. Ces marchands vendent des gravures qui sont souvent issues de livres démontés ou de séries séparées. Le choix des jeunes collectionneurs se porte alors « souvent [sur] des paysages124 », des

vues de villes aussi et plus rarement des scènes avec des figures. Si à l’époque leurs choix sont systématiques pour les livres, concernant les gravures, « [ils choisissaient] comme maintenant pour les vidéos par goût personnel 125» sans forcément avoir le désir de constituer des ensembles (par

artistes, thèmes, recueils...).

Plusieurs lignes de force se dégagent de ce fonds qui compte environ soixante estampes126.

D’un point de vue technique, deux grands ensembles se détachent puisque la collection compte d’une part une majorité d’eaux-fortes (environ trente numéros) et de gravures sur bois d’autre part (une dizaine de numéros environ), et ce même si la technique précise de toutes les estampes n’a pas toujours pu être documentée.

Philippe MOHLITZ,Paris, Le livre Contemporain et les Bibliophiles Franco-Suisses, 1975.

120 Librairie Jadis et Naguère, 166, rue du Faubourg Saint-Honoré 75008 Paris, http://www.librairie-jadisetnaguere.com/. 121 LEMAITRE Isabelle, entretiens, reproduits en annexe 36, p. 133-135.

122 Galerie Michel, 17, Quai Saint-Michel, 75005 Paris.

123 Galerie Paul Prouté, 74 rue de Seine 75006 Paris, http://www.proute.fr/ 124 LEMAITRE Isabelle, entretiens, reproduits en annexe 36, p. 133-135. 125 Ibid.

32

Les xylographies127 datent en majorité de la fin du XIXe siècle ce qui correspond au renouveau

de cette technique dans la lignée des œuvres d’Auguste Lepère128.

Le couple acquiert ainsi un ensemble de gravures sur bois de cet artiste dont la plus grande partie provient d’un recueil sur la forêt de Fontainebleau129. Cet ensemble a pu être documenté grâce

à l’exposition De Paris à Barbizon, Auguste Lepère, 1849-1918 : estampes qui les présentaient130.

Ces scènes de vie, qui traduisent de façon pittoresque les figures incontournables et les habitudes sociales dans la forêt de Fontainebleau à l’époque, sont parmi les seules gravures avec des figures de la collection, les paysages et vues de ville étant en effet majoritaires. Parmi les autres ensembles importants, il faut noter une série de vues de Paris, issue d’un recueil d’Eugène Béjot131 sur la

capitale132. Ces eaux-fortes qui témoignent de l’évolution du paysage parisien traduisent également

du goût du couple pour le paysage urbain. Sans avoir eu l’objectif de rassembler l’ensemble des vingt eaux-fortes de cet album, ils en acquièrent pourtant huit133 entre janvier et juillet 1974 ce qui traduit,

déjà, une certaine approche compulsive de la collection. Les autres pièces de la collection de gravures constituent un ensemble hétéroclite, difficile à documenter, dans lequel les eaux-fortes représentants des paysages naturels ou urbains sont prédominants.

Cette première collection porte déjà en germe certains des attributs propres à la collection d’œuvres d’art vidéo. Il est possible d’y lire un goût déjà prononcé pour les espaces urbains et les paysages qui sont au cœur de nombreuses œuvres vidéo. Mais c’est avant tout dans la façon de vivre avec les œuvres que se trouvent les similitudes entre les deux médiums. Comme la vidéo, la gravure ne s’encadre généralement pas et ne s’accroche pas aux murs pour des raisons de conservations. Une vidéo, comme une gravure, se sort de son lieu de stockage pour être regardée pendant un moment. Collectionner de la gravure, comme de la vidéo, revêt un caractère intellectuel. C’est une collection qui se détourne radicalement des envies d’art décoratif et comme le rappelle Isabelle Lemaître « [ils n’ont] jamais fait d’achats décoratifs134 ».

127 « Xylographie : Technique de gravure sur bois, en relief, permettant l’impression d’une figure ou d’un texte dont tous

les caractères sont gravés sur la plaque et non mobiles », CNRTL, http://www.cnrtl.fr/definition/xylographie (dernière consultation le 1 juillet 2016).

128 FOSSIER François et MUSEE D’ORSAY, Auguste Lepère ou Le renouveau du bois gravé, [Exposition, Paris, Musée

d’Orsay, 23 juin-13 septembre 1992], Paris, Réunion des musées nationaux, 1992.

129 LEPERE Auguste, « La Forêt de Fontainebleau, l’été I », Revue illustrée, le 15 novembre 1888, Tome VI, publié par

M. Talmeyr.

130 MUSEE DE L’ÎLE-DE-FRANCE, De Paris à Barbizon, Auguste Lepère, 1849-1918 : estampes, [Exposition, Sceaux, Petit

château du Domaine de Sceaux, Musée de l’Île-de-France, 14 septembre-16 décembre 2012], Sceaux, Musée de l’Île-de- France, 2012.

131 1867-1931

132 BEJOT Eugène, Du 1er au XXe : les arrondissements de Paris, 20 eaux-fortes originales, Paris, Commandée par la Société de Propagation des Livres d’Art, 1903.

133 Certaines sont reproduites en annexe 9, p. 17-18.

33

À propos des similitudes entre le fait de collectionner de l’art vidéo et de la gravure, Isabelle de Maison Rouge évoque notamment, en s’inspirant des propos d’Isabelle et Jean-Conrad Lemaître, un même rapport aux œuvres, dans un temps déterminé :

L’amateur de vidéo ressemble au collectionneur d’estampes, qui sort les feuilles de ses cartons pour les contempler et les faire partager à ses amis. Le collectionneur choisi ainsi quelle vidéo il veut montrer à quelles personnes. Parce qu’elle n’est dévoilée qu’un certain temps (quand bien même elle serait en boucle), la vidéo se regarde avec attention et intensité, comme quand on dévoilait un retable au Moyen- âge135.

En définitive, les habitudes liées à la collection et la façon de construire un rapport intellectuel aux œuvres sont très proches chez les collectionneurs d’estampes et d’art vidéo. Une relation intime se construit entre l’œuvre et le collectionneur. Isabelle Lemaître souligne à cet égard que :

L’idée est que les deux [médiums] sont le propos d’une collection dans une sorte de discrétion ou de profondeur, les gravures on les sort des tiroirs pour les amateurs comme les vidéos136.

À propos des points communs entre la gravure et la vidéo, Isabelle Lemaître signale que finalement « les deux sont de la gravure137 » c’est-à-dire l’inscription d’une image sur une matrice.

Ces deux médiums sont enfin, l’un comme l’autre, des multiples, parfois tirés à de nombreux exemplaires, qui découlent d’une matrice originelle. Cette habitude, dès le début de leur collection, à acquérir des œuvres multiples explique probablement en partie la confiance qu’ils placent ensuite dans l’art vidéo, dont le caractère multiple et reproductible effraie tant de collectionneurs.

Cette première période parisienne est ainsi fondamentale dans la constitution de la collection, car elle pose déjà, les jalons d’un goût fort pour les œuvres multiples et pour le paysage, naturel ou urbain. Pourtant, c’est à New York à partir de 1977 que la peinture fait son apparition dans la collection et seulement à Madrid en 1983 que le couple commence à regarder l’art de son temps.

135DE MAISON ROUGE Isabelle, 10 clefs pour collectionner l’art contemporain, op.cit., p. 132. 136 LEMAITRE Isabelle, entretiens, reproduits en annexe 36, p. 133-135.

34