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Chapitre 2 : Approches thématiques de la collection d’art vidéo

2.1 Une collection internationale

2.1.4 Les frontières culturelles en Asie

L’acquisition d’œuvres d’artistes asiatiques figure parmi les évolutions récentes de la collection. Cette zone géographique est représentée par neuf artistes de trois nationalités différentes. Si tous ne sont pas concernés par les problématiques géopolitiques de la région, c’est aussi un sujet qui mobilise de nombreux artistes étrangers. Deux sujets majeurs semblent s’imposer dans cet ensemble : une réflexion sur la modernisation de la Chine d’un côté et, de l’autre, la séparation des deux Corée.

a. Traditions et modernité en Chine

Les mutations de la société chinoise – et de l’architecture dans sa lignée – est une problématique récurrente dans la collection. Une des premières œuvres acquises qui en témoigne est celle de Yang Fudong404, alors inconnu en Europe, Backyard : Hey ! Sun is Rising (2001)405. Ces mutations, entre

héritages traditionnel et communiste, et volonté de développement dans la société, sont centrales dans les recherches de l’artiste. Le film transféré en vidéo présente les pérégrinations de plusieurs jeunes hommes vêtus en Mao qui jouent, à la fois ironiquement et avec amusement, des scènes issues de l’iconographie traditionnelle (boire du thé, pratiquer les arts martiaux, marcher dans un parc…). Cette déambulation pleine d’humour à travers la ville moderne, accompagnée d’une musique traditionnelle, traduit la confusion de la jeune génération entre plusieurs identités chinoises qui se superposent. Cette cohabitation entre plusieurs strates temporelles dans un même pays trouve sa plus vive expression dans les modifications des villes dont le visage change de jours en jours. L’artiste chinois Zhenchen

403 DESANGES Guillaume, « So Long After Sunset And So Far From Dawn », Catalogue du 61e salon de Montrouge,

Montrouge, 2016.

404 Né en 1971.

405 Yang Fudong (né en 1971), Backyard : Hey ! Sun is Rising (2001), film 35 mm transféré sur Bétacam numérique, son,

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Liu, dans Under Construction (2007)406, traduit cette mutation effrénée des villes et notamment de

celle où il a grandi, Shanghai. Le développement de cette immense mégapole passe par la destruction des quartiers anciens et l’expropriation de ses habitants. Pour rendre compte de ces deux strates temporelles, il joue de la juxtaposition de prises de vue réelles et d’images d’animations. La destruction des quartiers anciens de Shanghai est alors visible et incarnée dans la ville nouvelle imaginée par les urbanistes. De cette ville natale qu’il ne reconnaît plus, l’artiste dit qu’elle « [lui] semble ne pas vouloir avoir d’histoire. [Il] n’y [voit] qu’une fébrile accélération vers la modernité407 ». Et c’est de cet entre-deux temporel, entre histoire et modernité, que rend compte le

collage d’architectures dans la vidéo.

L’exploration du territoire chinois et de ses évolutions est, enfin, faite de manière très concrète dans la vidéo de Christoph Rütimann408. Dans Handlauf Peking (2001)409, il reprend un principe qu’il

développe dans plusieurs pays : suivre les barrières et balustrades d’un pays avec sa caméra pour le parcourir. Incursion immersive et physique dans un paysage, le regard du spectateur est contraint de suivre la ligne droite sur laquelle il fait glisser sa caméra pendant son exploration, notamment, de la grande muraille de Chine. Le geste, performatif, impose à la caméra d’être toujours en mouvement et donne, visuellement, l’idée d’une fuite en avant. Ce dispositif filmique permet à la fois la neutralité du regard porté sur un territoire, et d’appréhender la complexité du paysage chinois, de la grande muraille, arpentée par les touristes, à la ville moderne.

En définitive, ces œuvres ont pour point commun en parallèle de partis pris esthétiques et techniques très divers, de rendre compte de la situation culturelle d’un pays, entre poids des héritages et course à la modernité, dont l’architecture se fait souvent le réceptacle.

406 Zhenchen Liu (né en 1976), Under Construction, 2007, Bétanumérique, projection vidéo, 10 minutes. Capture d’écran

de l’œuvre reproduite en annexe 13, p. 40.

407 LIU Zhenchen, conférence à l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs, Mercredi 19 mars 2008, http://www.arpla.fr/odnm/?page_id=4526 (dernière consultation 10 septembre 2016).

408 Né en 1955.

409 Christoph Rütimann (né en 1955), Handlauf Peking, 2001, 60 minutes, exemplaire 10 /20. Capture d’écran de l’œuvre

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b. La séparation des deux Corée

Le thème de la frontière – intellectuelle et physique – est présent dans la collection aussi bien au Moyen-Orient qu’en Asie, et, dans cette perspective, la frontière qui sépare la Corée du Nord de la Corée du Sud est une limite militaire et culturelle qui intéresse plusieurs artistes de la collection. Cette démarcation est physiquement matérialisée par une zone démilitarisée, la DMZ, qui sert de zone tampon entre les deux armées et qui est l’objet de nombreux fantasmes et légendes. L’artiste sud- coréenne Hayoun Kwon410 retravaille ces spéculations – d’autant plus fortes que très peu de

personnes peuvent se rendre dans cet endroit – dans la vidéo 498 Years (2014-2015)411. Le témoignage

d’un soldat sud-coréen se superpose à l’exploration visuelle, en images d’animation, de la zone démilitarisée qui sépare les deux Corée. Elle adopte le même principe que dans sa première vidéo

Manque de preuves et, ici, l’utilisation de l’animation 3D s’explique par son refus, et son

impossibilité, de mettre des images réelles sur un lieu qui, à la fois irréel et fantasmé, est présent dans tous les esprits.

L’œuvre de Mario Garcia Torres412, One Minute to act a Title : Kim Jong Il Favorite Movies

(2005)413, explore la frontière culturelle qui est supposée séparer la Corée du Nord du reste du monde

et qui, pourtant, s’effondre dans cette œuvre. L’artiste met en scène, de façon très simple, un groupe d’amis qui jouent à mimer les titres des films préférés de Kim Jong-Il, le dirigeant de Corée du Nord de 1994 à son décès en 2011. Étonnamment, ces films se révèlent tous être de grands classiques hollywoodiens (Le Parrain, Autant en emporte le vent…). Ces références sont, selon l’artiste, le fruit d’un long travail de documentation et, le moyen choisi pour en rendre compte, le mime, évoque tout à la fois la difficile recherche d’informations et la chape de plomb qui pèse sur la parole orale en Corée du Nord. Finalement, ces deux œuvres prennent le parti de ne pas mettre d’images sur cette frontière culturelle et militaire, mais de l’évoquer par des moyens détournés, comme pour dire, aussi, que les témoignages directs, oraux ou visuels, sont une chose rare.

Il apparaît ainsi que le caractère international de la collection se justifie tant du point de vue de la présence d’artistes de nombreuses nationalités différentes dans la collection que des thématiques abordées. Celles-ci, regroupées par aires géographiques, permettent de cerner des questionnements

410 Née en 1981.

411 Hayoun Kwon (née en 1981), 498 Years, 12 minutes, exemplaire 1/5. Capture d’écran de l’œuvre reproduite en annexe

14, p. 51.

412 Né en 1975.

413 Mario Garcia Torres (né en 1975), One Minute to act a Title : Kim Jong Il Favorite Movies, 2005, betacam, son, noir

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géopolitiques et sociaux forts. Si dans cette perspective, l’esthétique du film documentaire n’est jamais très loin, les artistes la subliment et la dépasse en donnant de ces grands questionnements politiques une approche plus quotidienne, personnelle et intérieure. Il convient enfin de pointer la différence fondamentale qui sépare le genre documentaire de l’art vidéo documentaire et de rappeler, comme l’écrivait Chantal Pontbriand dans le catalogue de l’exposition à La maison rouge, que :

Les vidéastes pointent des situations, de sorte que leur travail se rapproche de la fonction documentaire. Ils documentent le réel, mais davantage pour créer une ouverture, pour montrer une béance, pour laisser place à l’imaginaire de l’autre. Le documentaire classique relate les faits, dénonce une situation, montre ou démontre l’état des choses, l’état du monde. La vidéo d’art expose plus qu’elle ne démontre, plus qu’elle ne juge. À la limite, elle est brèche ouverte sur l’imaginaire, sur le possible414.

414 PONTBRIAND Chantal, « Vidéo Chaosmos », dans VAN ASSCHE Christine, Une vision du monde : la collection vidéo

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