• Aucun résultat trouvé

Chapitre III : L’évolution des politiques de développement régional

Carte 24 : La macrorégion du moyen Yangzi

III.3.2. La genèse de l’opposition littoral / intérieur

Avec les investissements des capitaux occidentaux et les transferts de technologies, la dynamique commerciale inter-macrorégionale traditionnellement assurée par le transport fluvial est renforcée dès 1842 lors de l’ouverture forcée des ports yangziens au commerce extérieur. L’implantation des entreprises étrangères dans les ports ouverts et l’intensification niveau de l’organisation du réseau de marché régional qu’au niveau de la structuration du système de villes et bourgs. Seuls les échanges intermacrorégionaux en quantité limitée imposés par l’État ou exercés par des guildes commerciales régionales peuvent s’effectuer grâce au transport fluvial entre les quatre plus grandes villes régionales : Nankin, Hangzhou, Wuhan et Chongqing.

330

JOHNSON Linda Cooke, op. cit., 310 pages.

331 Huishang désigne les marchands originaires de Huizhou (Anhui), qui sont particulièrement puissants dans les activités commerciales durant les dynasties des Ming et Qing. Entre les XVIe et XIXe siècles, le huishang occupe le statut social le plus illustre parmi tous les commerçants chinois. Plus de 70 % des adultes masculins du Huizhou exercent ces activités commerciales. Leur nombre, leurs capitaux, leurs branches de commerce et leur réseau de commerce les placent en tête des commerçants chinois. Leurs activités économiques s’étendent partout dans les zones urbaines comme dans les espaces ruraux. Les huishang commencent à décliner à la veille de la première guerre de l’Opium. ZHANG Haipeng et WANG Tinyuan, Huishang yanjiu [L’étude des commerçants de Huizhou], Hefei, Anhui renmin chubanshe, 1995, pp. 19-21.

193 des flux de personnes333 permettent le développement industriel et urbain. Dans le bassin du Yangzi, la mutation industrielle fortement vive dans les secteurs de la manufacture (notamment pour l’industrie textile, meunière et du tabac), du commerce et des services provoque l’afflux de plusieurs millions de personnes dans les villes et l’explosion de la population urbaine (cf. tableau 13). Le développement industriel accompagné de l’exploitation des mines et l’implantation du chemin de fer ont permis l’apparition de nouvelles villes minières comme Pinxiang (ville créée pour l’exploitation du charbon au Jiangxi) et Zhuzhou (point final de la grande artère ferroviaire transversale Hangzhou-Zhuzhou au Hunan). Les grandes villes régionales telles que Nankin, Wuhan et Chongqing ont connu un important élargissement de leur espace bâti afin d’accueillir plus de populations et d’industries (cf. tableau 13). Notamment, Shanghai, qui devient la ville commerciale la plus prospère du pays offre au bassin du Yangzi une force motrice pour le développement économique. Localisés le long du Yangzi, depuis le littoral vers l’intérieur, les ports ouverts conformément aux « traités inégaux » deviennent, dans la seconde moitié du XIXe siècle, les pôles de modernisation du pays. Suite à cette ouverture effectuée de façon graduelle, le commerce régional établi à partir de trois grandes villes dominantes macrorégionales (Shanghai, Hankou et Chongqing) a connu une importante intensification.

333

Les migrations provinciales dans le bassin du Yangzi pendant la Chine moderne sont compliquées par les bouleversements politiques, les guerres et le déplacement fréquent des commerçants. Selon une recherche sur la démographie historique de la Chine, toutes les provinces du bassin du Yangzi ont connu une alternance entre forte augmentation et baisse de la population durant cette période. Conséquence de l’urbanisation et l’industrialisation, l’exode rural notamment en matière de main-d’œuvre paysanne masculine s’engageant dans l’industrie urbaine a été identifié par Yang Zihui. Presque toutes les villes portuaires yangziennes ont eu une forte concentration d’habitants. En outre, les recherches de Yang montrent que les immigrants qui s’installent à Shanghai sont pour la plupart originaires du Jiangsu et du Zhejiang, les autres migrants viennent des régions du cours moyen et du cours supérieur du bassin du Yangzi et des régions côtières lointaines. Quant aux autres grandes villes comme Nankin, Hankou et Chongqing, il s’agit plutôt d’un mouvement migratoire intra-provincial. Pour les ports yangziens de moindre importance, leur population est très fortement perturbée par le déplacement des commerçants venant du delta du Yangzi. Sources : YANG Zihui, Zhongguo lidai renkou tongji ziliao yanjiu [Statistiques et l’évolution historique de la démographie en Chine], Pékin, Gaige chubanshe, 1996, p. 1355 ; ZHANG Zhongli et XIONG Yuezhi, op. cit., pp. 438-442.

194

Tableau 13 : L’évolution démographique et de l’espace bâti dans les villes riveraines yangziennes (1840-1930)

Ville

Population Espace bâti (km2)

1840 1906 1930 1840 1945 Shanghai 192 000 840 000 2 819 000 17 150 Zhenjiang 168 000 147 000 Nankin 700 000 522 000 Wuhu 137 000 136 000 Anqing 40 000 111 000 Hankou 20 000 1 770 000 1 574 000 6 35 Yichang 45 000 110 000 Shashi 80 000 190 000 Chongqing 60 000 600 000 624 000 4 7

Source : JIANG Tao, Zhongguo jindai renkoushi [Histoire de la démographie de la Chine moderne], Hangzhou, Zhejiang renmin chubanshe, 1993, p. 341.

Tableau 14 : L’évolution de l’organisation régionale du bassin du Yangzi (1843-1893)

Région Superficie (km2) 1843 1893 Nombre de villes et bourgs Densité (nombre de villes/km2) Population urbaine / population totale (%) Nombre de villes et bourgs Densité (nombre de villes/km2) Population urbaine / population totale (%) Nombre de grande ville (pop. ≥ 50 000) Delta du Yangzi 192 740 330 17,12 7,40 % 270 14,01 10,60 % 1 Moyen Yangzi 699 700 303 4,33 4,50 % 293 4,19 5,20 % 1 Haut Yangzi 423 950 170 4,01 4,10 % 202 4,76 4,70 % 1 Bassin du Yangzi 1 316 390 830 6,10 4,90 % 765 5,81 5,60 % 3

Source : SKINNER G.William, « Regional urbanisation in Nineteenth-Century China », in SKINNER G.William, dir., The City In Late Imperial China, Stanford, Stanford University Press, Stanford, California, 1977, pp. 236-245.

196

Chongqing

Par rapport aux autres grandes villes yangziennes, l’ouverture du port de Chongqing a été réalisée tardivement à partir de 1891. L’arrivée des bateaux à vapeur dans le port de Chaotian permet à cette ville de rompre avec la tradition de culture rurale et la bureaucratie impériale. À la veille du XXe siècle, les produits commerciaux occidentaux sont largement diffusés dans les marchés locaux du Sichuan via le port de Chongqing. À titre d’exemple, dès 1910, la société pétrolière et gazière américaine Exxon Mobil Corporation a écoulé son kérosène à Chongqing ; puis en 1913, elle a délocalisé des entrepôts à Chongqing et à Wanxian, et un siège régional servant au marché du bassin du Sichuan a été implanté à Chongqing la même année334. En 1912, la collecte des marchandises locales (thé, épice, plantes et substances médicamenteuses, etc.) pour le commerce extérieur par les entreprises étrangères d’exportation était principalement concentrée à l’intérieur du Sichuan ; avec l’intensification des échanges régionaux pendant les années 1920 et 1930, la zone de collecte des produits a été élargie jusqu’au Hubei, au Guizhou et au Yunnan335

. Chongqing contrôle alors presque tous les réseaux de marché des régions de la Chine du Sud-Ouest.

Hankou

Avec une localisation plus proche de l’embouchure du Yangzi et une ouverture décidée avant celle de Chongqing, le port de Hankou, dès 1846, s’est ouvert au commerce extérieur. La ligne de navigation fixe Shanghai-Hankou a été établie au début des années 1860 ; vers la fin des années 1870, via Hankou, les flottes commerciales étrangères peuvent remonter librement jusqu’à Yichang336. La diffusion de l’influence économique de Shanghai et la généralisation de la navigation en bateau à vapeur sur le Yangzi conduisent à l’interpénétration des zones commerciales yangziennes désormais contrôlées par Shanghai et le réseau commercial macrorégional du moyen Yangzi, traditionnellement centré sur Wuhan, se fragmente. Ainsi Wuhan, un port qui accueille principalement les marchandises en provenance du Hubei, du Hunan et du Jiangxi, devient-il brusquement un centre tributaire de Shanghai pour la collecte et la redistribution des marchandises d’importation et d’exportation de la Chine intérieure. Hankou devient le partenaire principal de Shanghai en matière de transbordement des produits commerciaux extérieurs. Les entrepôts de Hankou stockent

334 Chongqing gongshangyeshi [Les archives de l’histoire de l’industrie et du commerce de Chongqing], Chongqing, Chongqing chubanshe, pp. 94-95.

335 Ibid., p. 100.

336 PI Mingma, dir., Jindai Wuhan chengshishi [L’évolution de la ville de Wuhan à l’époque de la Chine moderne], Pékin, Zhongguo shehui kexue chubanshe, 1993, p. 18-20.

197 d’une part une grande quantité des marchandises industrielles importées par Shanghai ; et d’autre part, ils accueillent les produits locaux originaires de la Chine centrale et occidentale, destinés à l’exportation337

. Ensuite, avec le développement des transports terrestres, notamment grâce à l’achèvement des lignes ferroviaires à échelle nationale (Pékin-Hankou ; Wuchang-Canton), la ville de Hankou est communément désignée comme nœud de communication fluvial / terrestre. Cependant, au niveau du commerce régional du bassin du Yangzi, sous contrôle de Shanghai, Hankou conserve un statut de port-relais. Même si elle possède l’accès direct à la navigation hauturière (ligne Hankou-Shanghai-Hong Kong-Londres), les transactions bassin du Yangzi / pays étrangers par cette ligne sont exercées uniquement dans les ports de Shanghai, aucun contact direct entre Hankou et Londres n’a été établi338. Sans réelle communication avec le monde extérieur, le port de Hankou ne permet pas de construire un véritable point d’interface pour le commerce extérieur du moyen Yangzi. De plus, à partir du XXe siècle, le nouveau débouché terrestre vers l’Océan, la construction de lignes de chemin de fer comme celle de Zhegan (Hangzhou-Zhuzhou), qui passe à proximité de Changsha et Nanchang, et celle de Wuchang-Canton, qui passe par Changsha, a permis aux provinces du Hunan et du Jiangxi de ne plus autant dépendre du réseau de marché traditionnel régional, centré sur le port de Hankou. Par conséquent, l’intensification du commerce régional due au développement du transport fluvial et terrestre a permis de franchir la délimitation macrorégionale en accélérant l’intégration des activités économiques du moyen Yangzi dans la zone économique du delta du Yangzi ou celui du delta de la rivière des Perles. Avec l’affaiblissement de la force de cohésion régionale de Hankou, une implosion macrorégionale du moyen Yangzi se produit : Hunan et Jiangxi commencent à tenter de s’intégrer dans les zones d’influence de nouveaux pôles économiques régionaux puissants comme Shanghai et Canton.

Shanghai

Dans le delta du Yangzi, l’ouverture du port de Shanghai en 1842 lui a rapidement permis de remplacer Canton, pour devenir le plus important port pour le commerce extérieur du pays339. Vers l’Océan, la ligne maritime Shanghai-Hong Kong-Londres a été établie en 1846 ; et vers l’intérieur, le port de Shanghai possède des liens commerciaux avec la plupart des

337 ZHANG Zhongli et XIONG Yuezhi, op. cit., pp. 68-76.

338 MURPHEY Rhoads, Shanghai : Key to Modern China, Harvard U.P., 1953, pp. 232-239.

339 MAO Boke et ZHOU Yilin, Shanghaigang : cong qinglong dao waigaoqiao [L’évolution du port de Shanghai : de Qinglong à Waigaoqiao], Shanghai, Shanghai renmin chubanshe, 1991, p. 49.

198 villes chinoises ; son aire d’influence commerciale se fait sentir sur l’ensemble de la Chine littorale, le bassin du Yangzi et une grande partie de la Chine du Sud340.

Grâce à son ouverture, Shanghai, qui a dépassé Nankin en dominant le delta du Yangzi, devient le pôle économique de l’ensemble du bassin du Yangzi, avec pour conséquence un nouvel ordre spatial pour l’ensemble de la vallée. Après l’ouverture de 1842, avec l’intensification du commerce extérieur, un changement d’orientation des flux de capitaux et de marchandises se dessine : le commerce d’exportation et d’importation s’effectue principalement entre les régions littorales et les régions intérieures yangziennes en remplacement de l’ancien itinéraire vital des activités du transport de caoyun qui faisait traditionnellement le lien entre la Chine du Sud et la Chine du Nord ; dans le bassin du Yangzi, une nouvelle organisation des activités commerciales avec pour pivot les villes yangziennes voit le jour. Grâce au dynamisme du commerce régional accéléré par les activités d’exportation et d’importation, Shanghai a entretenu un fort lien avec toutes les villes portuaires yangziennes ouvertes en leur octroyant une importante fonction commerciale341. Par conséquent, à l’organisation spatiale macrorégionale reposant traditionnellement sur les marchés locaux se substitue un nouveau dispositif « port-hinterland » (gangkou-fudi)342, résultant du commerce portuaire du Yangzi. Ce nouvel ordre de l’organisation de l’espace est exercé par un double dispositif : d’une part, Shanghai devient le port dominant, en vertu de son rayonnement vers les autres grands ports provinciaux au bord du Yangzi, l’ensemble du bassin devenant son hinterland étendu ; d’autre part, à l’intérieur de chaque province, avec l’intensification des liens entre port et arrière-pays, un port yangzien majeur entretient étroitement des échanges commerciaux avec les marchés locaux.

340 WU Songdi, Zhongguo bainian jingji pintu : Gangkou chengshi jiqi fudi yu zhongguo xiandaihua [Atlas de l’économie séculaire de la Chine : villes portuaires, hinterlands et modernisation du pays], Qingdao, Shandong huabao chubanshe, 2006, p. 48.

341 Sous l’influence économique de Shanghai, les villes riveraines yangziennes ont développé une importante fonction en matière de commerce. Les statistiques douanières de 1936 montrent que 79 % des valeurs du commerce d’exportation des marchandises de la Chine réalisées par le transport fluvial ont été accomplies dans le bassin du Yangzi et 63 % pour le commerce d’importation. ZHANG Zhongli, Dongnan yanhai chengshi yu zhongguo jindaihua [Les villes côtières et la modernisation de la Chine], Shanghai, Shanghai renmin chubanshe, 1996, p. 59.

342 Terme chinois inventé par Dai Angang, professeur d’histoire de l’Université Fudan. DAI Angang, Gangkou chengshi fudi : Shanghai yu changjiang liuyu jingji guanxi de lishi kaocha [Port et hinterland : Étude sur l’évolution des liens entre Shanghai et le bassin du Yangzi], Shanghai, Fudan daxue chubanshe, 1998, 225 pages.