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Carte 13 : La délimitation du delta du Yangzi

II.2. Le bassin du Yangzi, un des berceaux de la civilisation chinoise

Bien que les premières traces d’activités humaines dans le bassin du Yangzi remontent jusqu’à deux millions d’années avant notre ère160

, la reconnaissance de la vallée du Yangzi en tant qu’un des berceaux de la civilisation chinoise ne se fait qu’à partir des années 1980. Pendant longtemps, la recherche archéologique sur la genèse de la civilisation chinoise a estimé que le bassin du fleuve Jaune était la source unique de l’expansion de la civilisation chinoise, du fait qu’il offrait à la Chine antique une civilisation agricole précoce et stable dans le temps. Aussi le fleuve Jaune était-il considéré comme l’unique foyer de diffusion de la civilisation chinoise161. Quant au restant des territoires chinois, depuis les temps anciens, ils étaient considérés comme des pays arriérés, divisés en quatre régions barbares (siyi) 162 , tributaires de l’influence de la civilisation du bassin du fleuve Jaune. Le bassin du Yangzi relevait des régions des « barbares du Sud » (nanman). Cette représentation du bassin a été mentionnée dans les Mémoires historiques (Shiji) de Si Maqian163 datés du Ier siècle av. J.-C. Selon lui, jusqu’à l’époque des Hans de l’Ouest (environ Ier

siècle av. J.-C.), le bassin du Yangzi demeurait une région stérile, les autochtones yangziens y étant considérés comme des barbares méridionaux164. Un autre ouvrage historique, le Miroir général pour aider le

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La découverte du site archéologique de Wushan en 1985 dans la municipalité de Chongqing a permis d’identifier l’homme de Wushan, qui est actuellement le plus ancien fossile d’Homo erectus trouvé en Chine. Les traces d’activités humaines y remontent jusqu’à deux millions d’années avant notre ère.

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LI Xuege, Tanxun huanghe wenming [Recherche sur la genèse de la civilisation du fleuve Jaune], Shanghai, Dongfang chubanshe, 2004, p. 18.

162 Dans l’antiquité chinoise, les « quatre barbares » (siyi) est l’appellation utilisée pour distinguer le peuple des Han et les peuples non han. Le bassin du fleuve Jaune, notamment la région du Zhongyuan (Henan aujourd’hui), se situe en plein milieu de l’Empire ; en dehors du bassin du fleuve Jaune, les autres territoires de la Chine sont divisés en quatre régions barbares : la région barbare de l’est (dongyi), la région barbare du sud (nanyi), la région barbare de l’ouest (xiyi) et la région barbare du nord (beiyi).

163 Les Mémoires historiques, ou Mémoires du Grand Historien (Shiji), ont été écrits entre 109 et 91 av. J.-C., par l’historien Si Maqian. Cet ouvrage couvre l’histoire chinoise de l’époque mythique de l’Empereur Jaune jusqu’à l’époque des Hans de l’Est, où a vécu son auteur. Première somme systématique de l’histoire de la Chine, il a exercé une influence importante sur l’historiographie chinoise postérieure. Dans le volume 129 du Siji Ŕ Huozhi liezhuan, Si Maqian indique qu’avec une production agricole de peu d’importance, le bassin du Yangzi était une région très dépeuplée, il n’y avait ni échange de biens, ni stratification sociale.

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Barbare (manyi) est une appellation qui s’applique à tous les peuples non han dans l’antiquité chinoise. Pendant l’époque des Printemps et des Automnes, elle désigne principalement les peuples qui s’installent dans l’est du Sichuan et dans le bassin du Hanshui (Hubei). Avec l’expansion territoriale du royaume des Chu, le périmètre de cette appellation de manyi s’étend au fur et à mesure vers la Chine méridionale. SI Maqian, Shiji [Mémoires historiques], tome 3, Pékin, Zhonghua shuju, 1982, pp. 112-136.

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gouvernement (Zizhitongjian)165 mentionne que le processus de civilisation du bassin du Yangzi a commencé dès l’époque des Trois Royaumes (220-265). C’est la diffusion de la civilisation du bassin du fleuve Jaune jusqu’à la vallée du Yangzi qui permet à ce dernier de se débarrasser de l’appellation péjorative de région barbare166. À partir de ces deux importants témoignages historiques, la civilisation primitive yangzienne a été identifiée comme une culture sans originalité propre, placée sous l’emprise de la civilisation du bassin du fleuve Jaune.

À partir du milieu du XXe siècle, une série de découvertes archéologiques permet de remettre en question la place du bassin du Yangzi dans la genèse de la civilisation chinoise. D’abord, les recherches sur les sites du Paléolithique ont permis la découverte de l’homme de Yuanmou167 dans le haut Yangzi, de l’homme de Yunxian168 dans le moyen Yangzi et des hommes de Tangshan169 et de Hexian170 dans le delta du Yangzi. Notamment, le squelette humain le plus ancien retrouvé dans le haut Yangzi, à savoir l’homme de Wushan171 (découvert dans le site archéologique de Wushan à Chongqing), a été identifié comme le fossile d’Homo erectus chinois le plus ancien qu’on ait trouvé jusqu’à présent.

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Le Zizhitongjian est un ouvrage de référence dû à l’historien chinois du XIe siècle Sima Guang. Il couvre la période allant de 403 av. J.-C. à 959 ap. J.-C., s’étalant sur 16 dynasties et 1363 ans, du début des Royaumes combattants jusqu’à la fin de la Période des Cinq Dynasties et des Dix Royaumes (avant le début de la dynastie Song).

166 SIMA Guang, annotation par HU Shansheng, Zizhitongjian Ŕ Weiji yi, [Miroir général pour aider le gouvernement], tome 70, Pékin, Zhonghua shuju, 2005, pp. 239-242.

167 C’est dans le village de Nabang du district de Yuanmou (Yunnan) que les archéologues ont exhumé en 1965 les fossiles de deux molaires supérieures de l’Homme de Yuanmou, qui a vécu il y a 1,7 million d’années avant notre ère.

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Vieux de 0,8 à 1 million d’années, le fossile de l’Homme de Yunxian a été découvert dans le district Yun du Hubei en 1975.

169 L’Homme de Tangshan, qui est un Homo erectus, a été découvert dans le district de Jiangning de la municipalité de Nankin (Jiangsu) en 1993. Il a vécu aux environs de 300 000 ans avant notre ère.

170 L’Homme de Hexian est un Homo erectus qui a vécu aux environs de 190 000 ans avant notre ère. Il a été exhumé en 1980 à Longtandong dans le district de He de l’Anhui.

171 En 1985, le professeur Huang Wanbo a découvert un squelette vieux de 2,04 millions d’années à Longgupo (près du site des Trois Gorges dans le bourg de Miaoyu relevant du district de Wushan à Chongqing). Il l’a nommé l’Homme de Wushan. Cette découverte a attiré l’attention du monde entier et confirme que le plus vieux berceau de l’humanité chinoise se trouve dans le haut Yangzi. Elle ébranle également la conviction des milieux archéologiques occidentaux pour ceux qui pensent que les premiers hommes venaient d’Afrique. Néanmoins, en ce qui concerne l’homme de Wushan, savoir s’il s’agit d’un homme ou d’un pithécanthrope paraît difficile à déterminer. En 2005, une équipe d’archéologues chinois et français a découvert un instrument de pierre datant de plus de 2 millions d’années et des traces de vie humaine au cours de l’étude conjointe sur les vestiges de Wushan. Cette découverte a permis de déterminer que l’homme de Wushan pourrait être apparu 300 000 ans avant l’homme de Yuanmou dans la province du Yunnan. Avant cette découverte, l’homme de Yuanmou, vieux de 1,7 million d’années, était considéré comme le premier homme de Chine depuis les années 1960.

93 Ensuite, dans le bassin du Yangzi, on peut identifier un peu partout des traces de campements et de foyers ayant appartenu aux hommes du Néolithique et de l’âge du bronze. Parmi tous les sites archéologiques du Néolithique que les archéologues ont fouillé pendant le XXe siècle dans la vallée, une dizaine d’entre eux ont une valeur précieuse et chacun dispose de son originalité culturelle et de caractéristiques particulières. Les découvertes successives des sites archéologiques de Liangzhu172, de Majiabang173, de Hemudu174 (Zhejiang), de Qujialing175 (Hubei), de Shijiahe176 (Hubei), de Daxi177 et de Sanxingdui178 (Sichuan), permettent de resituer la culture néolithique du Ba-Shu (Sichuan), du Jin-Chu (Hubei et Hunan) et du Wu-Yue (delta du Yangzi). Les analyses synthétiques de l’ensemble des anciens foyers culturels yangziens concluent que, grâce aux échanges établis par la navigation sur le Yangzi, ces anciens foyers ne se sont pas développés isolément et leur coexistence le long du Yangzi fait apparaître un ensemble de traits communs qui caractérisent l’état d’évolution de la société riveraine yangzienne179. Ces résultats aboutissent à une remise en cause de l’origine de la civilisation chinoise : existe-t-il une identité culturelle pour l’ensemble des foyers culturels yangzien ? L’évolution des foyers culturels yangziens est-elle dépendante de la civilisation du bassin du fleuve Jaune ?

Comparé au bassin du fleuve Jaune, qui est composé principalement de la plaine du Nord de la Chine, le bassin du Yangzi est parcouru de dépressions, de bassins, de plaines disloquées, de collines et de hautes montagnes. À une époque ancienne, où les moyens de déplacement étaient très rudimentaires, les mouvements des habitants yangziens à l’intérieur de la vallée

172 La culture de Liangzhu remonte à la période allant de 3 400 à 2 250 av. J.-C. Le site archéologique de Liangzhu se trouve dans la ville de Liangzhu (Hangzhou) du Zhejiang.

173 La culture de Majiabang est une culture du néolithique (5 000 à 4 000 av. J.-C.) qui tire son nom d’un des sites situé à Majiabang sur le territoire de la municipalité de Jiaxing (Zhejiang).

174 La culture de Hemudu est une culture néolithique ayant existé entre 5 000 et 4 000 av. J.-C. Les sites archéologiques s’étendent de la plaine du Sud de la baie de Hangzhou jusqu’à l’archipel de Zhoushan dans la province du Zhejiang.

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La culture de Qujialing est une culture néolithique yangzienne (environs 3 000 ans avant notre ère). Les sites archéologiques sont situés dans le Hubei, le Hunan, le sud du Henan et le nord du Jiangxi.

176 Le foyer culturel de Shijiahe est une culture néolithique apparue aux environs de 4 600 à 4 000 ans avant notre ère. Il tire son nom du district Shihe à Tianmen au Hubei.

177 La culture de Daxi est une culture ayant existé entre 5 000 et 3 000 av. J.-C. Les sites archéologiques englobent l’est du Sichuan et les plaines des deux lacs.

178 Les sites archéologiques de Sanxingdui se trouvent à Guanghan au Sichuan. Ils sont identifiés en tant que foyers culturels de l’âge du bronze, datés d’environ 2 800 à 800 avant notre ère. Les foyers culturels de Sanxingdui occupent une place particulière dans les recherches archéologiques et l’identification de la civilisation du bassin du Yangzi, puisque cette culture enregistre un important mouvement migratoire du peuple Xia qui se déplace depuis le moyen Yangzi, via les Trois Gorges, pour conquérir la plaine de Chengdu et l’ouest du Sichuan. L’expansion du foyer culturel de Sanxingdui témoigne d’une coexistence de la civilisation yangzienne et de celle du bassin du fleuve Jaune. Source : LIU Binfu, Sanxingdui zuozheng : Huanghe wenming yu changjiang wenming gongsheng hudong [Témoignage de Sanxingdui : la coexistence de la civilisation yangzienne et celle du bassin du fleuve Jaune], Zhonghua wenhua yanjiu tongxun, no. 1, 2004, pp. 12-17.

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LI Xueqin et XU Jijun, Changjiang wenhuashi [Histoire de la culture yangzienne], Nanchang, Jiangxi jiaoyu chubanshe, 1995, pp. 68-74.

94 étaient strictement limités, les différents foyers culturels yangziens restaient à l’écart les uns des autres. Le réseau fluvial yangzien est le seul moyen permettant de faire communiquer et s’interpénétrer progressivement les différents foyers culturels yangziens. Ainsi, avant d’être baignée par la civilisation du fleuve Jaune, la civilisation yangzienne a connu une évolution beaucoup plus discrète et moins florissante que celle du fleuve Jaune. C’est à travers les recherches archéologiques basées sur l’étude de l’apprentissage, l’appropriation et la maîtrise du fleuve par les anciens habitants yangziens que nous pouvons identifier une civilisation originelle et progressive propre au bassin du Yangzi.

En croisant leur champ de recherche spécifique, les archéologues ont constaté que les modes de production agricole, artisanale, ainsi que les techniques de pêche, de chasse, d’élevage des différents foyers néolithiques yangziens, se sont mêlés les uns aux autres180

. À titre d’exemple, la porcelaine blanche est un artisanat produit généralement par les foyers culturels du delta du Yangzi, notamment celui de Majiabang. Son apparition dans le foyer culturel de Daxi (situé dans le haut Yangzi) permet d’identifier un véritable échange culturel entre les foyers du bas et du haut Yangzi, à l’époque Néolithique. Si la production artisanale du bas Yangzi peut remonter jusqu’au haut Yangzi par le fleuve, la culture de Daxi a probablement été nourrie de la sorte par la culture de Majiabang. Ainsi les archéologues ont-ils découvert des traits culturels communs et une assimilation de mode de vie entre les différents foyers yangziens, ce qui prouve que, dès le Néolithique, les premiers habitants du bassin ont déjà appris à naviguer sur le Yangzi, et ont cherché à communiquer à diffuser et échanger leurs cultures.

Les recherches archéologiques des années 1980 sur la vallée du Yangzi démontrent que non seulement au niveau du mode de production agricole et artisanale, du transport fluvial et de l’habitat sédentaire, mais aussi au plan technique, intellectuel, politique, moral, les anciens foyers culturels yangziens sont arrivés peu à peu à maturité181. Notamment, la transformation de ces foyers culturels en sociétés civilisées est un fait historique et social qui permet d’identifier une civilisation propre au bassin du Yangzi. Les scientifiques affirment que la civilisation yangzienne fait partie des principaux courants de la civilisation chinoise182.

180 YE Zhongshu, Changjiang wenmingshi [Histoire de la civilisation yangzienne], Shanghai, Shanghai jiaoyu chubanshe, 2001, pp. 1-29.

181 Ibid, pp. 9-29.

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Après maints débats, une hypothèse portant sur la genèse de la civilisation chinoise a été retenue par les scientifiques, qui consiste à considérer que celle-ci est issue de trois civilisations régionales, à savoir la civilisation du fleuve Jaune, la civilisation du bassin du Yangzi et la civilisation des steppes du Nord. Géographiquement, c’est la civilisation du bassin du Yangzi qui représente la civilisation de la Chine méridionale. Source : PAN Zhaodong, Zhonghua wenhua daxi bijiao yanjiu : caoyuan wenhua dui zhonghua

95 Aujourd’hui, des hypothèses avancées par les archéologues et historiens reconnaissent que la genèse de la civilisation chinoise est plurielle183. Cette civilisation tire son origine de l’évolution historique du bassin du Yangzi comme celle du fleuve Jaune. L’idée d’une « genèse unique » de la civilisation chinoise avec pour unique point de départ le bassin du fleuve Jaune, idée enracinée dans la connaissance chinoise depuis l’époque de Si Maqian (Han de l’Ouest), a enfin été reconsidérée, elle est remplacée par la doctrine dite de la « genèse multipolaire », laquelle valorise l’autonomie de développement de la civilisation yangzienne.