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Carte 13 : La délimitation du delta du Yangzi

II.3. La métamorphose du bassin : de la civilisation agricole à la civilisation industrielle

II.3.2. L’émergence de « germes du capitalisme » dans le bassin du Yangzi

Selon Statistiques historiques sur l’enregistrement de la résidence la répartition des terres

et les impôts fonciers de la Chine impériale (document officiel historique), entre 1627 et 1644,

45 % des ressources des impôts financiers nationaux ont été perçus dans les provinces du Zhilu du Sud (Jiangsu), du Zhejiang et du Jiangxi201. Cela démontre la puissance économique incontournable du bassin du Yangzi. Durant les dynasties des Ming et Qing, compte tenu de l’importance de la production des régions deltaïques yangziennes dans l’économie nationale, la dignité de haut fonctionnaire est systématiquement attribuée à des personnes non originaires du delta du Yangzi. Tout au long de l’époque de la fin de la Chine impériale202, le bassin du Yangzi est le poumon économique du plus grand pays agricole du monde. Non seulement les impôts perçus par l’autorité centrale et les collectes venant grossir les trésors de la famille impériale proviennent principalement des régions yangziennes, mais les marchandises destinées à alimenter le commerce extérieur procèdent aussi majoritairement du delta du Yangzi. Selon les historiens chinois, cette puissance économique yangzienne n’est pas simplement le résultat d’une évolution progressive de l’économie agricole traditionnelle ; elle est par ailleurs le résultat d’un nouveau rapport de production relevant des caractéristiques du capitalisme, qui est apparu dans l’économie marchande dans le bassin dès le VIIe siècle203. L’apparition de ce nouveau régime économique dans le bassin du Yangzi est considérée aujourd’hui comme un des facteurs les plus considérables qui ont conduit la vallée du Yangzi à figurer comme cœur-région économique le plus prospère de la Chine impériale204.

Dès la dynastie des Sui, le bassin du Yangzi commence à afficher un pouvoir économique prometteur. Avec le développement du transport fluvial, la production agricole des cours supérieur, moyen et inférieur du bassin est concentrée à Yangzhou. Ce port fluvial / maritime majeur de la Chine impériale des VIIe-IXe siècles voit circuler, d’une part, les marchandises

201 LIANG Fanzhong, Zhongguo lidai hukou, tiandi, tianfu tongji [Statistiques historiques sur l’enregistrement de la résidence, la répartition des terres et les impôts fonciers de la Chine impériale], Shanghai, Shanghai renmin chubanshe, 1980, 558 pages.

202 Selon le professeur Yang Nianqun (Institut de la recherche sur l’histoire de la dynastie des Qing de l’Université du peuple de la Chine), la période de la fin de la Chine impériale (late imperial China) regroupe l’histoire du XIXe siècle de la Chine. Dans l’ouvrage The City in Late Imperial China de SKINNER G. William (dir.), ou Cities of Jiangnan in Late Imperial China de JOHNSON Linda Cooke (dir.), l’époque de « la fin de la Chine impériale » a été considérée comme une période allant de la fin de la dynastie des Ming (XVIIe siècle) jusqu’à la fin du XIXe siècle.

203 WANG Shoujia, Fengjian moshi de chendian yu mengya [Les sédiments et les germes de l’Empire chinois], Shanghai, Shanghai renmin chubanshe, 1990, pp. 19-45.

103 du caoyun205, qui, en grande partie, sont transportées par la voie du Grand Canal pour approvisionner le nord du pays, lieu de résidence des souverains impériaux ; et, d’autre part, sert à l’acheminement des produits agricoles yangziens excédentaires destinés au commerce extérieur206. Cette double activité économique reposant sur le transport fluvial est à la fois une cause et une conséquence de la diversification des activités agricoles yangziennes.

Au VIIe siècle, l’essor de l’économie agricole permet à une partie des paysans d’abandonner leurs activités agricoles pour se diriger dorénavant vers les métiers artisanaux et commerciaux207. Cette diversification des activités de production dessine une nouvelle scène économique dans la vallée du Yangzi, plus florissante que celle du bassin du fleuve Jaune. Pendant la dynastie des Tang, au-delà de la richesse de sa production agricole, la vallée du Yangzi s’est illustrée par son abondante production artisanale dans les domaines de la filature, de la porcelaine et de la production navale ; le bassin est de plus particulièrement réputé pour son savoir-faire de pointe en matière de xylographie, de la fabrication de papier et de la saliculture. L’effet direct de la prospérité agricole et artisanale est à l’origine de l’intensification des activités commerciales qui vient impulser une dynamique propice au développement de marchés locaux dans la vallée. Dès les Tang, le marché temporaire (caoshi) est spontanément apparu dans le moyen Yangzi208. Les marchés locaux yangziens sont spécialisés dans des domaines variés : coton et soie pour les marchés du bas Yangzi, riz et thé pour le moyen et le bas Yangzi, industrie minière et saliculture pour le haut Yangzi209.

Le développement économique du bassin du Yangzi, a été particulièrement remarquable sous les Song, du XIe au XIIe siècles. L’empire des Song est le premier régime impérial qui ait autorisé et vulgarisé l’économie marchande (shangpin jingji) en Chine210

. Grâce à la réforme économique qui encourage le libre échange, les marchés du soir (yeshi) et les marchés

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Caoyun désigne le système d’acheminement des biens en nature que constituent les tributs versés par les provinces à l’empereur ou à ses armées. Dans les temps anciens, en effet, l’empereur imposait les provinces soumises à son autorité, sous forme de taxes agricoles principalement ; ainsi le caoyun permettait-il de transporter les céréales (en tant que taxe agricole), par des voies terrestres, fluviales ou maritimes, vers la capitale ou les camps militaires. Ce système englobait par ailleurs une série d’activités, telles que la création de canaux, la fabrication de navires, la perception des impôts, etc… L’apparition du caoyun date du début de l’empire Qin. Dès lors, le bassin du Yangzi s’inscrit dans la sphère d’activité du caoyun. À partir du VIIe siècle, la création du Grand Canal et les travaux d’entretien consécutifs permettent de créer la plus importante artère de transport fluvial nord / sud du pays. Au sens strict, le caoyun désigne uniquement les activités de transport des céréales vers la capitale en s’appuyant sur le Grand Canal.

206 JOHNSON Linda Cooke, Cities of Jiangnan in Late Imperial China, New York, State University of New York Press, 1993, pp. 117-149.

207 JI Ruxun, Zhongguo shougongye jianshi [L’histoire des métiers artisanaux chinois], Pékin, Dandai zhongguo chubanshe, 1998, pp. 127-142.

208 Ibid., pp. 148-156.

209 La demande croissante de sel en Chine centrale stimule l’industrie minière du Sichuan. Ibid., pp. 148-156.

210

QI Xia, Songdai jingjishi [L’histoire de l’économie de la dynastie des Song], Shanghai, Shanghai renmin chubanshe, 1988, pp. 99-116.

104 temporaires (caoshi) ont été généralisés dans la vallée du Yangzi211. La commercialisation de produits agricoles et artisanaux et l’intensification de la circulation des marchandises bénéficient des progrès technologiques amorcés dès le Xe siècle, qui ont conduit à d’importantes évolutions dans l’organisation de la production économique et de la structure sociale de la vallée du Yangzi. Aux alentours du XIIe siècle, il émerge tout d’abord dans les régions deltaïques, un nouveau rapport de production qui modifie le système d’emploi traditionnel. Ce lien nommé par les chercheurs chinois les « germes du capitalisme au sein de la production et de la structure sociale de l’Empire chinois » (zhongguo fengjian shehui zhidu

neibu de ziben zhuyi mengya) est l’amorce d’un nouveau régime économique relevant du

capitalisme, dans lequel les moyens de production sont propriété privée212.

Avec ces germes du capitalisme, le développement de l’économie marchande dans le bassin du Yangzi entraîne un bouleversement important du mode de gestion de l’économie agricole. Dans les campagnes, la commercialisation des produits agricoles permet une diversification de l’« économie familiale et autarcique » (xiaonong jingji)213

. La dissociation de la propriété du capital et du travail permet, d’une part, l’émergence d’une catégorie de propriétaires fonciers managériaux214 et de paysans aisés ; d’autre part, la mise à disposition d’une main-d’œuvre libérées des activités agricoles, et qui peut être considérée comme appartenant à la catégorie des salariés. Dans le bassin du Yangzi, de nouvelles relations de travail relevant de l’économie capitaliste sont apparues en premier lieu dans le métier de la filature cotonnière du Jiangnan215, où le métier à tisser devient la principale activité des paysans-artisans. À titre d’exemple, au XVIIe

siècle, environ la moitié des habitants de Suzhou et de Songjiang sont salariés et exercent une activité liée à la filature textile216. Souvent, ces tisserands sont

211 Ibid., pp. 211-214.

212 TIAN Jujian et SONG Yuanqiang, Zhongguo zibenzhuyi mengya [Les germes du capitalisme en Chine], Chengdu, Bashu Chubanshe, 1987, pp. 56-91.

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L’« économie naturelle », appelée aussi économie de la paysannerie (xiaonong jingji), est un terme défini par les économistes chinois en vue de décrire un régime économique où la concurrence du marché est moins intensive et la force productive est moindre que sous une véritable économie de marché. Sous la forme de la propriété privative, cette économique naturelle (xiaonong jingji) se retrouve dans la société primitive féodale et la Chine impériale et se prolonge jusqu’au début de la société capitaliste des années 1920.

214 Les propriétaires fonciers managériaux (jingying dizhu) désignent les propriétaires fonciers qui ne louaient pas leurs terres aux paysans, mais qui participaient directement au commerce et à la gestion foncière. C’est donc une commercialisation productive qui fonctionne non pas en autarcie, mais en vue de gagner des parts de marché.

215 Le Jiangnan, désigne littéralement les régions qui se situent au sud du Yangzi. Cette appellation tire son origine de la dynastie des Tang. À cette époque, ce mot désigne l’ensemble des régions au sud du Yangzi englobant le Jiangsu, le Jiangxi, l’Anhui et le Zhejiang. Cette délimitation est conservée pendant plus de 1 000 ans. Dès le début de la dynastie des Qing, « Jiangnan » est devenu le nom d’une province qui correspond aujourd’hui aux provinces de l’Anhui et le Jiangsu. Aujourd’hui, le Jiangnan est considéré comme l’ensemble des régions économiques au sens large du delta du Yangzi. Il apparaît aussi régulièrement dans la langue chinoise courante pour désigner les régions deltaïques situées au sud du Yangzi en distinguant les régions « Jiangbei » ou « Subei » (le nord du Jiangsu).

105 employés par les grands ateliers artisanaux relevant de l’État ou ceux gérés privativement. Un peu plus tard, ce type de relation de production peut aussi être constaté dans les activités salicoles du Sichuan.

Ce rapport de production capitaliste se poursuivit jusqu’au début du XIXe siècle. Néanmoins, l’effet cumulatif de ces « germes du capitalisme » était homogène et ne résidait principalement que dans des métiers limités (artisanat, sériciculture, saliculture, etc.). Rejetés par les souverains impériaux qui veulent conserver leur pouvoir suprême et centralisé, le développement de ces « germes du capitalisme » pendant l’époque de la fin de la Chine impériale était un phénomène isolée et marginal, sous contrôle du régime économique agricole traditionnel.

Aujourd’hui, les historiens chinois estiment que l’apparition des « germes du capitalisme » dans le bassin du Yangzi est aussi ancienne que pour les régions méditerranéennes217 ; cependant, du fait de l’absence dans la vallée du Yangzi, d’une période historique semblable à la Renaissance européenne (renouveau dans les arts, la littérature, les sciences, les modes de diffusion de l’information, remise à l’honneur de la culture antique, les échanges commerciaux et changements de représentation du monde218), les « germes du capitalisme » observables dans le bassin du Yangzi entre les XIIe et XVIIIe siècles sont fragiles et se développent de façon très isolée. Notamment, les courants principaux de la pensée et de la mentalité chinoise pendant l’époque de la fin de la Chine impériale (la tradition confucéenne, le despotisme oriental) freinent l’extension et la diffusion du capitalisme dans ce pays. Malgré tout, les « germes du capitalisme », qui prennent leur source dans le delta du Yangzi, ont ouvert une nouvelle voie de développement dans ces régions deltaïques yangziennes où s’amorce une économie marchande épanouissante. Pour les empereurs qui installent leur siège politique dans le Nord du pays, afin de consolider leur pouvoir centralisé, il est nécessaire de valoriser les intérêts économiques du bassin du Yangzi, mais aussi de tenir compte de la menace d’émancipation que peut faire craindre cette puissance économique régionale yangzienne. Pour cette dernière raison, le développement du capitalisme dans le bassin du Yangzi est placé sous étroite surveillance et, parce qu’il pourrait perturber l’économie agricole traditionnelle et autarcique, des politiques venant interdire le commerce extérieur

217 WANG Shoujia, op. cit., pp. 210-222.

218

Définition de la période de la Renaissance par l’historien René Rémond. Source : REMOND René, Introduction à l’histoire de notre temps, Paris, Le Seuil, 1974, 293 pages.

106 sont initiées par les souverains Ming, puis suivies par de terribles procès littéraires (wenziyu)219 sous les Qing220.

Au milieu du XIXe siècle, renforcé par les puissances étrangères, le capitalisme embryonnaire de la Chine littorale entraîne l’effritement de la structure économique duale entre nord (bassin du fleuve Jaune) et sud (bassin du Yangzi et delta de la rivière des Perles) du pays, laquelle se maintenait depuis les dynasties du Sud et du Nord (420-589). La nouvelle configuration économique qui se met en place progressivement entraîne un dualisme autre, avec une économie littorale qui devance de plus en plus l’économie de l’intérieur du pays.