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1.3 UTILITÉS VERSUS CAPACITÉS

1.3.1 LA BASE D’INFORMATION

L’objectif de la pensée utilitariste se définit par la maximisation des utilités individuelles, soit la plus grande somme de bonheur totalisé. Ces éléments forment la base d’informations de la pensée utilitariste. Si nous considérons ici la base d’informations, c’est qu’elle est le fondement même de toute démarche de comparaison et d’évaluation : "la base d’information est l’ensemble des informations dont il est nécessaire de disposer pour formuler un jugement conforme à la démarche d’évaluation, mais aussi, et ce n’est pas moins important, l’ensemble des informations exclues de l’évaluation directe." [SEN, 2000a]67

Fondé au XIXe siècle par Jeremy Bentham, le courant de pensée utilitariste part du postulat selon lequel le bonheur est la seule chose désirable comme fin68. Repris et développé par la suite par John Stuart Mill, ce courant de pensée fonde sa théorie morale sur deux notions : le plaisir et l’absence de douleur : "Par "bonheur" on entend le plaisir et l’absence de douleur ; par "malheur" (unhappiness), la douleur et la privation de plaisir. Aussi le plaisir et l’absence de douleur sont-elles les seules choses désirables comme fins et toutes les choses désirables sont désirables, soit pour le plaisir qu’elles donnent elles-mêmes, soit comme des moyens de procurer le plaisir et d’éviter la douleur." [MILL, 1861]69

67 SEN Amartya [2000a], op. cit., p. 65

68 MILL John Stuart [1988], L’utilitarisme, Flammarion, Paris, p.48 69 Ibid. p. 49

Pour J. S. Mill, les notions de plaisir et d’absence de douleur ne sont pas l’expression de la pure sensation ; ce qui ferait de l’utilitarisme une approche purement intuitionniste. Les notions de plaisir et d’absence de douleur sont considérées, dans la tradition épicurienne comme l’expression de l’intelligence, de la sensibilité (feelings), de l’imagination et des sentiments moraux70. Elles relèvent par conséquent de la compétence de la raison (rational faculty) et peuvent être définies en fonction de l’utilité qu’elles procurent. Le plaisir et l’absence de douleur peuvent dès lors être considérés comme des valeurs bonnes.

"La doctrine qui donne comme fondement à la morale l’utilité ou le principe du plus grand bonheur, affirme que les actions sont bonne (right) ou sont mauvaises (wrong) dans la mesure où elles tendent à accroître le bonheur, ou à produire le contraire du bonheur." [MILL, 1861]71

Traditionnellement, l'utilité est définie par la satisfaction du désir ou par le plaisir. L’utilité constitue alors une unité de mesure permettant de procéder à des évaluations (mesure cardinale de l’utilité)72, comme le démontre la fameuse "arithmétique des plaisirs" établie par J. Bentham. Ce dernier stipule ainsi qu’une quantité de plaisir équivaut à une même quantité de bonheur73. Ces éléments forment la base d’information de l’évaluation du bien-être. Comme le rappelle A. Sen, l’utilitarisme consiste donc à "prendre en compte le bien-être de chaque individu, bien-être considéré avant tout comme une caractéristique mentale, c'est-à-dire en relation avec le plaisir ou le bonheur qui en résulte." [SEN, 2000a]74

Peut-on pour autant considérer que la pensée utilitariste vise le bonheur de tout un chacun ? A savoir, peut-on concilier l’idée d’un bonheur collectif – diverses conceptions raisonnables d’une vie bonne - à celle de la multiplicité des plaisirs individuels – conceptions particulières de la réalisation de soi ? Sur ce point, J. S. Mill s’oppose à J. Bentham. Il estime en effet qu’il faut distinguer les plaisirs du bonheur car, selon lui, les premiers sont relatifs, alors que le second est absolu. Quand bien même les plaisirs créent de la satisfaction, celle-ci dépend en fin de compte des préférences des individus. Or, ces préférences varient selon les êtres humains, leur niveau de connaissance et leur intelligence. Aussi, J. S. Mill qualifie-t-il les plaisirs et la douleur comme non homogènes et par conséquent non mesurables. Il

70 Ibid., p. 51 71 Ibid., pp. 48-49

72 En théorie économique, le concept d’utilité au sens traditionnel a été abandonné car il ne joue aucun rôle

essentiel dans l’explication du comportement économique. L’utilité apparaîtra par la suite comme un moyen de représenter les choix des agents économiques et non comme une mesure de la satisfaction.

73 BONCOEUR Jean, THOUEMENT Hervé [1994], Histoire des idées économiques, tome 2, Circa, éd. Nathan,

France, p. 31

incombe par conséquent aux hommes compétents seuls d’en apprécier le quantum.

Ce constat amène dès lors J. S. Mill à considérer l’idéal utilitariste, non comme le bonheur personnel, mais comme le bonheur général, soit la plus grande somme de bonheur totalisé qui constitue un bien homogène mesurable. "Le principe du plus grand bonheur […], la fin dernière par rapport à laquelle et pour laquelle toutes les autres choses sont désirables est une existence aussi exempte que possible de douleurs, aussi riche que possible en jouissance, envisagées du double point de vue de la quantité et de la qualité ; et la pierre de touche de la qualité, la règle qui permet de l’apprécier en l’opposant à la quantité, c’est la préférence affirmée par les hommes qui, en raison des occasions fournies par leur expérience, en raison aussi de leur habitude qu’ils ont de la prise de conscience et de l’introspection sont le mieux pourvus de moyens de comparaison." [MILL, 1861]75

La base d’informations telle qu’elle est définie par la pensée utilitariste soulève deux problèmes. Le premier concerne la logique d’agrégation sur laquelle repose l’idéal utilitariste de la plus grande somme de bonheur totalisé. En effet, le principe d’agrégation des plaisirs occulte la question relative à la distribution réelle des utilités entre les personnes. Ce principe met ainsi en question l’utilitarisme en tant que théorie normative de la justice. C’est ce que nous verrons au chapitre suivant. Le second problème porte sur le conséquentialisme propre à l’utilitarisme. Cette critique, relayée par A. Sen, touche le principe de juger tout choix individuel par la somme des utilités qu’il engendre. Autrement dit, "[…] tous les choix (choix des actions, des règles, des institutions, etc.) doivent être jugés selon leurs conséquences, c’est-à-dire en fonction des résultats qu’ils délivrent." [SEN, 2000a]76 Si l’on admet aisément que dans toute appréciation d’une situation sociale, il est nécessaire de porter attention aux résultats, il n’est pas pour autant acceptable d’exclure en retour la prise en considération de toute autre donnée.

Ainsi, A. Sen avance au moins deux arguments qui donnent raison de ne pas se ranger du côté d’un conséquentialisme pur. Le premier argument concerne le calcul de l’utilité. Dans la théorie contemporaine du choix, la notion d’utilité s’identifie à la représentation numérique du choix d’une personne. Le choix individuel vise la maximisation du bien-être. Or, la notion de bien-être individuel pose problème puisqu’elle "[…] est susceptible de varier en fonction d’un conditionnement mental ou

75 Ibid., p. 57 76 Ibid., p. 67

d’attitudes adaptatives." [SEN, 2000a]77 Autrement dit, la même somme d’utilités ne procure pas la même somme de bonheur pour chacun. Par conséquent, en s’attachant uniquement aux conséquences du choix individuel, l’utilitarisme occulte la question des capacités des individus à transformer une quantité de biens (utilité) en libertés (bien-être, etc.). Cette critique sera développée au chapitre 1.3.3.

La seconde critique avancée par A. Sen eu égard au conséquentialisme concerne la limitation aux seuls intérêts individuels. La vision utilitariste porte en effet toute son attention sur les avantages personnels que procure la détention d’un certain montant de biens tels que le revenu, les droits ou les libertés. Or, pour ce qui concerne l’accès aux doits et aux libertés, la mesure ne s’apprécie pas uniquement en termes d’avantages personnels d’un individu : "Au sens politique, la proclamation de principe de la liberté ne se limite pas à savoir si l’avantage personnel des détenteurs des droits est amélioré par la jouissance de ces droits. Il est nécessaire de prendre en compte – aussi – l’intérêt d’autrui (il y a des connexions entre les libertés des uns et des autres) et, par ailleurs, de reconnaître que la violation des libertés est une transgression à laquelle nous avons raison de résister, comme étant mauvaise en soi." [SEN, 2000a]78 Nous aborderons plus largement ce point au chapitre 1.5.