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1.3 UTILITÉS VERSUS CAPACITÉS

1.3.2 L’UTILITARISME ET LA JUSTICE SOCIALE

En tant que théorie morale, l’utilitarisme pose la question de la justice sociale. Selon l’idéal utilitariste, ce sont les notions de plaisir et d’absence de douleurs qui déterminent le bien. Cela signifie autrement dit que le bien est défini indépendamment des principes de justice et que ce bien définit la justice comme la maximisation du bien-être79.

Selon la doctrine utilitariste classique, la maximisation du bien-être correspond à la somme totale des espérances d’utilité des individus. Pour obtenir cette somme, on pondère chaque espérance – satisfactions totales présentes et à venir - par le nombre de personnes dans la position correspondante et on les additionne. Selon cette logique, si la population dans la société double, toutes choses égales par ailleurs, l’utilité totale est alors deux fois plus élevée. A la doctrine utilitariste dite classique a été préféré par la suite le principe d’utilité moyenne qui conduit la société à maximiser non pas l’utilité totale mais l’utilité moyenne (per capita). Selon

77 Ibid., p. 71 78 Ibid., p. 73

79 SCHEFFLER Samuel [2001], Boundaries and Allegiances. Problems of justice and Responsibility in Liberal

la vision utilitariste marginaliste, les institutions sont alors établies de façon à maximiser la somme pondérée des espérances d’utilités des individus représentatifs (les coefficients de pondération étant cette fois donnés en pourcentage). Par conséquent, seule une modification au niveau de la répartition des espérances d’utilités individuelles dans les différentes positions peut amener à modifier l’utilité totale.80

Toutefois, qu’il s’agisse de la vision utilitariste classique ou marginaliste, la maximisation du bien-être comme objectif social supérieur pose un double problème. Le premier porte sur l’indifférence liée aux personnes et le second sur l’indifférence liée aux éléments distincts ou valeurs qui fondent une vie de qualité (base d’information). Nous aborderons ce deuxième point au sous-chapitre suivant.

En effet, tel qu’il est posé, l’objectif social de maximisation du bien-être n’attache aucune importance intrinsèque aux questions relatives à la distribution des plaisirs au sein de la société. Plus exactement, on ne connaît ni la limite supérieure de cet objectif - l’utilité mesurée par le revenu procure-t-elle un sentiment de satisfaction infinie ? - ni le degré de privation pour les couches de la population les plus démunies – quelles inégalités sont acceptables ou quel est le seuil minimum de "bien-être moyen" ?- De fait, l’utilitarisme ne pose pas de limite à la logique d’agrégation qui devient la voie par laquelle les objectifs sociaux sont légitimés.

En quelque sorte, l’accord sur le principe d’agrégation illimitée peut être considéré ici comme le résultat de l’extension du principe de la rationalité des choix individuels à la société dans son ensemble. Selon cette même logique décrite dans le modèle de capital humain de G. S. Becker, logique selon laquelle l’individu est prêt à sacrifier ses gains présents dans la perspective de gains futurs, il apparaît dès lors légitime, au niveau de la société, d’imposer des sacrifices à certains individus dans le but d’accroître le bien-être d’autres individus81. Ce sacrifice peut même conduire à une

privation complète et toucher le droit à la vie (dans le cadre de politiques démographiques contraignantes par exemple). Aussi, ce raisonnement a-t-il pour effet de justifier la perte ou les privations que subissent certains par le surplus des gains obtenus par d’autres (phénomène du bouc émissaire), comme le souligne J. Rawls dans sa théorie de la justice :

"Ainsi, le système ne sera stable qu’à la condition que ceux qui doivent faire des sacrifices s’identifient fortement à des intérêts plus larges que les leurs. Mais ceci n’est pas aisé à réaliser. Les sacrifices en question ne sont pas du genre de ceux qu’on demande dans les moments d’urgence sociale dans

80 RAWLS John [1987], op. cit., p. 192 81 SCHEFFLER Samuel [2001], op. cit., p. 151

lesquels tous, ou bien certains, doivent verser leur contribution au bien commun. Les principes de la justice s’appliquent à la structure de base du système social et à la détermination des perspectives de vie. Or, ce que demande le principe d’utilité, c’est précisément un sacrifice de ces perspectives. Même lorsque nous sommes moins favorisés, nous devons accepter les plus grands avantages des autres comme une raison suffisante pour des attentes plus faibles dans tout le cours de notre vie. Il s’agit sûrement là d’une exigence extrême. En réalité, lorsqu’on conçoit la société comme un système de coopération ayant pour but de favoriser le bien de ses membres, il semble tout à fait incroyable de s’attendre à ce que certains citoyens, sur la base de principes politiques, acceptent des perspectives de vie encore plus limitées au nom du bien-être des autres. On comprend alors pourquoi les utilitaristes doivent insister sur le rôle de la sympathie dans l’éducation morale et sur la place centrale de la bienveillance parmi les vertus morales. Leur conception de la justice est menacée par l’instabilité, à moins que la sympathie et la bienveillance ne soient largement et intensivement cultivées (…)." [RAWLS, 1987]82

Dans la pensée utilitariste, l’individu est considéré comme un être rationnel et impartial. Ce principe n’est pas seulement valable pour chaque individu, il est également traité comme principe de choix social83. Cette logique est la conséquence de la volonté "(…) de donner une base déductive à la définition du juste en se servant d’un observateur idéal, ainsi que de l’hypothèse selon laquelle la capacité naturelle de sympathie des êtres humains fournit les seuls moyens d’obtenir l’accord entre leurs jugements moraux. Les approbations du spectateur impartial et doué de sympathie sont adoptées comme critères de justice et ceci conduit à une fusion impersonnelle de tous les désirs dans un seul système de désirs." [RAWLS, 1987]84

L’hypothèse selon laquelle les critères de justice se fondent sur l’impartialité et la bienveillance des individus à l’égard d’autrui fait de l’utilitarisme une doctrine basée sur l’altruisme parfait. Ce qui conduit J. Rawls à affirmer que la doctrine utilitariste ne porte pas véritablement de considération pour la diversité des personnes bien que celle-ci constitue la nature même la société "(...) the correct regulative principle for anything

depends on the nature of that thing, and (...) the plurality of distinct persons with separate systems of ends is an essential feature of human societies."

[RAWLS in SCHEFFLER 2001]85 82 RAWLS John [1987], op. cit., p. 208 83 Ibid., pp. 217-218

84 Ibid., p. 218

En résumé, dans la pensée utilitariste, l’indifférence relative aux personnes relève d’une conception du bien unique. Or, "cette vision ne peut raisonnablement pas servir de base d’information pertinente à une conception de la justice dans une société plurielle." [SCHEFFLER, 2001]86 1.3.3 LE BIEN- ÊTRE : DIVERSITÉ ET HÉTÉROGÉNÉITÉ

Nous venons de montrer en quoi l’objectif social utilitariste du bien-être pour le plus grand nombre ne répond pas aux principes fondamentaux d’une justice sociale. L’argument invoqué porte sur la non prise en compte du principe d’une juste répartition des ressources au sein de la population. Cependant, un deuxième argument vient mettre en question l’utilitarisme en tant que théorie normative. Il porte sur l’indifférence relative à l’usage que chacun peut tirer des ressources dont il dispose. La disponibilité en ressources, mesurée par le revenu réel, ne tient en effet pas compte la diversité des besoins individuels. Autrement dit, le revenu réel ne rend pas compte des capacités dont disposent les individus de convertir cet ensemble donné de biens matériels en libertés réelles ou réalisations (functionings), comme le souligne A. Sen : "La diversité des personnes constitue l’une des difficultés qui limitent à la fois la validité des comparaisons par les revenus réels et les tentatives d’en tirer des conclusions quant aux avantages respectifs des individus." [SEN, 2000]87

Les bénéfices que procure un niveau donné de revenus dépendent pour l’essentiel de toute une série de circonstances contingentes, aussi bien personnelles que sociales. A. Sen identifie cinq raisons principales qui expliquent la variation entre les revenus réels et les avantages – bien-être et liberté – que l’on peut en tirer88 :