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5. La distribution au sein de la famille Du point de vue de l’utilisation

1.5 L’APPROCHE DES CAPACITÉS SELON A SEN

Jusqu’ici, nous avons tenté d’exposer les principales faiblesses d’une approche basée sur le concept d’utilité en tant que théorie normative sur les conditions de vie des individus. Axée sur la satisfaction du plaisir et le bonheur des individus, cette approche faillit au principe d’une justice sociale qui constitue néanmoins une variable essentielle à une vie de qualité pour toutes et tous (privations légitimées au nom de l’intérêt commun, désintérêt pour les questions liées à la répartition des utilités, non prise en considération des moyens de la liberté). D’où l’intérêt de considérer les approches alternatives dont celle développée par J. Rawls sur les biens premiers qui replace les principes de justice au centre de la réflexion. Pour autant, cette théorie de la justice ne peut pas constituer une théorie complète sur les conditions de vie des individus car elle se focalise sur les moyens de la liberté sans considérer l’autre face indissociable : l’accomplissement de la

liberté. L’approche des capacités développée par A. Sen ne prétend pas constituer une théorie complète ni aboutie mais elle a, pour le moins, le mérite de venir combler cette lacune. Ainsi, A. Sen explore une voie nouvelle par laquelle il valorise le bien-être et les avantages qu’une personne peut retirer par ses capacités à effectuer un certain nombre d’actes auxquels elle accorde de la valeur et à être la personne qu’elle souhaite être. Selon A. Sen, il s’agit là de la combinaison de ce qu’une personne est apte à faire (capacité d’agir) et à être – à savoir les différents types de fonctionnements qu’elle est en mesure de réaliser (vecteur de fonctionnements)133. L’approche des capacités se pose avant tout en termes d’avantages individuels. Ces avantages sont évalués par la capacité à accomplir une variété de fonctionnements jugés importants au cours d’une vie. Ils constituent également un élément constitutif, indispensable et central de la base d’information qui sert de référence à l’évaluation de l’ensemble des avantages individuels et sociaux. C’est en cela que l’approche des capacités se distingue des autres approches qui se concentrent soit sur la notion d’utilité (satisfaction du désir, du plaisir et du bonheur), sur la détention de biens matériels (revenu réel et bien-être), sur l’évaluation des libertés négatives (vision libertarienne du respect de la procédure et de non ingérence dans l’application des règles et des lois), sur la comparaison entre les moyens de la liberté (répartition des biens premiers selon la théorie de la justice de J. Rawls), ou encore, sur la question de l’égalité dans l’accès aux ressources (égalité des ressources selon Dworkin)134.

Mais qu’entend-on par "fonctionnement" ? Les fonctionnements caractérisent l’état d’une personne – en particulier ce que il ou elle est en mesure de faire ou d’être pour mener sa propre vie. Cet état est représenté par un vecteur de fonctionnements. Il s’agit d’une caractéristique personnelle qui nous renseigne sur ce qu’une personne est en train de faire ou est en mesure d’accomplir. Un fonctionnement consiste par définition en une activité telle que : "apprendre à lire, écrire et compter", "participer à la vie de la communauté". Mais il ne correspond pas seulement à un type spécifique d’activités. Il désigne également toutes sortes d’états (souhaités) d’une personne, comme "être nourri de façon adéquate", "être protégé de la malaria", "être protégé de morbidité évitable". Ces états ne sont pas à proprement parler des fonctionnements au sens ordinaire du terme mais ils sont néanmoins considérés comme tels dans l’approche développée par A. Sen.

133 SEN Amartya “Capability and Well-Being” in NUSSBAUM Martha, SEN Amartya (éd.) [1993], The Quality

of Life, Clarendon Press, Oxford, p. 30

En effet, l’idée sous-jacente porte sur la valeur que les individus et la société accordent aux différents types de fonctionnements eu égard notamment au contexte de vie. L’appréciation des fonctionnements peut d’abord varier d’une personne à l’autre – bien que les fonctionnements dits fondamentaux le soient a priori pour toutes et tous. Ces différences devraient, quoi qu’il en soit, être intégrées dans l’évaluation des avantages individuels et sociaux. Toutefois, plus généralement, si nous nous plaçons dans la perspective d’un certain type d’analyse sociale, il apparaît que la valeur et la priorité accordées à différents fonctionnements peuvent varier fortement d’un contexte à un autre. Ainsi, dans les pays en voie de développement qui connaissent pour la plupart des situations d’extrême pauvreté, les fonctionnements jugés importants, auxquels correspondent un ensemble de capacités de base, risquent d’être relativement plus restreints, l’accent étant mis sur les fonctions vitales telles que : "être nourri de façon adéquate", "être logé", "être préservé d’une mortalité précoce ou des risques évitables de morbidité", etc. Alors que dans d’autres contextes, la liste des fonctionnements auxquels les individus et la société accordent de la valeur risque d’être à la fois plus longue et variée, en raison notamment de l’étendue des libertés et des différentes attentes et besoins qui en découlent. 1.5.1 CAPACITÉS, LIBERTÉS ET DROITS DE L’HOMME

Comme cela a été dit, une capacité désigne la combinaison de fonctionnements qu’une personne peut accomplir et dont il ou elle a le choix parmi un ensemble de fonctionnements. Ainsi, la notion de capacité est intimement liée à celle de liberté puisqu’elle reflète à la fois ses moyens (capacités d’agir parmi un ensemble de fonctionnements possibles) et son accomplissement (capacité d’accomplir et d’être). En d’autres termes, le vecteur de fonctionnements d’une personne représente sa liberté d’agir et d’être. A. Sen compare ces différentes notions de la façon suivante : "The

freedom to lead different types of life is reflected in the person’s capability set. The capability of a person depends on a variety of factors, including personal characteristics and social arrangements. A full accounting of individual freedom must, of course, go behond the capabilities of personal living and pay attention to the person’s other objectives (e.g. social goals not directly related to one’s own life) , but human capabilities constitute an important part of individual freedom." [SEN, 1993]135

Dès lors, quel intérêt représente l’approche des capacités pour l’évaluation des conditions de vie, autrement dit, l'évaluation du processus de développement humain ? Pour reprendre les expressions précédemment

évoquées, l’approche des capacités se défend d’une vision du développement comme l’agrégation de résultats, qu’ils soient atteints ou non. Elle s’attache au contraire à démontrer que le développement est un processus essentiellement compréhensif qui porte sur l’expansion des libertés réelles dont les personnes peuvent jouir. De ce fait, l’extension des libertés constitue à la fois la fin première et le moyen principal du développement, ce que A. Sen nomme respectivement le "rôle constitutif" et le "rôle instrumental" de la liberté dans le développement136.

Le rôle constitutif touche les libertés substantielles qui constituent l’élément essentiel à l’épanouissement des vies humaines. Ces libertés représentent les capacités élémentaires ou fonctionnements (cf. supra) tels que la faculté d'échapper à la famine, à la malnutrition, à la morbidité évitable et à la mortalité prématurée ou encore les capacités liées à l'alphabétisation, à la participation politique ouverte, à la libre expression, etc.137. Si l’on se réfère

au PNUD qui s’est largement inspiré, depuis 1990, des travaux d’A. Sen pour ses rapports sur le développement humain, ces libertés substantielles correspondent à :

- La liberté de vivre sans souffrir de discrimination, dans l'égalité.

- La liberté de vivre sans souffrir de privations, et de bénéficier de conditions de vie décentes.

- La liberté de développer et de réaliser ses potentialités.

- La liberté de vivre sans souffrir de la peur, ni de menaces sur sa sécurité personnelle.

- La liberté de participer à la prise de décision, d'exprimer son opinion et de former des associations.

- La liberté d'avoir un travail correct, sans être exploité138.

Aussi, pour A. Sen, le processus de développement humain s’accompagne-t- il nécessairement du processus d’expansion des libertés fondamentales. C’est la raison pour laquelle toute appréciation de l’évolution des conditions de vie doit prendre en considération cette donnée. La question qui se pose alors est de savoir si, en réalité, il est possible de juger le processus de développement à l’aune des libertés humaines et de leur promotion, auquel cas, comment ? Nous reviendrons plus largement sur la seconde partie de la question au chapitre 2.6. L’idée ici est de spécifier le fondement de la pensée d’A. Sen eu égard à la première partie de la question.

Pour A. Sen, selon les principes qui fondent le développement comme liberté, les libertés substantielles ne doivent pas être considérées comme

136 SEN Amartya [2000a], op. cit., p. 46 137 Ibid.

d’éventuels "conducteurs" du développement mais fondamentalement comme des éléments constitutifs du développement139. Ainsi, "(…) même

un homme très riche, dont la libre expression ou la participation aux débats et aux décisions publics sont restreintes, se voit privé des droits auxquels il aspire légitimement. (…) restituer cette personne dans ses droits devient ainsi une nécessité. Même si elle n’exprime aucun désir immédiat de les exercer, l’absence de choix suffit à caractériser la privation de libertés. Le développement considéré comme promotion des libertés ne peut pas ignorer un déni de cet ordre. On ne saurait restreindre la question des libertés politiques fondamentales à leurs seuls effets sur les autres aspects du développement (qu’il s’agisse de la croissance du PNB ou du soutien à l’industrialisation). Ces libertés sont consubstantielles au processus de développement et à son enrichissement." [SEN, 2000]140

Au vu de ce qui précède, deux remarques s’imposent. La première concerne les libertés civiles et politiques évoquées dans l’exemple d’A. Sen. Il ne fait pas de doute que ces libertés jouent un rôle primordial tant au niveau de la satisfaction des besoins fondamentaux qu’au niveau de leur formulation, comme A. Sen l’a d’ailleurs si bien démontré dans le cas des famines. Mais l’étendue des libertés substantielles ne couvre pas uniquement les libertés d’expression et de participation aux débats publics. Elle comprend également les libertés de "vivre sans souffrir de privations", de "bénéficier de conditions de vie décentes", de "développer et réaliser ses potentialités" ou encore d’"avoir un travail correct, sans être exploité" (cf. supra). Ces libertés relèvent plus spécifiquement du champ des droits économiques, sociaux et culturels comme en attestent les articles 6 et 7 sur le droit au travail à des conditions justes et favorables, l’article 9 sur le droit à la sécurité sociale, l’article 11 sur le droit à un niveau de vie suffisant, l’article 12 sur le droit de jouir du meilleur état de santé physique et mental, et enfin l’article 13 sur le droit à l’éducation du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC). Par conséquent, c’est bien l’ensemble des libertés relatives aux droits civils et politiques et aux droits économiques, sociaux et culturels qui sont consubstantielles au développement.

La seconde remarque porte sur l’interconnexion entre les libertés individuelles et les droits de la personne. Selon A. Sen, lorsque les libertés fondamentales d’un individu sont restreintes, il s’agit d’une violation "des droits auxquels il aspire légitimement". Ce qui signifie que les droits portent en eux cette double dimension des moyens et de l’accomplissement de la liberté : "The important of human rights relates to the significance of

freedoms that form the subject matter of these rights. Both the opportunity

139 SEN Amartya [2000a], op. cit. p. 47 140 Ibid.

aspect and the process aspect of freedoms can figure in human rights. To qualify as the basis of human rights, the freedoms to be defended or advanced must satisfy some "threshold conditions" of special importance and social influenceability." [SEN, 2004]141 En effet, à toute liberté individuelle ne correspond pas un droit humain. Les libertés garanties par les droits doivent répondre à un certain nombre de conditions d’ordre éthique. Il s’agit non seulement de démontrer leur importance pour les individus mais aussi leur pertinence et leur acceptabilité par la société. "A

pronouncement of human rights includes an assertion of the importance of the corresponding freedoms – the freedoms that are identified and privileged in the formulation of the rights in question – and is indeed motivated by that importance." [SEN, 2004]142

Ces conditions forment ce que A. Sen appelle un "seuil de conditions" (threshold conditions). Ce seuil est établi grâce au processus du débat et de l’engagement publics (cf. procédure délibérative, chapitre 2.4.2). Ce processus interactif, pour autant qu’il soit ouvert à l’information et à l’argumentation, permet l’examen critique des droits. Il constitue, pour A. Sen, la caractéristique principale de la théorie des droits humains. Sur ce point, sa vision diffère de certaines conceptions des droits humains. Parmi celles-ci, on recense deux courants dominants qui s’opposent : la vision qui veut justifier l’éthique des droits humains par le caractère universel - et donc pré-établi - des valeurs qui les fondent (argument généralement invoqué par les opposants) et la vision qui privilégie une conception politique particulière des droits humains qui est adaptée à la réalité du monde contemporain en évitant ainsi la question de l’adhésion aux soi- disant valeurs universelles (argument de la vision partisane)143.

Nous avons exposé jusqu’ici les liens étroits qui existent, selon A. Sen, entre les notions de capacités, de libertés et de droits humains. Les capacités sont définies par les libertés individuelles qui s’exercent elles-mêmes à deux niveaux : premièrement par la possibilité d’agir (freedom of processes ou les moyens de la liberté) puis par le choix de cette action (substantive

opportunities ou le choix d’une d’opportunité parmi un ensemble)144. Les deux niveaux sont garantis par les droits. Cependant, le deuxième niveau relatif au choix d’accomplir certains fonctionnements parmi un ensemble s’apprécie particulièrement bien à travers l’approche des capacités. En effet, l’approche d’A. Sen permet de mettre en lien ce qu’une personne souhaite faire et être avec les moyens dont elle dispose pour y parvenir. Les capacités assurent de ce fait le passage du droit formel (moyens de la liberté) au droit

141 SEN Amartya [2004], "Elements of a Theory of Human Rights", in Philosophy & Public Affairs, 32, n° 4, p.

319

142 Ibid. p. 321 143 Ibid.

réel (garantie de l’exercice du droit), de l’existence du droit à son effet réalisé, autrement dit, son effectivité : "The capability perspective

concentrates on what actual opportunities a person has, not the means over which she has command. More particularly, the capability perspective allows us to take into account the parametric variability in the relation between the means, on the one hand, and the actual opportunity, on the other." [SEN, 2004]145

1.5.2 LES LIBERTÉS INSTRUMENTALES

Le passage de la liberté en puissance à la liberté en acte se retrouve dans ce que A. Sen nomme le versant "instrumental" des libertés (cf. supra). Les libertés représentent à la fois la fin du développement et un moyen du développement à travers leur efficacité instrumentale. Le rôle instrumental de la liberté concerne la manière dont une grande variété de droits, de possibilités et d’acquis contribue à l’expansion de la liberté humaine en général et, par conséquent, à la promotion du développement. Outre ce lien constitutif du développement, l’efficacité de la liberté comme instrument réside dans les interactions qu’entretiennent les différents types de liberté, chacun d’entre eux étant susceptible d’en favoriser d’autres. Par ces connexions empiriques, les deux rôles de la liberté sont ainsi intimement liés146.

Selon A. Sen, les libertés instrumentales les plus importantes sont : 1) les libertés politiques, 2) les facilités économiques, 3) les opportunités sociales, 4) les garanties de transparence et, 5) la sécurité protectrice. Ces libertés contribuent à la capacité générale d’une personne de vivre plus librement. En outre, elles se complètent et se renforcent l’une l’autre. Elles font donc système. Elles répondent ainsi à la logique systémique des droits humains avec lesquels elles sont intimement liées comme nous l’avons exposé plus haut.