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5. La distribution au sein de la famille Du point de vue de l’utilisation

1.4 LES PRÉFÉRENCES ADAPTATIVES

1.4.2 L’ARGUMENT DE LA JUSTE PROCÉDURE

Dans une vision de justice sociale, la procédure menant à la définition d’objectifs sociaux supérieurs ne peut pas se limiter à une simple mécanique d’agrégation des préférences individuelles. En effet, pour répondre aux critères d’une juste répartition des ressources et du respect des droits humains fondamentaux, la procédure implique un processus de délibération collective auquel chacun est appelé à contribuer. Cette exigence suppose que la base d’information se focalise non seulement sur les comportements effectifs des individus (fonctionnements, utilités) mais aussi sur la distribution des ressources (droits formels, biens premiers) et sur la garantie des conditions nécessaires à leur exercice effectif (droits réels).

Selon A. Sen, on peut alors parler de démocratie réelle (par opposition à la démocratie formelle enracinée dans le droit de vote) qui constitue la condition même de décisions aussi informées et raisonnables que possible. Ainsi, "les préférences, désirs, besoins, etc., des individus, au même titre que les valeurs et normes sociales, ne sont pas donnés indépendamment de la discussion publique démocratique, mais construits au cours de cette interaction dialectique. De même, la compréhension des besoins économiques et sociaux passe par l’exercice effectif de la démocratie, qui garantit la discussion ouverte et le débat, avec la possibilité réelle de la critique et du désaccord. La formation des valeurs et des croyances n’est donc pas une affaire de décision individuelle, mais de délibération collective." [BONVIN, 2005]121

L’idée d’une démocratie, non comme une voie étroite et restrictive (en termes de scrutin et d’élections uniquement), mais comme une voie bien plus large repose sur ce que J. Rawls appelle l’ "exercice de la raison publique libre". Il s’agit de la raison des citoyens, de ceux qui partagent le statut de citoyenneté égale. L’objet de leur raison est le bien public, c’est-à- dire ce que la conception politique de la justice exige de la structure de base des institutions de la société, des objectifs et des fins qu’elles doivent servir. La raison publique, l’est en trois sens122 :

1) c’est la raison des citoyens en tant que tels, la raison du public ; 2) son objet est le bien public et les questions de justice fondamentale ; 3) sa nature et son contenu sont publics ; ils sont fournis par les idéaux et

les principes exprimés par la conception de la justice politique de la société, et ils sont visibles sur cette base.

121 BONVIN Jean-Michel [2005], "La démocratie dans l’approche d’Amartya Sen", in L’Economie politique n° 27,

Faut-il lire Amartya Sen ?, trimestriel-juillet 2005, Paris, p. 24

La raison publique représente alors un optimum d’une conception idéale de la citoyenneté, en considérant les personnes telles qu’une société juste et bien ordonnée les encouragerait à être. Pour J. Rawls, "L’idée d’une conception libérale de la raison publique comporte (…) une certaine simplicité. Ceci peut être illustré par le fait que, même si des conceptions téléologiques générales et compréhensives étaient acceptables en tant que conceptions politiques de la justice, la forme du raisonnement public qu’elles spécifient serait politiquement irréaliste. Car, si les calculs théoriques complexes entraînés par l’application de leurs principes sont publiquement admis en matière de justice politique (pensons, par exemple, à ce qui est impliqué par la mise en pratique du principe d’utilité pour la structure de base), la nature hautement spéculative et l’énorme complexité de ces calculs promettent de rendre les citoyens qui ont des intérêts en conflit mutuellement soupçonneux à l’égard de leurs arguments respectifs. L’information que ces calculs présupposent est très difficile, voire impossible à obtenir, et, souvent, d’insurmontables problèmes apparaissent pour atteindre une évaluation objective qui soit acceptable. (…) Les arguments à l’appui des jugements politiques devraient, si possible, être non seulement valides mais aussi apparaître publiquement tels. La maxime selon laquelle on ne doit pas se contenter de rendre la justice mais aussi montrer qu’on la rend vaut non seulement dans un cadre juridique mais aussi pour la libre raison publique." [RAWLS, 1993]123

De ce constat, il ressort que l’adoption sous la forme du raisonnement public de principes de justice par la structure de base suppose, d’une part, que l’information sur ces principes existe et soit de nature à permettre une évaluation objective et, d’autre part, que cette information soit accessible à tous les citoyens ("apparaître publiquement") afin de garantir la possibilité de participer aux discussion politiques et d’être ainsi en mesure d’influencer les choix relatifs aux affaires publiques124. Nous reviendrons sur cette question de la base d’information et des possibilités d’évaluation aux chapitres 1.5 et 1.6.

Cette procédure démocratique pose trois types d’exigences : l’accès à la délibération publique dans des conditions d’égalité, le caractère public et impartial de la délibération et, enfin, la liberté d’expression125. Ces exigences transcendent l’urne électorale qui n’est en réalité qu’un moyen – bien qu’important – de rendre efficaces les discussions publiques. Ainsi, la juste procédure qui assure l’exercice de la raison publique et la libre expression des préférences individuelles (car toutes les raisons ne sont pas

123 RAWLS John [1993], Justice et démocratie, Editions du Seuil, France, p. 277

124 SEN Amartya [2005], La démocratie des autres. Pourquoi la liberté n’est pas une invention de l’Occident,

Manuels Payot, Paris, p. 12

publiques) correspond au système de la démocratie réelle, tel que le prône A. Sen. Ce système repose non seulement sur le droit à la parole mais sur la garantie de son effectivité. Il pose de ce fait au centre le principe de la délibération publique : "le processus de la prise de décision, grâce à la discussion, peut enrichir l’information que nous avons sur une société donnée, sur les propriétés individuelles, qui elles-mêmes peuvent évoluer à la suite d’une délibération publique." [SEN, 2005]126