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L’unité de la raison humaine

A. Du souverain Bien aux postulats

2. L’unité de la raison humaine

d’un être qui appartient au monde comme une de ses parties et qui en est dépendant, et qui, précisément pour cela, ne peut par sa volonté être cause de la nature »181. En tant que partie de la nature, l’individu ne peut espérer mettre en accord cette nature avec les résolutions de sa volonté moralement déterminée : seule « l’existence d’une cause de toute la nature,

distincte de la nature », peut contenir le fondement d’un tel accord. Le souverain Bien n’est

possible que si le règne de la nature et le règne de la grâce (pour reprendre les expressions du Canon de la raison pure) peuvent être conciliés afin de permettre à la résolution morale de s’insérer dans le « meilleur des mondes » et d’y faire sens au lieu d’y être comme engloutie dans un déterminisme aveugle.

Nous aurons à revenir plus précisément sur la « suppression critique (kritische

Aufhebung) » de l’antinomie de la raison pratique. Il importe pour le moment de souligner

que c’est la théorie des postulats de la raison pratique pure qui va permettre finalement de répondre in praktischer Absicht aux problèmes inévitables qui se posent à la raison et qui constituent l’affaire essentielle de la métaphysique. La métaphysique prétend délivrer des connaissances au sujet d’entités supra-sensibles. Le problème est que la raison, privée de tout point d’appui, échoue dans tous ses raisonnements et que le résultat en est le

Kampfplatz. Mais le problème plus profond encore est que la raison ne peut s’empêcher

malgré tout de s’élever au-dessus de l’expérience. La métaphysique, du moins quand elle en est au stade pré-critique, a les allures d’une véritable « malédiction » puisque le « destin singulier » évoqué par Kant dans la première Préface de la Critique de la raison pure est en réalité double : d’une part la raison est accablée de questions qu’elle ne peut éviter (durch

Fragen belästigt), mais d’autre part, elle ne peut y répondre.

Et en vérité, une telle situation serait profondément absurde, si déjà dans la Critique

de la raison pure n’avait lieu la prise de conscience de la supériorité de l’intérêt pratique

sur l’intérêt théorique.

2. L’unité de la raison humaine

181 C2, V, 124 : « Also ist in dem moralischen Gesetze nicht der mindeste Grund zu einem notwendigen Zusammenhang zwischen Sittlichkeit und der ihr proportionierten Glückseligkeit eines zur Welt als Teil gehörigen, und daher von ihr abhängigen, Wesens, welches eben darum durch seinen Willen nicht Ursache dieser Natur sein ».

Dans un chapitre antérieur s’est posée la question : est-ce dans un intérêt théorique

ou dans un intérêt pratique que la raison en vient à rechercher l’inconditionné182 ? À

première vue, il semble que ce soit un intérêt de nature théorique : l’enjeu paraît non

seulement d’acquérir de nouvelles connaissances sur des entités suprasensibles mais aussi d’entrevoir la constitution systématique d’une psychologie ou d’une théologie rationnelles. L’extension et l’achèvement du savoir présentent sans aucun doute un intérêt théorique certain. Mais c’est ici que la raison s’aveugle sur son propre compte. La Dialectique

transcendantale, en se chargeant de déconstruire les prétentions excessives de la raison

pure spéculative, détrompe en quelque sorte la raison, révélant tout à la fois la pauvreté de l’intérêt théorique qui s’attache aux problèmes de la métaphysique ainsi que la véritable nature de l’intérêt que la raison éprouve pour ces questions, qui est un intérêt de nature

pratique. Les contradictions et les sophismes dans lesquels tombe la spéculation sont en

effet la preuve indirecte que l’intérêt que notre raison éprouve pour ses Idées n’est pas un intérêt de connaissance mais un intérêt lié à l’action. La philosophie découvre alors qu’elle n’est pas essentiellement « théorie », qu’elle est bien plutôt, selon son Weltbegriff, pensée de la destination de l’homme raisonnable dans le monde. Eric Weil a souligné ce point avec force : « l’homme de Kant n’est pas essentiellement théorétique comme l’est celui d’Aristote. La philosophie est action humaine, entreprise destinée à permettre à l’homme d’être en acte ce qu’il est en puissance, de s’orienter dans le monde, de se diriger dans sa vie, de se réaliser. (…). L’intérêt donc, l’intérêt pratique, constitue le concept fondamental »183.

À la lumière de l’intérêt pratique, il devient possible de réinterpréter (cette réinterprétation ne faisant en réalité que retrouver leur véritable sens) les concepts traditionnels de la métaphysique. Selon la formule de Yirmiyahu Yovel : « la forme ultime de l’intérêt métaphysique [i.e. envers le suprasensible] n’est pas abolie [par la philosophie critique et la constitution d’une métaphysique de la nature], mais plutôt redirigée (re-

182 Ainsi que le fait Kant lui-même dans C1, A 797/B 825 (« de la fin dernière de l’usage pur de notre raison »).

183 Problèmes kantiens, (« Penser et connaître, la foi et la chose-en-soi »), Paris, Vrin, p. 34. On pourrait trouver qu’il n’y a là rien de très original : l’idée que la philosophie a une finalité pratique n’est-elle pas aussi ancienne que la philosophie elle-même ? Kant, qui ne prétend pas ici à l’originalité, mais entend plutôt révéler une « vérité éternelle » du questionnement philosophique, approuve au début de la seconde Dialectique (V, 108) le concept grec de la philosophie comme « doctrine de la sagesse » (Weisheitslehre).

channelled) de son usage cognitif tendancieux vers le champ de la praxis morale et

historique »184. Or, cette redirection a lieu à la faveur de la détermination du souverain Bien en tant qu’objet nécessaire de la raison pratique pure, et s’épanouit dans la doctrine des postulats. Le concept de souverain Bien possède un puissant intérêt métaphysique puisque son « apparition » dans la philosophie va rendre possible et même nécessaire un élargissement (Erweiterung) de la raison théorique en ce qui concerne les objets de la métaphysique spéciale.

À cette occasion, Kant en vient à distinguer entre « raison théorique » et « raison spéculative », ainsi en V, 134 : « cet élargissement de la raison théorique n’est cependant pas un élargissement de la spéculation ». La doctrine des postulats nous conduit à admettre que les Idées de la raison ont des objets (d’où : élargissement malgré tout de la raison théorique), même si nous ne savons absolument pas comment ces Idées se rapportent à leurs objets : toute forme de schématisation de ces Idées demeure exclue. La connaissance positive de ces objets suprasensibles n’est donc pas augmentée (aucune « théorie des êtres

suprasensibles »185 n’est acquise) même si au nom de l’exigence morale de réaliser le

souverain Bien, « des objets ont été donnés à ces idées par les postulats pratiques ». Ce qui n’était pensé que de manière « problématique » peut être désormais « assertoriquement »

affirmé : ce changement dans la modalité est précisément ce en quoi consiste

« l’élargissement » de la raison pure théorique186.

184 Kant in Synopsis, p. 978. À vrai dire, nous détournons un peu la formule de son sens, puisque Y. Yovel entend en réalité montrer que l’intérêt métaphysique est pris en charge par le souverain Bien lui-même dans sa dimension historique, beaucoup plus que par les postulats, que Yovel qualifie de simples « appendices » théoriques.

185

C2, V, 137 : les qualités (Eigenschaften) que nous reconnaissons à certains concepts suprasensibles ne sert pas la connaissance de ces objets et ne peuvent jamais servir « zu einer Theorie von übersinnlichen Wesen ». 186 Les formules de l’élargissement dans les chapitres VI et VII de la seconde Dialectique sont assez variées : élargissement de la connaissance dans une visée pratique (V, 133) ; élargissement de la raison pure qui n’est pas élargissement de la connaissance spéculative (V, 134) ; élargissement de la raison théorique sans élargissement de la spéculation ; élargissement de la connaissance par la raison pure au regard de l’usage pratique de cette raison pure (V, 135) ; élargissement de la raison théorique, non de ses objets, mais de la raison en général ; élargissement, non de la connaissance d’objets suprasensibles donnés, mais « quand même » (aber doch) un élargissement de la raison théorique et de la connaissance de cette dernière par rapport au suprasensible en général ; « accroissement » (Zuwachs) sans élargissement de la connaissance suivant des propositions-fondamentales théoriques (V, 136).

En résumé, trois principales constantes se dégagent : 1) l’élargissement est autorisé dans une intention pratique afin de garantir la possibilité du souverain Bien 2) l’élargissement ne procure aucune connaissance théorique objective (i. e. aucune présentation possible des objets suprasensibles), 3) mais il y a « quand même » un élargissement de la raison théorique, puisqu’il a fallu (pour sauver le souverain Bien) admettre un certain nombre d’objets.

Le concept de souverain Bien apparaît comme étant le « pivot » du système de la philosophie, véritable point d’articulation entre l’usage théorique et l’usage pratique de la raison. Objet suprême de la volonté humaine, il ouvre en même temps le champ en vue d’une connaissance autorisée et légitime des objets suprasensibles puisque nous réussissons enfin à donner de la « réalité objective », mais d’un point de vue pratique seulement et hors des voies de la spéculation, aux Idées de la raison pure spéculative. Au § 57 de la Critique

de la faculté de juger, Kant soulignait ainsi le caractère « œcuménique » de la seconde Dialectique : « ici également, comme dans la Critique de la raison pratique, les antinomies

nous contraignent, contre notre gré, à regarder au-delà du sensible, et à chercher dans le suprasensible le point de réunion de toutes nos facultés a priori ; car il ne reste aucune autre issue pour accorder la raison avec elle-même »187.

En même temps que la « pulsion » métaphysicienne trouve enfin son objet, l’unité architectonique de la philosophie est pleinement reconnue. Dans la seconde Dialectique en effet, l’intérêt métaphysique de la raison pour le suprasensible est finalement comblé grâce à la reconnaissance du « primat » (Primat) de la raison pratique pure et en vertu duquel la raison théorique doit admettre « [certaines] propositions, dès lors qu’elles appartiennent

inséparablement à l’intérêt pratique de la raison pure, comme une offre qui lui vient certes

d’ailleurs, qui n’a pas poussé sur son sol, mais qui est pourtant suffisamment digne de confiance (beglaubigt) »188. Or, ce qui rend possible cette admission n’est rien d’autre que

l’unité foncière et principielle de la raison : la même raison qui détermine a priori la

connaissance relativement à ses principes les plus élevés, est aussi la même raison qui détermine a priori la volonté relativement à sa fin dernière complète (le souverain Bien). L’idée d’un primat d’un usage sur un autre présuppose nécessairement l’unité de la raison.

Enfin, on peut remarquer que l’élargissement de la raison théorique qui nous est procuré via le souverain Bien déborde tout de même la simple connaissance qu’un objet nous a été donné, puisque en effet, à la section VIII, Kant s’avance vers une détermination plus précise de ce que doit être (pour remplir sa fonction, si l’on peut parler ainsi, de dispensateur du souverain Bien) l’Idée d’un Auteur moral du monde : ce dernier doit être omniscient, tout-puissant, omniprésent, éternel, et Kant ajoute : « und so weiter ».

187 C3, V, 341 : « und daß ebenso hier und auch in der Kritik der praktischen Vernunft die Antinomien wider Willen nötigen, über das Sinnliche hinaus zu sehen und im Übersinnlichen den Vereiningungspunkt aller unserer Vermögen a priori zu suchen ; weil kein anderer Ausweg übrigbleibt, die Vernunft mit sich selbst einstimmig zu machen ».

188 C2, V, 121 : « [reine Vernunft muß] eben diese Sätze, so bald sie unabtrennlich zum praktischen Interesse der reinen Vernunft gehören, zwar als ein ihr fremdes Angebot, das nicht auf ihrem Boden erwachsen, aber doch hinreichend beglaubigt ist, [annehmen] ».

Mais cette unité est une unité tout à la fois différenciée et hiérarchique qui accorde la primauté à l’usage pratique. Si, en effet, l’union de la raison avec elle-même n’était qu’une simple « coordination » (et, a fortiori, s’il y avait « deux » raisons), alors le conflit entre les usages de la raison seraient inévitables, et l’on verrait se développer deux logiques antagonistes. Un tel abîme entre la connaissance et la morale serait cependant intenable. Si maintenant l’intérêt spéculatif devait recevoir la primauté, alors c’est l’usage pratique de la raison qui serait anéantie parce que la possibilité réelle du souverain Bien ne serait plus garantie (les postulats seraient rejetés), et par conséquent, si l’on en croit Kant, la loi morale elle-même deviendrait chimérique et fausse. « Mais d’être subordonnée à la raison spéculative, et donc de renverser l’ordre, on ne absolument pas l’exiger de la raison pratique pure, parce que tout intérêt est en dernier lieu pratique, et que même celui de la raison spéculative n’est que conditionné et seulement complet dans l’usage pratique »189. Comme l’écrit Michaël Fœssel dans son livre Kant et l’équivoque du monde : « la raison pratique tend ici clairement à absorber l’intérêt spéculatif de la raison auquel la première

Critique conservait un semblant d’autonomie. Mais, ici comme là, c’est l’unité de la raison

qui se trouve investie dans le moment dialectique, ce qui confirme le caractère révélant du phénomène antinomique pour la rationalité »190. Le souverain Bien n’est peut-être pas ce qui réalise l’union hiérarchique des différents usages de la raison, mais au moins ce qui la

révèle et fait paraître au grand jour cette primauté du pratique jusqu’alors plus ou moins

confusément enveloppée dans la metaphysica naturalis. Révélant ainsi la rationalité à elle- même, la doctrine du souverain Bien nous donne le véritable fil conducteur qui oriente le questionnement philosophique – et même, qui l’orientait depuis les origines.

189 Ibid : « Der spekulativen Vernunft aber untergeordnet zu sein, und also die Ordnung umzukehren, kann man der reinen praktischen gar nicht zumuten, weil alles Interesse zuletzt praktisch ist, und selbst das der spekulativen Vernunft nur bedingt und im praktischen Gebrauche allein vollständig ist ».

190 Kant et l’équivoque du monde, Paris, CNRS-éditions, p. 191. L’auteur propose une lecture « cosmologique » de l’antinomie de la raison pratique : 1) la connexion vertu-bonheur est impossible dans le monde (Thèse : « résistance » du monde) et 2) cette connexion doit être cependant possible (Antithèse : exigence pratique liée au souverain Bien). Cette présentation de l’antinomie conduit bien à une véritable « antinomie » (c’est-à-dire à l’affrontement de deux légalités) ; celle-ci se résout grâce à l’affirmation de la primauté absolue de la raison pratique. Aussi peut-on repérer dans la seconde Dialectique, selon M. Fœssel, une « sortie hors de l’équivoque du monde : thèses et antithèses cessent de parler d’une voix égale », comme c’était le cas dans la Dialectique transcendantale. Cette sortie de l’équivoque est notamment rendue possible par la hiérarchisation des intérêts de la raison. Mais le prix à payer, en quelque sorte, de cette hiérarchisation, est la « désontologisation » du monde et son inscription dans le devoir-être, ce qui ouvre désormais le « monde » au point de vue cosmopolitique.