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D’une dialectique à l’autre

1. « un ordre nouveau et immuable »

Une fois donc la dialectique de la raison pure spéculative parcourue, apparaît une perspective imprévue qui ouvre « sur un ordre des choses plus élevé et immuable, dans

256 C2, V, 108 : « (…) sodaß die Antinomie der reinen Vernunft, die in ihrer Dialektik offenbar wird, in der Tat die wohltätigste Verirrung ist, in die die menschliche Vernunft je hat geraten können, indem sie uns zuletzt antreibt, den Schlüssel zu suchen, aus diesem Labyrinthe herauszukommen, der, wenn er gefunden worden, noch das entdeckt, was man nicht suchte und doch bedarf, nämlich eine Aussicht in eine höhere, unveränderliche Ordnung der Dinge, in der wir schon jetzt sind, und in der unser Dasein der höchsten Vernunftbestimmung gemäß fortzusetzen wir durch bestimmte Vorschriften nunmehr angewiesen werden können ».

257 Kant déclarait ainsi lui-même que c’était la réflexion sur les (futures) Antinomies qui étaient à l’origine de la Critique de la raison pure.

258 Cf. C1, « de la fin dernière de l’usage pur de notre raison », où Kant pose la question : est-ce dans un intérêt spéculatif ou dans un intérêt pratique que la raison est poussée au-delà de son usage empirique ? La réponse est, nous l’avons vu, dans un intérêt pratique ; la connaissance de l’inconditionné se révélant finalement assez peu « intéressante ».

lequel nous sommes dès à présent, et dans lequel nous pouvons désormais être amenés par des préceptes déterminés à poursuivre notre existence conformément à la plus haute destination de notre raison ». Kant effectue un rappel des principaux enseignements du

Canon de la raison pure qui dans la première Critique permettait de réinterpréter les Idées

de la raison pure à la lumière de la fin dernière de la raison et de son usage pratique. La découverte de « l’essence » pratique de la raison nous amène à reconsidérer ces Idées, c’est-à-dire à cesser de les comprendre comme répondant à un besoin spéculatif de connaissance et ainsi à nous demander quel peut bien être leur intérêt au point de vue pratique. Ces Idées doivent avoir un intérêt – sans quoi la situation serait trop absurde : telle est, peut-on dire, l’exigence du sens, l’exigence première que la raison ait un sens, que Kant appuie parfois au moyen d’un argument téléologique. Dans le Canon, les Idées de la raison trouvent leur véritable sens une fois rapportées au concept de souverain Bien et interprétées à titre de conditions de possibilité de celui-ci (ce qui conduit à l’élaboration d’une théologie morale). Ce nouvel éclairage jeté sur l’inconditionné en général fait alors apercevoir un ordre « plus élevé et immuable » (höhere, unveränderliche) : plus élevé, parce que désormais l’inconditionné est rapporté à la fin dernière de notre raison (l’Endzweck, le souverain Bien, qui prend en charge la destination totale de l’homme), et immuable, parce que la connaissance pratique de l’inconditionné soustrait celui-ci aux égarements et aux incertitudes dans lesquels le plonge la raison théorique.

« In der wir schon jetzt sind »

Tel est donc l’ordre, ajoute Kant, « dans lequel nous sommes dès à présent » (in der

wir schon jetzt sind) ; le sens de cette dernière incise ne paraît pas immédiatement clair.

Quel est le sens de ce renvoi ? On peut tout d’abord interpréter le « in » de manière littérale, et comme un simple déictique, renvoyant à l’œuvre que Kant est en train d’écrire, à savoir la Critique de la raison pratique : nous sommes « dans » la seconde Critique259 qui explore cet ordre de choses plus élevé et immuable sur lequel a débouché la sortie hors du labyrinthe des raisonnements dialectiques.

259 Voire, plus précisément, dans la seconde Dialectique, dont la doctrine des postulats va procurer l’élargissement de la raison théorique selon une intention pratique (mais la Dialectique, en tant que telle, n’a pas encore commencé).

Mais on peut aussi interpréter l’incise in der wir schon jetzt sind dans un sens qu’on pourrait dire plus existentiel : c’est dès maintenant (schon jetzt), c’est-à-dire dès lors que nous nous mettons à philosopher, et même dès cette vie que nous pouvons avoir accès à cet ordre plus élevé et immuable. La philosophie kantienne ne situe pas un tel « ordre de choses » dans un au-delà glorieux, religieux ou vaguement mystique, qui serait réservé aux bienheureux ou aux visionnaires. Le « monde intelligible » auquel se rattache cet ordre plus élevé ne désigne pas non plus aucune espèce de fantasmagorique arrière-monde, au sens que Nietzsche donnait à ce mot. Mais c’est dès maintenant, par la soumission de la volonté à la loi purement morale et par l’espérance (dans le souverain Bien) qui en découle, que nous pouvons donner à notre existence un fondement et une destination suprasensible. Ainsi que le soulignait Platon dans le Phédon, c’est dès cette vie que nous pouvons travailler à nous rendre immortels, et c’est dès maintenant, libérés de toute espèce de béquille mythologique, que l’immortalité peut être acquise au moyen d’une « déliaison » rationnelle et philosophique entre l’âme et le corps. Chez Kant, c’est quelque chose de semblable qui se joue parce que c’est de façon purement immanente (c’est-à-dire : rationnelle et via la loi morale) que nous sommes déjà appelés, ou susceptibles de l’être, à notre destination suprasensible. En un mot, « nous sommes embarqués » et il y a d’ailleurs comme une certaine urgence à faire le bien (ce qu’exprime, peut-être, le mot schon). C’est dès maintenant que l’on doit travailler à se rendre meilleurs (i.e. acquérir la vertu) en s’engageant « par des préceptes déterminés à poursuivre notre existence conformément à la plus haute destination de notre raison ».

2. « höchste Bestimmung »

Mais c’est ainsi qu’à peine sommes-nous sortis des égarements d’une première dialectique que nous voyons se dessiner la possibilité d’une seconde dialectique, qui dans un instant va être explicitement présentée au paragraphe suivant. En effet, nous voilà

désormais déterminés par « la plus haute destination »260 (höchste Bestimmung) de la

260 Nous préférons traduire l’adjectif « höchst » par « plus haute », car il nous semble que c’est ici le souverain Bien (höchste Gut) qui est évoqué par Kant ; la traduction par « suprême » serait peut-être plus naturelle (dans l’expression « destination suprême »), mais risque de créer une confusion avec le « bien suprême » (oberste Gut), que Kant distingue avec soin du höchste Gut.

raison. Nous n’en avons donc pas terminé avec l’idéal de la détermination complète (le terme Bestimmung pouvant aussi se traduire par « détermination »). L’usage pratique de la raison a donc également affaire au concept d’une totalité (celui d’une höchste Bestimmung), et, ainsi, s’il est vrai que la dialectique découle toujours de la représentation de la totalité, on peut craindre que la raison pratique ne connaisse à son tour une dialectique.

En ce sens, on peut considérer qu’il y a dans ce début de la seconde Dialectique comme une plus grande perspicacité que dans le Canon. À la différence du Canon où le passage au point de vue pratique semblait procurer un apaisement définitif, dans la seconde

Dialectique (si nous ne surinterprétons pas ici), Kant semble percevoir qu’un tel passage,

s’il permet de donner un sens aux Idées de la raison pure spéculative et « ouvre » du même coup sur un ordre plus élevé et immuable, ne supprime pas pour autant le concept de la totalité. L’Idée de totalité n’a pas disparue mais a simplement changé de nom, de signification et de valeur. Nous n’avons plus affaire à un « idéal transcendantal » mais à un

« idéal »261 du souverain Bien en tant que höchste Bestimmung déterminée par la raison

dans son usage pratique. Mais rien ne dit que la plus haute détermination de la volonté quant à sa fin complète soit moins problématique que la plus haute détermination de

l’entendement quant à la connaissance des objets262. Car l’idée de höchste Bestimmung

repose sur un concept de la totalité (lequel, nous ne le savons pas encore). Nous n’en avons donc pas fini avec la totalité (nous avons simplement compris que sa signification est d’ordre pratique) ; nous n’en avons donc sans doute pas fini avec la dialectique.