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Conclusion : la dialectique (encore) introuvable

Dans la Critique de la raison pure, le moment dialectique trouvait sa raison d’être dans le caractère fini de l’esprit humain. En effet, il y a une Dialectique transcendantale parce que l’entendement est subrepticement égaré par la raison au-delà des conditions de son usage immanent. La raison pure spéculative affranchit l’entendement de toute limitation et contient donc en elle-même la menace de l’illusion transcendantale. Mais si la raison pure dans son usage théorique comporte effectivement un tel risque, dans son usage pratique en revanche, cette même raison ne connaît pas l’illusion dialectique. Les principes

a priori de la morale ne sont pas exposés au risque de dépasser les limites de l’expérience

et de tomber ainsi dans l’apparence transcendantale et il n’y a donc pas lieu d’examiner si la raison, fournissant à la volonté ses principes a priori de détermination, présume trop d’elle-même. Aussi L. W. Beck peut-il écrire dans son commentaire que « the practical as such is not dialectical »173. Beck considère que le seul danger possible d’illusion possible qui pèse sur la moralité est en réalité celui de l’hétéronomie que Kant a écarté au cours de l’Analytique et qui consiste dans le fait d’estimer que ce qui est conditionné possède une valeur inconditionnée. C’est ainsi par exemple que les diverses théories eudémonistes ou encore les multiples théories du Bien prennent pour un fondement quelque chose de dérivé. Mais ce genre d’illusion n’est pas une illusion dialectique qui logerait au cœur de la structure de la rationalité pratique elle-même. Les illusions qui surgissent dans le domaine

pratique ne sont pas causées par les principes de la raison, mais semblent au contraire venir de forces et de dispositions extérieures à ces principes174.

Ainsi, la seule véritable dialectique dans laquelle la raison pratique risque de tomber serait cette « dialectique naturelle », évoquée à la fin de la première section de la Fondation

de la métaphysique des mœurs, et définie comme un « penchant à sophistiquer contre [les]

règles strictes du devoir »175. Une telle dialectique naît de la double nature de l’homme qui est un être à la fois raisonnable et sensible. Elle est naturelle non pas au sens où est « naturelle » la tendance de la raison à rechercher l’inconditionné, mais au sens où elle est pour ainsi dire « normale » chez un être dont la volonté est pathologiquement affectée, et, quoiqu’il faille la rattacher à des causes empiriques (que seule l’expérience permet de constater), inévitable : le penchant (Hang), tout empirique et contingent qu’il est, ne peut être néanmoins extirpé176. Une fois de plus, on pourra remarquer que la situation s’inverse par rapport à la Critique de la raison pure : dans la première Critique, la raison était l’élément perturbateur qui déréglait le bon fonctionnement de l’entendement, entraînant l’illusion dialectique. Mais dans la Fondation et dans la seconde Critique, la raison est cette fois le principe constitutif et structurel dont l’intégrité est menacée par un penchant que l’on doit rapporter à des inclinations sensibles.

D’autre part, ce penchant est « dialectique » parce qu’il nous pousse à

« sophistiquer » et à tomber dans la Vernünftelei, ce terme dépréciatif désignant les (vains) efforts d’une raison ratiocinante pour se dérober au commandement clair et distinct de la raison pratique pure ou pour tenter d’accommoder par maints sophismes177 les prescriptions inconditionnelles de la moralité. Mais c’est là, semble-t-il, un usage péjoratif et plutôt courant du terme « dialectique », comme technique spécieuse d’argumentation. Il est vrai cependant que cette dialectique naturelle mériterait d’être appelée « dialectique » en un sens cette fois plus kantien parce qu’elle exprime manifestement quelque chose comme une « propension naturelle et inévitable » qui débouche en l’occurrence sur un conflit entre les

174 Ainsi apparaît l’aspect pratique de la finitude : dans le domaine pratique, la finitude ne vient pas de ce que nous ne pouvons pas connaître notre devoir, elle vient des limites de notre aptitude à le suivre, ce qu’exprime l’idée que le devoir est toujours une contrainte.

175 Fondation, IV, 405 : « Hieraus entspringt aber eine natürliche Dialektik, d. i. ein Hang, wider jene strengen Gesetze der Pflicht zu vernünfteln ».

176 cf. Religion dans les limites de la simple raison, VI, 29.

177 Cf. dans C1 (B 88), où la dialectique transcendantale est décrite comme étant l’art des « jongleries » (Gaukelwerke) métaphysiques.

intérêts divergents de la sensibilité et de la raison. Cependant, la dialectique naturelle en jeu ici ne procède pas de la recherche du souverain Bien mais ne fait qu’entretenir une détestable situation d’hétéronomie qui sait l’art de donner du prix à sa propre faiblesse178. Telle est bien le seul risque d’illusion morale en jeu ici, dont l’aspect « dialectique » repose sur notre manie d’ergoter contre l’évidence des règles morales et qui nous fait subordonner l’intérêt de la moralité aux intérêts contingents de la nature humaine ou des circonstances.

Qu’est-ce donc qui justifie une dialectique de la raison dans son usage pratique ?

178 Cf. Religion, VI, 42, qui rejoint ce thème de la dialectique naturelle : le premier effet du mal (dans la chute) fut que l’homme « commença à mettre en doute la sévérité du commandement, lequel exclut l’influence de tout autre ressort (Triebfeder), puis à rabaisser par des sophismes (herabvernünfteln) l’obéissance envers la loi à la simple obéissance conditionnée d’un moyen (sous l’influence du principe de l’amour de soi) (…) ».

Ch. III : la théorie du souverain Bien comme achèvement du système de la métaphysique

Pour s’orienter dans la compréhension de la seconde Dialectique, un fil conducteur peut être utile. Ce fil conducteur, ainsi que nous l’avons suggéré, n’est autre que la dimension architectonique de la philosophie. Qu’est-ce à dire ? Dans la philosophie kantienne, le moment dialectique est celui qui nous fait changer d’échelle : après le moment analytique d’élucidation des conditions de possibilité d’un certain registre cognitif intervient le moment dialectique où l’esprit ne peut s’empêcher de passer outre ces conditions de possibilité et de s’élever jusqu’à la totalité. La raison est toujours tentée d’élargir son rayon d’action. Or, cette tentation n’est ni gratuite ni arbitraire. Elle exprime un besoin de la raison qui est, peut-on dire, un besoin de complétude, un « besoin de système ». L’exigence systématique, avant de se dégrader dans une éventuelle routine scolastique, est avant tout l’exigence vivante de la raison de parvenir jusqu’à son plein achèvement, à la façon des êtres organisés dont le développement semble guidé jusqu’à leur plein accomplissement par un principe d’explication qui s’exerce à la manière de la « causalité d’un concept ».

En quoi peut-on repérer dans la seconde Dialectique une semblable motivation

architectonique ? Nous allons nous appuyer sur la détermination kantienne de la

métaphysique. La métaphysique, en tant que questionnement sur l’intelligible, exprime

l’intérêt naturel et nécessaire de la raison pour l’inconditionné. La raison, mue par un besoin de la totalité, ne trouve de repos que dans l’inconditionné. Or, cet intérêt de la raison est un intérêt vivant et inquiet qui se trouve déçu et insatisfait par l’usage théorique de la raison pure. Dans ces conditions, ce n’est pas une moindre vertu de la seconde Dialectique que de procurer à la raison une forme d’apaisement en s’efforçant de donner une signification légitime (Kant dit : de la « réalité objective ») aux Idées qui constituent l’horizon ultime de son questionnement.