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L ES TRAVAUX FONDATEURS : LE ‘ GATEWAY ’ PARMI LES LIEUX CENTRAU

1.2 LA CENTRALITE URBAINE : SPECIFICITES SPATIALES ET FONCTIONNELLES DE L’INTERFACE VILLE-PORT AU

1.2.2 La ville-port dans le système urbain régional et national

1.2.2.1 L ES TRAVAUX FONDATEURS : LE ‘ GATEWAY ’ PARMI LES LIEUX CENTRAU

La théorie des lieux centraux (W. CHRISTALLER, 1933) a voulu systématiser cette vision de l’espace des villes et de leurs relations implicites, complétée par la loi rang – taille. A partir d’un principe relativement déterminisme sur le développement des villes par rapport à des seuils ‘réglés’ par la hiérarchie urbaine, peut-on évaluer la place des villes portuaires dans ces mécanismes de centralité ?

Dans sa théorie des lieux centraux, W. CHRISTALLER (1933) aurait considéré la fonction portuaire comme exogène (Y. HAYUTH, 1989) à l’ordre urbain qu’il défendait : le sud de l’Allemagne, son espace d’application – et a fortiori le Midwest américain – est un espace strictement continental. La régularité des centres dans l’espace est-elle donc remise en question par les villes-ports ? De quelle façon ? Quels sont les facteurs qui permettent d’expliquer les divergences ? Ont-ils eux aussi leurs lois ou bien sont-ils de simples exceptions isolées face à une règle générale, celle des lieux centraux ? Des travaux très divers, comme ceux du géographe J. BIRD ou ceux d’historiens, ont permis un éclairage de cette question. D’ailleurs J. BIRD cite le travail de R.D. Mc KENZIE (1933) qui, à la même époque que W. CHRISTALLER, insiste sur le fait que la dépendance de certaines villes vis-à-

vis du transport « détruit la symétrie de l’organisation des places centrales » dans la mesure où le développement urbain prend place à partir d’une logique de nœud et selon des modèles linéaires le long des chemins de fer ou sur le littoral.

Le terme de ‘gateway’ (entrée ou porte en anglais) est utilisé par J. BIRD (1977) pour comprendre la propriété particulière détenue par les ports ou villes-ports au regard des théories sur les lieux centraux : « beaucoup d’études spécifiques du peuplement en géographie

urbaine ne mentionnent pas du tout les ports (…) Dans beaucoup de textes sur les théories de la localisation les ports apparaissent comme des exceptions ou des distorsions ». L’intérêt

essentiel du travail de J. BIRD est de comprendre comment le port est un facteur de différenciation des villes en géographie urbaine. A partir de connaissances générales puisées chez W. CHRISTALLER (1933) et W. ALONSO (1964), qui considèrent les ports comme des ‘centres excentrés’, et de l’hypothèse de A.F. BURGHARDT (1971) sur la notion de gateway, J. BIRD (1971) place au premier plan la fonction de médiation qu’opère le port entre le commerce local et le monde extérieur. Il diffère en cela de la place centrale ‘classique’ qui dessert et exerce son influence sur l’espace environnant, par destruction d’une symétrie trop parfaite (J. BIRD, 1973 ; 1975 ; 1980).

Dans son schéma théorique (Fig. 20), J. BIRD propose trois types de centralité : endogène (places centrales), interne (économies d’échelles et d’agglomération) et exogène (concept de gateway). Ces trois centralités se combinent pour donner, au centre du triangle, une métropole maritime (cf. typologies). L’exemple qu’il fournit est parlant : Southampton, bien qu’en situation périphérique par rapport à Winchester (capitale du comté Hampshire), est devenu un centre régional sept fois plus peuplé, grâce au port qui lui fournit des liens commerciaux de longue distance. Ainsi les villes-ports deviennent des lieux centraux non pas par commodité théorique, mais par réelle différenciation par rapport aux les villes continentales. J. BIRD en déduit que la localisation littorale et la fonction portuaire ne sont pas des cas aberrants dans l’étude du peuplement, et que les régularités observées peuvent fournir des éclaircissements sur les lois gouvernant l’organisation spatiale en général.

Le travail de Y.E. OZVEREN (1990) sur Beyrouth montre avec un talent remarquable l’évolution d’une ville-port dans la longue durée, notamment par rapport aux mécanismes de centralité qui placent les villes-ports en situation originale. Ce n’est pas le cas de beaucoup de monographies historiques que de porter un œil à la fois de géographe et d’économiste sur ces phénomènes de mutation urbaine. Il nous semble utile d’en retracer ici les grandes lignes.

Figure 20 : Ports et lieux centraux, schéma théorique.

L’émergence d’une classe marchande à Beyrouth à partir de la paysannerie, et le passage d’un commerce régulé au libre-échange (traité commercial anglo-ottoman) provoquent deux transitions majeures. La première est un glissement du développement des villes continentales vers les villes littorales, la seconde est l’ouverture aux marchands étrangers, selon un processus assez classique de pré colonisation. Les espaces mondes des marchands vont même au-delà des simples empires officiels centrés sur les Etats-Nations, et placent les villes-ports au centre de leurs stratégies de conquête. Beyrouth va donc connaître un vif essor aux dépens d’Alep (Syrie), pourtant centre intérieur important, qui décroît à cause du déclin du commerce de la soie et de la fuite du commerce indien sur les routes océaniques.

Tripoli et Lattaquié aussi bénéficient de cette transition vers le littoral, tandis que Beyrouth et Sayda au sud héritent des fonctions économiques de Damas tout en se posant en rivales de Malte. Avec la mutation des réseaux de commerce syriens, la mobilité accrue des marchands, la présence d’une communauté marchande musulmane à Beyrouth, celle-ci se pose comme le port de Damas dès 1830. Ainsi, les villes-ports complètent les villes de l’intérieur plus

qu’elles ne rivalisent avec, même si leur croissance spatiale, leur essor économique et social tendent à renverser les hiérarchies traditionnelles. A partir d’un certain seuil de développement, les villes-ports sont les seules à pouvoir gravir les échelons supérieurs : importation de charbon, accueil de bateaux à vapeur, vont de pair avec la perte d’une certaine identité culturelle face à ces mutations rapides, ce dont les villes intérieures sont relativement préservées. Les fonctions de consommation implantées à Beyrouth (matières premières), couplées aux fonctions de redistribution (objets fabriqués) renforcent la fonction de stockage. Le commerce de la soie connecte ainsi directement Lyon et Beyrouth, où se multiplient les fonctions liées au port pour lutter contre les aléas de ce commerce fragile. Le pouvoir local officiel n’existe pas vraiment puisque des guildes d’artisans et de marchands participent directement aux services urbains : ils ‘sont’ la ville. Ces réussites successives, dans l’espace et le temps, ont permis à Beyrouth d’acquérir la fonction de capitale, au-delà des fonctions de ville-port. Les réflexions de F.W. KNIGHT et P.K. LISS (1991) sur l’évolution des villes- ports atlantiques font écho à celles de Y.E. OZVEREN, à propos des mutations qualitatives de ces lieux stratégiques au sein de systèmes commerciaux complexes, qui transforment les nœuds spécialisés soumis (ports) en nœuds économiques durablement incontournables (villes- ports). Il y a donc matière à réfléchir sur l’impact du port et du commerce maritime sur la centralité de la ville. Peut-on invoquer des configurations spatiales récurrentes, qui répondraient non pas qu’à des formes fixes mais à des principes de la dynamique des villes- ports dans leurs relations entre elles et avec les villes de l’intérieur ?

A l’échelle de la région proche, peu de travaux ont illustré graphiquement ces phénomènes de répartition des poids urbains par l’examen de la variable portuaire. Les théories restituées plus haut n’ont donc quasiment pas été appliquées pour expliquer les systèmes urbains régionaux. Seul les chorotypes de l’estuaire (R. BRUNET et al., 1990) et de l’estuaire européen (M. BROCARD et al., 1995) nous semble aller dans le sens d’une réelle démonstration des organisations urbaines régionales liées à la variable portuaire.

Ces modèles (Fig. 21) nous apprennent plusieurs choses sur l’originalité de la situation littorale des villes par rapport aux situations continentales dites ‘centrales’. Ici la variante estuarienne est interprétée de deux façons différentes. Pour R. BRUNET, la métropole de fond d’estuaire (amont) domine la région littorale qui est sous son influence. Elle crée des avants ports par manque d’espace interne et par projection des industries ‘pied dans l’eau’ sur le littoral. La localisation littorale de la ville-port en fait une localisation secondaire pour les fonctions autres que portuaires ou maritimes.

Figure 21 : Modèles graphiques de l'organisation spatiale des estuaires.

M. BROCARD et al. (1995) relativisent cette vision quelque peu déterministe en distinguant deux sous-espaces aux dynamiques propres basées sur les concepts de rupture et d’interface. Le premier espace est bien celui de la métropole de fond d’estuaire, qui centralise les réseaux de communication, s’appropriant par là le dynamisme régional, grâce à une plus grande diversité de fonctions. L’autre espace est plutôt un ‘territoire’, au sens où la ville littorale tente d’organiser sa propre zone d’influence en aménageant des ponts entre les deux rives de l’estuaire. C’est donc une stratégie qui remet en cause le modèle classique de Brunet, qui privilégie les places centrales. La ville-port littorale n’est donc pas forcément un lieu d’exécution soumis à l’ordre hiérarchique du système urbain régional. Son haut degré de spécialisation a pu, dans le temps, aller vers plus de diversité fonctionnelle, ce qui lui permet de s’affirmer par rapport aux centres intérieurs. On retrouve donc bien un renversement théorique des modèles classiques, tant à l’échelle de l’organisation interne du nœud qu’à celui de l’organisation régionale.

On peut aussi lire ce renversement en comparant les réseaux urbains qui fondent les systèmes de peuplement, notamment ceux hérités de la colonisation dans de nombreux pays. Les historiens ont souvent proposé un modèle spatial de l’organisation des échanges entre la ‘métropole’ et la ‘colonie’, pour lesquels la disposition des centres ne suit pas les mêmes logiques. Le modèle suivant (Fig. 22) est tiré d’un ouvrage sur les Provinces Maritimes du Canada et leur intégration progressive à un système mondialisé (L.D. McCANN, 1994).

Figure 22 : Modèles d'organisation des réseaux urbains coloniaux et métropolitains.

La distinction entre un ‘cœur’ (métropole) et une ‘périphérie’ (colonie) revient à opposer deux modèles spatiaux de développement : celui des places centrales, régulièrement disposées, et celui de la ‘diffusion pénétrante’, qui se fait depuis le littoral le long des voies de communication. Le peuplement n’y est pas intégré car le développement est tourné vers l’extérieur, par dépendance envers le système économique dominant. Ce dernier est celui de la métropole, qui connaît une croissance rapide pour fournir la colonie et la population nationale. La conséquence première d’une économie régionale fortement liée à l’exportation est la vulnérabilité de ses points d’ancrage, puisque leur santé économique dépend fortement des fluctuations des cycles économiques et des conditions changeantes du marché.

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