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L’objet intermédiaire : une notion prometteuse pour la collaboration

Section I : L’inter-médiation dans les processus cognitifs d’une activité

Chapitre 4 : L’intermédiaire, outil, source et ressource dans l’activité

4.3. L’objet intermédiaire : une notion prometteuse pour la collaboration

Les travaux réalisés par Jeantet et Vinck (1995 ; 1998 ; 1999) en sociologie des innovations à Grenoble montrent comment un objet prend forme au sein d’un réseau d’acteurs, inscrite dans un contexte social.

Les origines de leurs travaux se trouvent dans les écrits de Latour et de Callon. En voulant dépasser la simple catégorie d’objet en tant que vecteur de communication entre différents acteurs d’une situation de co-conception, Jeantet et Vinck proposent une catégorie à la fois plus vaste et plus opérationnelle, à savoir celle d’« objet

intermédiaire » (Vinck et Jeantet, 1995, Jeantet, 1998), en anglais « intermediairy

object »et en allemand «intermediäre Objekte», Pitsch, 2006 ; 2007a ; 2007b).

Comme l’affirme Jeantet : « si nous nous intéressons aux objets intermédiaires de la conception ce n’est pas par je ne sais quelle curiosité d’entomologiste, ou quel parti pris positiviste ou fétichiste, mais parce que, de fait, tout au long du processus de conception ils sont produits, circulent, contraignent, ou sont mis à l’épreuve, critiqués, corrigés, complétés, bref constituent au minimum un support, quand ce n’est pas un partenaire, au travail des acteurs engagés dans le processus » (1998, p. 296). Cette entité offre des facettes dynamiques et constructives pour décrire et analyser les processus de co-construction entre les acteurs.

Pour Jeantet et al. (1996), tout processus de conception d’un objet, d’une forme organisationnelle est complexe, articulé autour d’acteurs, de connaissances, d’un contexte et d’étapes qui figent plus ou moins le déroulement du dit processus. La difficulté qui en résulte est de savoir comment des acteurs aux logiques et aux compétences diverses peuvent se relier et se coordonner, tout en sachant qu’ils viennent de mondes divers et qu’ils entrent à des moments différents dans le processus, avec des connaissances, des représentations et des enjeux variés, voire opposés.

Vinck illustre son dire par l’exemple du processus de l’établissement et la reconnaissance d’un fait scientifique. Au départ, il y a une affirmation personnelle qui est défiée par une contre-affirmation avec des dires et des gestes. A travers des interactions entre les acteurs, le fait est progressivement modifié. Des détails du début sont maintenus, des modifications sont proposées jusqu’à arriver à un accord qui reste pour un premier moment local. A tout moment, on peut revenir et s’interroger sur ce résultat établi, le modifier et le travailler dans un réseau. Une fois qu’un accord est produit, « seul est pris en compte son résultat et le fait est considéré comme évident et objectif. Tout son tissage social et technique disparaît dans l’ombre » (Vinck, 2000, p.12). C’est là un élément intéressant pour un chercheur qui s’intéresse à l’analyse du devenir d’une décision et de sa pérennité. Quel est le cheminement de cet accord collectif ? Quels dispositifs participent au cadrage des processus cognitifs et quels outils sont développés pour assister les processus socio-cognitifs dans l’activité conjointe ? A cet effet, Vinck argumente que « l’action ne se comprend que lorsqu’on rend compte de l’enchevêtrement des multiples médiations et des petites fixations dans divers corps, objets et textes »

(ibidem, p. 19). En conséquence, les êtres qui sont en contact les uns aux autres,

s’en trouvent transformés et redistribués. De nouveaux fils se nouent et des irréversibilités sont instituées.

A l’aide de la notion d’objet intermédiaire, Jeantet et Vinck se réfèrent à des « entités physiques » qui relient les acteurs humains entre eux. Ils veulent ajouter aux processus sociaux la dimension de toute une série de cadres physiques, graphiques et textuels, qui, en transportant des choses, sont co-présents à l’action. Ainsi, ils veulent prendre en compte l’action locale avec et par les objets intermédiaires et rendre compte des cours d’action.

En se basant sur différents auteurs comme Scheler, Sorokin, Gurvich et Cicourel, Vinck (2000) montre l’importance de prendre en considération des relations entre les formes de connaissance et les cadres sociaux. Ainsi, chaque société fournit les cadres sociaux au sein desquels se déploient les processus cognitifs et une hiérarchisation sociale des connaissances. Or, les relations entre le cadre social et les formes de pensée ne sont pas déterministes ou statiques. La pensée se

développe et se transforme par tout un jeu de relations sociales. Déjà G. H. Mead a insisté sur le fait qu’une des deux formes de socialisation qui permettent l’intériorisation de la réalité passe par des techniques artificielles, par la conversation et par la coopération. Pour Vinck, les activités collectives « sont constitutives des systèmes de connaissances, des modes de raisonnement et de la mémoire collective ». En conséquence, la connaissance n’est pas dans la tête des individus, ni dans un système de connaissance les dépassant, mais elle tient « au collectif lui-même, à son organisation et aux interactions qui s’y produisent » (2000, p. 10). De cette manière, Vinck dépasse aussi la thèse que les processus cognitifs soient seulement sociaux, mais qu'ils soient également techniques, et l’auteur propose d’enrichir la situation d’objets, de médiateurs, de supports de la mémoire, qui orientent le raisonnement et qui « offrent des prises à la représentation, rapprochent ou dissocient des informations,… » (ibidem, p. 15). Or ces médiateurs ne sont pas neutres ou « des coffrets de connaissances », mais l’auteur compare les objets avec des statues « pour lesquelles on ne peut dissocier la forme et la matière. Pour les connaissances, cette matière est faite d’entités matérielles (un objet, un graphique), sonores (des mots) et corporelles (des savoir-faire incorporés) » (ibidem, p.15.). Ainsi, l’auteur se réfère à des entités physiques (fixes ou mobiles) qui relient les acteurs humains entre eux.

Jeantet et Vinck adoptent donc une approche conceptuelle qui articule le rôle et la situation des objets dans les systèmes de conception socio- techniques. Ils le font en envisageant la conception comme un processus où humains et objets sont partie prenante d’une dynamique où ils se définissent mutuellement. Et c'est là où l'objet joue son rôle. « L’objet est intermédiaire dans le sens où il est à l’interface des états internes de celui qui le conçoit et des états du monde réel » (Grégori et al.,1997, p. 122). Il n’est pas porteur de sens en lui-même, mais il faut le considérer dans le cours de sa construction et de son utilisation pour atteindre son aspect dynamique. L’objet n’a de sens qu’en acte, en usage, mais il peut être actif ou réactif. Il peut agir sur le monde dans sa fonction stabilisatrice, en même temps qu’il contraint les actions à venir dans leur forme proactive. Les objets sont inscrits dans le temps de la conception et « à tout moment, ils en résument le passé tout en représentant l’avenir de l’objet à concevoir » (ibidem, p. 122). En outre, plus il y a de partenaires, plus ces objets tiennent une place importante dans la coordination des actions (Grégoriet al., 1997).

En affirmant que l’objet n’a pas de rôle déterminant, Vinck souligne que la grande part des actions auxquelles l’objet donne lieu dépend de ce que les utilisateurs en font et aucune relation directe entre leur présence et des effets spécifiques n’est évidente. L’auteur les pense, en se basant sur Hennion qui les nomme des « médiateurs » (Hennion, 1993, p. 20). Ainsi, étant médiateur, l’objet intermédiaire peut ajouter ou retirer quelque chose au processus et en modifier son cours.

C’est dans des contextes de situations distribuées que la notion d’objet intermédiaire se révèle être pertinente pour permettre aux connaissances éparses de s’articuler et de s’organiser entre elles et pour permettre de contenir ces connaissances sans nécessairement une acceptation de l’ensemble par tous les acteurs concernés. Car, le moment où les tâches collectives ne sont pas « seulement complexes du point de vue cognitif, (elles) le sont aussi du point social » (Cicourel, 2002, p. 145) et ce qui pour nous est primordial, c’est que ces tâches « impliquent le plus souvent de cerner et d’évaluer les opinions d’individus qui n’ont ni le même niveau, ni le même champ d’expertise » (ibidem, p. 145).

Ainsi, dans l’activité collaborative, la notion d’objet intermédiaire est considérée comme un instrument, un outil permettant de stabiliser les représentations, les connaissances et les relations au cours du processus émergeant. Cet objet devient un support et un facilitateur de la coordination entre acteurs impliqués dans le processus complexe dont la finalité et l’issue sont presque toujours incertaines. A travers cet objet, le groupe arrive à créer de la coopération en négociant à propos de ces objets et à gérer les connaissances individuelles et partagées puisqu’une partie des connaissances y sont inscrites.

Pour Vinck, l’objet intermédiaire est « une entité physique qui relie les acteurs humains entre eux » (1999, p. 392). Il peut être un dessin industriel dessiné à différents moments de la conception d’un objet technique (plus exactement ses différentes versions), un tableau noir autour duquel la discussion se crée et s’organise dans le temps et l’espace, un programme de recherche (Vinck, 1999), et Wenger (2000) ajoute qu’un objet intermédiaire pourrait également être un simple mot.

En envisageant le processus de conception où les humains et les objets jouent un rôle actif et tendent à se définir et à s’enrôler les uns dans les autres, Jeantet et Vinck ont croisé, dans une première phase du développement de la notion, deux dimensions (commissionnaires/médiateurs ; ouverts/fermés) afin d’obtenir quatre catégories. Ce serait en fonction de la situation que l’on peut classer les objets dans l’une ou l’autre de ces quatre catégories :

Les objets intermédiaires commissionnaires qui sont considérés comme intermédiaires entre les personnes et entre les étapes de la conception. Ils représentent la matérialisation de l’état précédant une interaction entre individus.

Les objets intermédiaires médiateurs qui ne sont pas perçus comme la représentation mentale, mais comme relevant d’emblée d’une traduction, comme spécifiant certains aspects de l’objet tout en modifiant d’autres. Ils sont actifs, acteurs et traducteurs ; de cette façon, ils créent un nouvel environnement d’interaction entre les concepteurs.

Les objets intermédiaires sont appelés ouverts ou fermés suivant qu’ils facilitent la cognition distribuée dans les équipes de conception ou que les concepteurs agissent avec et en fonction de ce que le concepteur de l’objet intentionnait.

De cette manière, Jeantet et al. (1996) soulignent les différentes propriétés qui permettent à une entité de jouer le rôle d’objets intermédiaires. Les objets deviennent éphémères car transitoires, destinés à être fondus, assimilés dans ce qui est en cours de conception et qui se construit peu à peu autour de ce qui aura été peu à peu discuté et accepté à travers l’objet intermédiaire. Ces objets se constituent en représentations rétrospectives en étant les porte-parole de ceux qui les produisent et les modèlent, ainsi qu’en des représentations prospectives en étant les porte-parole des objets en cours de conception. Ils peuvent même prendre le rôle de prescripteurs, parce qu’ils imposent des choix et des décisions.

Dans leur rôle de commissionnaires, ils circulent, au sens où ils portent les intentions des auteurs. En tant que médiateurs, ils deviennent des facilitateurs d’interaction, de confrontations et d’interprétations au sens où ils transforment les intentions de ces mêmes auteurs.

L’objet intermédiaire n’a vocation à rester en l’état que tant que l’accord qui est créé n’est pas remis en cause. Mais on peut suivre l’évolution d’un projet au gré des objets intermédiaires qui apparaissent, qui sont négociés et utilisés dans les relations et qui cristallisent des étapes du processus. Ces objets sont également idéels, n’acquérant une réalité et une fonction qu’en étant relié à ce qui est en cours de construction. Ils sont donc téléologiquement mobilisés.

De cette manière, l’objet intermédiaire permet d’enrichir la perspective de la structuration (de concepts organisationnels, de la technologie,…), puisqu’il peut faciliter les interactions entre acteurs, notamment quand il s’agit de construire un système apprenant, coopératif et organisationnel. L’objet intermédiaire devient une occasion de marquer des étapes d’un processus ainsi que de discuter et négocier des savoirs, des enjeux et des rôles qui seront alors incorporés dans un produit final.

Trois hypothèses expliquent le rôle de l’objet intermédiaire (Jeantet et al., 1996, Vinck 1999) :

- les objets intermédiaires mobilisés dans un processus constituent une ponctuation dans le temps et dans l’espace social ; ils permettent de marquer (repérer) les phases d’avancée du processus et aident à l’orientation des équipes et à l’harmonisation de leurs pratiques ;

- les objets intermédiaires concrétisent les interactions qui les ont produites et qu’ils produisent (principe de dualité) ; ce sont des « objets structurés et structurants » (Vinck, 1996, p. 396) qui introduisent des contraintes et des orientations dans le processus tout autant qu’ils rendent compte des représentations, des idées et des enjeux négociés autour de l’objet en conception ; ils permettent le dialogue et la convergence entre une pluralité de mondes ;

- enfin les objets intermédiaires caractérisent la nature des échanges et des relations entre les acteurs ; s’il n’existe pas d’objet intermédiaire type (Jeantet

et al., 1996), ce sont à la fois leurs caractéristiques intrinsèques et leur

condition d’utilisation qui influencent la richesse des interactions et le processus de conception dans son ensemble

Dans des travaux ultérieurs, ces chercheurs ont pourtant affiné la notion d’objet intermédiaire afin de conserver une catégorie large et ils ont créé une catégorie générique, les « objets intermédiaires de la conception » (Jeantet, 1998). Trois registres d’action permettent de qualifier le rôle de l’objet intermédiaire dans le cadre des processus cognitifs collectifs : la traduction, la médiation et la représentation.

- « Traduction » : les objets permettent de passer de la préconception au développement d’un produit donné en traversant toute une série d’états qui renvoient à des dimensions multiples : fonctionnelle, structurelle,

technologique, géométrique, de fabrication… Ce sont les objets

intermédiaires qui sont repris et transformés en de nouveaux et qui vont objectiver tous ces états intermédiaires.

- « Médiation » : figés provisoirement à un instant t, les objets servent de base de travail durant l’étape suivante et en les plaçant devant les acteurs, ils deviennent prescriptifs en définissant les conditions de leurs relations. Ici, on souligne le fait que « l’objet n’est pas un simple vecteur transparent et que son usage n’est ni arbitraire ni déterminé » (Vinck, 2000, p. 21).

- « Représentation » : les modèles et les plans du produit ne sont pas le produit lui-même ; ce sont des « prises » par lesquelles les acteurs peuvent se saisir, sous un mode cognitif, d’un produit qui n’existe pas encore (Jeantet, 1998, p. 309). Et Vinck ajoute qu’à travers la dimension de la représentation on montre le double mouvement entre le présent et le futur, entre les choix des acteurs qui ont produit l’objet intermédiaire et l’objet final qui n’existe pas encore. Pour Vinck, la représentation est « à la fois le reflet de choses absentes, futures ou passées, leur substitut autorisé ou

parte-parole, leur représentation renouvelée (re-présentation) et leur

présentification (rendre présent) » (Vinck, 2000, p. 21).

D’autres chercheurs accentuent ces thèses en soulignant encore davantage le caractère environnemental. C’est au niveau des objets intermédiaires que des changements et des transformations surviennent, mais les étudier seuls, hors de leur contexte d’existence ne permet pas de rendre compte de la dynamique de la co-construction et de la mise en sens commune de ces objets. « L’objet est intermédiaire dans le sens où il est à l’interface des états internes de celui qui le conçoit et des états du monde réel » (Grégori et al., 1997, p. 122). Il n’est pas porteur de sens en lui-même, mais il faut le considérer dans le cours de sa construction et de son utilisation pour atteindre son aspect dynamique. L’objet n’a de sens qu’en acte, en usage, mais il peut être actif ou réactif. Il peut agir sur le monde dans sa fonction stabilisatrice, en même temps qu’il contraint les actions à venir dans leur forme proactive. Les objets sont inscrits dans le temps de la conception et « à tout moment, ils en résument le passé tout en représentant l’avenir de l’objet à concevoir » (ibidem, p. 122).

Jeantet et Vinck ont essayé de montrer la richesse des débats pour que les objets retrouvent leur place aujourd’hui en sociologie. Ils ont créé une catégorie opérationnelle, mais « les objets intermédiaires sont d’abord pour nous des analyseurs qui permettent d’accéder à la réalité des processus effectifs de conception » (Jeantet, 1998, p. 296). Les auteurs sont restés au niveau du caractère hybride de l’objet, c’est-à-dire la mise en forme de la nature dans des produits nouveaux et l’organisation des processus de coordination entre les acteurs pour concevoir ces produits. C’est sur la deuxième dimension que Vinck a montré à travers son étude sur les objets intermédiaires dans les réseaux de coopération scientifique de quelle manière les objets structurent l’espace coopératif et de quelle manière ils contribuent au tissu relationnel.

Dans cette étude, il distingue également entre des « intermédiaires fixes », point focal de la coordination (par exemple tout un laboratoire) (Vinck, 2000, p. 403), qui interviennent au niveau structurel du projet et des « intermédiaires mobiles » ou « circulants », combinés aux intermédiaires fixes. Néanmoins, l’auteur se rend compte que le suivi des objets intermédiaires ne suffit pas pour saisir la dynamique d’ensemble et qu’il faut y ajouter l’organisation des rencontres entre les acteurs. En plus, le choix d’utiliser l’adjectif ‘intermédiaire’ engage les auteurs. Car, comme Latour souligne « la situation change du tout au tout selon qu’on considère les moyens de produire le social comme des intermédiaires ou des médiateurs »

(Latour, 2006, p. 58). Reste à savoir si le même problème existe dans les autres disciplines. Pour continuer, nous allons analyser plus en profondeur les termes utilisés dans d’autres domaines et voir comment d’autres auteurs se positionnent dans cet espace ‘inter’ de l’activité humaine.

4.4. De l’artefact à l’instrument : des notions utilisées dans la relation individu –