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L’apport de la théorie de l’activité pour s’approcher de l’activité

Section I : L’inter-médiation dans les processus cognitifs d’une activité

Chapitre 2 : L’activité collaborative, une activité située et distribuée

2.4. La théorie de l’activité, candidate pour étudier l’activité collaborative

2.4.6. L’apport de la théorie de l’activité pour s’approcher de l’activité

théorie de l’activité pour étudier l’activité collective. Les approches de la cognition située et de la cognition distribuée n’offrent-elles pas les moyens suffisants pour aborder le phénomène collaboratif ? Bien que la théorie de l’activité puisse être complémentaire aux deux autres, Nardi (2005) nous offre un argument : alors que beaucoup d’approches s’intéressent à la collaboration et mettent en exergue son fonctionnement, la coordination, la gestion des tâches ou les interactions, la théorie de l’activité dirige le regard vers le pourquoi de la collaboration, vers les désirs des acteurs qui motivent leur activité commune. De plus, elle appréhende l’ensemble de l’activité humaine et elle pose comme unité de base toute l’activité comme un système d’activité. De cette manière, elle permet d’analyser les composants constitutifs, leurs relations et les actions en tenant compte de leur dimension historique. Par ailleurs, en recherchant les contradictions internes pour identifier des

déséquilibres, elle ouvre des pistes à l’introduction de changements ou

d’innovations. En outre, vu que cette théorie n’offre pas de méthodes ou de procédures prêtes à l’emploi pour l’analyse, les outils conceptuels peuvent être adaptés selon le projet qu’on veut aborder. Ainsi, à l’aide de cette perspective, nous voulons élargir nos références théoriques pour étudier l’impact des objets intermédiaires dans le travail collectif et de voir si ces derniers présentent plus que des propriétés techniques ou formelles afin de mieux comprendre la signification et l’implication du contexte dans la co-construction de nouvelles connaissances.

À cet effet, nous suivons deux auteurs qui, en Interaction Homme-Machine [HCI], ont permis, dans les années 1990, le dépassement de l’emprise des théories cognitivistes. Nardi et par la suite Kaptelinin encouragent une application de la théorie de l’activité pour l’« Interaction Design » [ID], une approche relevant à la fois de l’HCI, du CSCW et du CSCL et englobant tous les artefacts digitaux et la totalité de leur potentiel dans les situations d’interaction et de communication humaines. Selon Nardi (2005), la théorie de l’activité se constitue dans un contexte au travers de la mise en acte d’une activité impliquant un ou plusieurs acteur(s) et un ou plusieurs artefact(s) pour un ou plusieurs objet(s) d’action(s) spécifique(s). L’auteure se distingue de l’approche de Suchman (1987) qui considère les plans et les buts de l’action comme des reconstructions rétrospectives. Pour Nardi, en théorie de l’activité, l’objet de l’action constitue le point de départ de l’analyse et aussi son unité d’étude. Nous en retenons quatre dimensions clés de la théorie de l’activité pour développer notre propre objet (predmet) et que nous voulons approfondir dans les chapitres suivants.

2.4.6.1. La prise en compte du contexte dynamique

La notion de contexte est proche de la notion de contextualisation, proposée par Vygotski dans le domaine de l’organisation sémiotique et discutée par Wertsch (1985a). Ainsi, la prise en compte du contexte dans la compréhension d’une activité devient une caractéristique fondamentale dans la théorie de l’activité. Comme Baskar l’a formulé de manière ludique : « s’imaginer le contexte à côté ou indépendamment de la pratique signifie s’imaginer un sourire à côté du visage ou parallèlement au visage » (cité par Miller, 1993, p. 340, c’est nous qui traduisons). Donc pour les tenants de la théorie de l’activité, le contexte et les individus ne sont pas pensés indépendamment de l’environnement social et physique. Le contexte n’est pas un simple facteur influençant les conduites des individus, facteur dont il faut tenir compte. Il devient plutôt un phénomène qui s’insère dans une "matrice sociale" composée d’individus et d’artefacts. En ce sens Nardi souligne qu’ :

«Activity theorists argue that consciousness is not a set of discrete disembodied

cognitive acts (decision making, classification, remembering), and certainly it is not the brain; rather, consciousness is located in everyday practice: you are what you do» (1996, p. 7). Ce faisant elle montre que le contexte ne reste pas le même une fois pour toutes mais qu’il change en permanence selon le déroulement des pratiques. Par ailleurs, à part l’aspect dynamique, on trouve un aspect interactionnel dans cette notion, car comme Léontiev nous le dit : « l’homme n’est jamais seul en face d’un monde d’objets qui l’environne. Le trait d’union de ses rapports avec les choses, ce sont les relations avec les hommes » (cité par Clot, 2005, p. 2). Ce sont précisément les mécanismes autour de ce trait d’union que nous voulons interroger tout en respectant l’idée selon laquelle « une liaison ne va pas sans son contraire, la déliaison » (Clot, 2003, p. 21).

2.4.6.2. La dimension historique

Pour les tenants de la théorie de l’activité, la dimension historique, mise en avant par Vygotski en tant que transformation, constitue un élément clé dans tout système d’activité. En prenant en considération la dimension d’une histoire ouverte (Clot, 1999a) pour appréhender l’activité collaborative, cette perspective nous aide à dépasser le présent de la situation et à montrer l’influence de l’histoire des évènements en train de se réaliser. En nous basant sur Clot, nous pouvons dire qu’une arène d’intercompréhension est située « dans plusieurs histoires à la fois » (2000, p. 4). Par opposition à une approche phénoménologique, il s’agit d’étudier la complexité de l’activité non par une analyse des caractéristiques des éléments de la situation ou des personnalités des acteurs participant à l’action, comme étant des problèmes, voire des conflits, mais en tenant compte du rôle des contradictions, des nouveaux outils mobilisés ou des relations inter-individuelles, en tant que sources du développement du processus. Ainsi, nous suivons également Scribner (1985) qui montre que pour Vygotski, les origines des conduites humaines résident dans l’histoire de la culture plutôt que dans la nature. Son approche de l’histoire socio-culturelle met donc le focus sur le développement historique des moyens de médiation émergeant au sein de l’interaction entre les individus.

De cette manière, l’activité n’est pas appréhendée comme une entité rigide ou statique, mais comme une entité avec des composantes en changement continu. Selon Kuutti (1995), toute activité a sa propre histoire et les phases antérieures se traduisent dans les situations actuelles. Ainsi, l’idée de l’importance des tensions, mise en exergue par la dernière génération de la théorie de l’activité, nous semble très intéressante. Comme des tensions plus ou moins importantes entre les différentes composantes de la structure de l’activité, pouvant même se conjuguer,

peuvent fragiliser l’activité en cours, il s’avère important de tenir compte de leurs sources antérieures pour comprendre leur impact dans l’enchaînement des actions et opérations actuelles de l’activité.

Considérer que toute activité se forme historiquement constitue un outil précieux mise à disposition par la théorie de l’activité. Dans notre travail, c’est à travers la dimension historique, aussi bien du développement du projet et des différents outils que du développement au niveau des individus et du groupe de travail, que nous essayons de comprendre les interactions en cours pour co-construire des nouveaux sens dans l’arène d’intercompréhension.

2.4.6.3. La médiation par des objets culturels

Au cœur de l’approche de Vygotski se situe le concept de la médiation. L’auteur l’utilise pour désigner le rapport médiatisé, par un outil ou par un signe, de l’homme soit à la réalité, soit à lui-même. De la même manière, ce concept joue un rôle important au sein de la théorie de l’activité. Des travaux de Vygotski, nous savons que toutes les activités humaines sont médiées par des artefacts culturellement élaborés, c’est-à-dire des outils physiques ou symboliques et des relations sociales. C’est à travers la médiation que « le sujet « représente » son activité qu’il modifie du même coup » (Clot, 2003, p. 15). De cette façon, la théorie de l’activité considère les artefacts comme des médiateurs de la pensée humaine et des instruments au service de l’activité : les choses et les personnes sont asymétriques. Ainsi, ces artefacts mettent en relation non seulement des personnes avec des objets mais des personnes avec d’autres personnes. La théorie insiste sur le fait que notre agir et notre perception sont médiés par une grande variété d’outils. Les relations entre les acteurs et leurs objectifs ne se réalisent qu’à travers des outils matériels ou symboliques/psychologiques et ceci dans une situation d’interactions et de communication.

Néanmoins, dans une activité, un nombre considérable d’artefacts et d’instruments psychologiques peuvent être présents : des procédures, des normes, des règles de travail implicites ou explicites, des instruments, des signes, des méthodes, des formes de travail… À cet effet, nous soutenons de bien préciser la nature des artefacts, constituant des outils ou des signes, pouvant même changer leur statut en cours de route. De plus, comme les signes ont la possibilité d’avoir le potentiel de signification pour un individu ou d’être partagés entre tous les acteurs lors des actions conjointes, ils se prêtent bien pour l’étude de la fonction de médiation et de régulation des processus de l’activité. Par ailleurs, comme les artefacts peuvent non seulement influencer le flux du devenir de l’activité, mais également changer pendant le processus, la médiation reste un processus dynamique.

De plus, les acteurs d’une activité conjointe ne sont pas en relation directe avec l’objet de l’activité, mais en utilisant des outils, des processus de médiation de l’activité se mettent en place, en s’orientant vers l’objet de l’activité. En dépassant la simple appréhension des artefacts sur base de leurs caractéristiques, et en les considérant selon l’usage et le statut que les acteurs leurs attribuent, ces artefacts deviennent des moyens pour réaliser l’objet de leur activité. À cet égard, la médiation devient une « médiation collaborative », une notion développée par Béguin depuis 1994. L’auteur met le focus sur l’enjeu des artefacts dans la coordination ; il souligne l’importance de relier les actions, les relations et les produits et de considérer également la médiation entre les actions propres et les actions communes. Ainsi, les mécanismes de la médiation sont de nature différente

et la complexité augmente avec le nombre des acteurs participant à plusieurs activités en même temps et ayant des motifs différents.

L’activité étant vue comme une formation collective construite sur une structure médiationnelle complexe, la théorie de l’activité offre un outil intéressant pour comprendre et décrire la médiation de toutes les relations qui se créent au sein de l’activité collaborative.

2.4.6.4. Le mobile, un apport exceptionnel de la théorie de l’activité

Pour Léontiev, on a d’abord affaire à des activités particulières. Chacune de ces activités répond à un besoin déterminé du sujet et tend vers l’objet de ce besoin. Comme un objet confère l’orientation à l’activité, ce sont les objets qui distinguent les activités. Mais on trouve également, à côté de l’objectivation (Gegenständlichkeit), les dimensions des besoins et des émotions en tant que composantes de l’activité. Dans ce contexte, Léontiev dit que « la présupposition première pour toute activité est un sujet qui a des besoins » (Jantzen et Siebert, 2003, p. 183, c’est nous qui

traduisons) et il argue que le développement des besoins se réalise à travers le

développement des objets. Comme exemple, il montre que la soif est un besoin qui ne peut trouver sa satisfaction que si l’objet eau est disponible pour que l’activité de boire puisse se réaliser. Toutefois, le besoin peut être d’un autre ordre, comme un besoin cognitif, car le besoin, ou le motif, n’est pas uniquement lié à un objet matériel mais peut également l’être à un objet idéel, comme un concept ou un modèle. Pour atteindre cet objet, différentes actions doivent être accomplies par le sujet. Au plan plus élémentaire, chacune des actions est orientée vers son but concret. La situation concrète, c’est-à-dire les conditions dans lesquelles se déroule cette activité, détermine finalement selon quelles structures d’opérations l’action est réalisée.

Pour Léontiev (1984), les activités extérieures et intérieures sont médiatisées et réglées par le reflet psychique de la réalité. L’auteur insiste sur le fait que toute activité est déclenchée et incitée par son propre motif. C’est à travers ce motif spécifique qu’on peut la différencier d’autres activités. Par ailleurs, ce motif n’a pas de source interne, comme mentionné dans d’autres conceptions de la motivation, mais son origine est à rechercher dans les objets du monde matériel. Ainsi, les activités ne peuvent être réalisées autrement que par l’action. Néanmoins, il faut rappeler que l’action est de toute autre nature que l’activité. Au sein de l’action, le but et l’objet ne coïncident pas. Tandis que l’action s’oriente vers un but réfléchi, délibéré, elle est initiée à travers un motif qui constitue l’objet de l’activité. Le motif a donc une fonction d’initiation pour l’activité et le but a une fonction d’orientation pour l’action. C’est dans l’évaluation continue de la relation entre but et motif, pour lequel le but a été élaboré, que se développe le sens personnel pour l’individu.

Selon Nardi (2005), nous ne prêtons pas assez d’attention aux désirs et aux besoins qui sont ‘derrière’ les objets. Comme nous estimons que cette dimension peut jouer un rôle clé dans l’activité collaborative, nous allons nous pencher sur la notion du motif et de la motivation. Le résultat prédéterminé expliquant la direction de l’activité commune est appelée le « motif » par Léontiev. Cependant, cette utilisation du terme motif dérange car dans la vie de tous les jours et en psychologie on vise plutôt un état interne ou intentionnel de l’individu par l’emploi de cette notion. À cet effet dans l’approche de Léontiev, on parlerait alors de motif interne et il est nécessaire de distinguer ceux-ci des motifs externes, des objets de l’activité commune. Léontiev différencie bien le motif des instincts individuels et il précise sa notion. Il souligne

que pour comprendre la nature des besoins naturels, il faut accepter le fait que « les besoins se transforment à travers les objets au cours du processus de consommation » (1984, p. 213). Ainsi, le besoin n’est initialement que la condition, voire la prémisse de l’activité. Au fur et à mesure que l’activité se réalise à travers les actions, le motif se transforme en produit espéré. L’auteur montre donc que, psychologiquement, les formes spécifiquement humaines des conduites ont leur origine dans un besoin qui s’oriente vers un objet et qui se concrétise dans un résultat. Des auteurs comme Lompscher (1999) montrent que les motifs ne préexistent pas aux activités mais sont construits au cours même d’une activité. À cet égard, nous voulons conclure avec l’expression de deux auteurs qui mobilisent la théorie de l’activité dans le domaine de l’acquisition scolaire des langues. Lantolf et Genung soulignent en effet que la motivation est loin d’être un système figé mais « la motivation, ou peut-être mieux ‘la motivation en train de se faire’, co-construite avec d’autres dans des circonstances particulières » (2000, p. 3).

Pour conclure nous dirons que ces dimensions de la théorie de l’activité, le contexte, l’historicité, la médiation et le motif, revêtent une importante cruciale pour notre appréhension de l’activité collaborative et permettent d’élucider les aspects microsocial et collectif de la mobilisation des artefacts par les acteurs.

2.4.7. Conclusion

Dans cette dernière partie du chapitre deux, nous avons abordé les bases épistémologiques de la théorie de l’activité. En mettant l’accent sur les dimensions clés qui nous sont utiles pour notre propos, nous avons voulu montrer en quoi cet ancrage théorique peut nous aider à mieux comprendre les mécanismes de l’intercompréhension dans l’arène de travail. D’une certaine façon, l’approche que nous avons proposée n’échappe pas à des critiques, mais malgré cela, des aspects inhérents à cette perspective présentent une grande richesse. Néanmoins, nous avons jugé bon de compléter cette approche par d’autres qui vont encore plus loin dans certains cas afin d’étudier plus précisément le phénomène de co-construction. Ainsi, la théorie de l’activité propose le concept minimal de l’activité en tant qu’unité fondamentale, et en même temps en tant qu’intermédiaire entre l’individuel et le social, et en elle présente des liens à d’autres approches des sciences humaines. Comme Engeström (1999b) le souligne, dès son origine la théorie de l’activité est envisagée comme une perspective unifiant l’individuel et le social. En adoptant une telle approche des processus cognitifs, on s’éloigne d’une approche mentaliste et on se rapproche d’une conception pour qui la cognition humaine est bien entendu portée par le système nerveux central du sujet, mais aussi par sa corporéité (Varela

et al., 1993) et par l’artefactualité (Norman, 1993a, Vinck, 1999). Dans ce cadre

épistémologique, le projet est de ne pas délier ces trois aspects pour appréhender le geste cognitif humain et remettre ensemble le cerveau, le corps et le monde, comme l’exprime très bien le titre de l’ouvrage de Clark (1997) : Being There : Putting Brain,

Body, and World Together Again.

En se plaçant dans une perspective d’études socio-culturelles de l’esprit, la théorie de l’activité constitue une approche psychologique voulant s’affranchir des approches cognitivistes. De plus, elle vise à dépasser les aspects trop ad hoc des approches ethnométhodologiques. Son cadre conceptuel a l’ambition de proposer une démarche philosophique et transdisciplinaire afin d’étudier et de comprendre les formes des pratiques humaines dans une visée de développement, et ceci en reliant en même temps et les niveaux individuels et les niveaux sociaux. C’est la notion de

l’activité, comportant toutes ces composantes, qui nous permet d’appréhender l’activité collaborative non pas comme une construction de capacités individuelles ou comme une compétence sociale, mais comme un produit résultant de personnes en train d’agir ensemble et avec leurs artefacts. Ainsi, l’activité humaine se définit comme une combinaison de processus internes, de processus motivationnels, se développant vers un système cohérent dirigé vers un objet afin de réaliser des buts conscients.