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Le groupe de travail versus le groupe en activité

Section I : L’inter-médiation dans les processus cognitifs d’une activité

Chapitre 1 : D’un groupe vers une arène d’intercompréhension

1.4. Le groupe de travail versus le groupe en activité

Dans cette section, nous voulons clarifier notre cheminement qui nous conduit du ‘groupe de travail’ au ‘groupe en activité’. Pour terminer, nous discutons la notion de réunion de travail qui constitue la forme de travail la plus fréquente pour l’élaboration de décisions communes.

1.4.1. Le groupe de travail

Pour pouvoir parler de groupe de travail, plusieurs conditions doivent être remplies : la présence d’interactions, et donc d’échanges et d’interdépendances, ainsi que

l’existence d’un objectif partagé, le plus souvent formel. Dans le cadre

d’organisations productrices de biens à valoriser, un contexte particulier rend leur fonctionnement spécifique. Dans ce cas, selon Louche (2001), plusieurs auteurs délaissent la dénomination de groupe pour celle d’équipe de travail. À ce propos, l’auteur cite Savoie et Mendès définissant l’équipe de travail comme « un ensemble formel, de deux individus ou plus, interdépendant dans l’accomplissement d’une tâche dont ils partagent collectivement la responsabilité envers l’organisation » (Louche, 2001, p. 119). Par ailleurs l’auteur, en se basant sur Argote et Grath, expose trois fonctions fondamentales qui doivent être remplies pour qu’un groupe soit une équipe :

- la « production », fonction qui vise à réaliser un concept, un outil ou un service ;

- l’ « entretien », fonction tournée vers le système social, vers les acteurs en favorisant leur participation aux activités ;

- le « maintien du groupe », fonction qui cherche à favoriser la stabilité de la composition du groupe dans le temps (Louche, 2001, p. 119).

Sans vouloir minimiser la première de ces fonctions, les deux autres, pouvant être regroupées en une seule dimension, nous paraissent vitales pour la vie d’une équipe de travail. L’équipe est plongée dans une situation d’indétermination et d’incertitude

continues et l’activité commune dépend de cette hésitation. C’est cette

indétermination qui génère des potentialités ou des risques dans la construction d’un consensus ou d’un artefact communs.

Suite à des expériences conduites dans un projet pédagogique d’envergure en Suisse, Perrenoud (1993) signale que le mode d’organisation de travail en équipe est un instrument très sensible et hypercomplexe. Déjà la constitution d’équipes de travail suscite un certain nombre de peurs auprès des acteurs. En mettant en avant l’importance de l’objectif partagé et la communication permanente entre les acteurs, l’auteur souligne le risque d’investir plus d’énergie dans le fonctionnement de l’équipe que dans la tâche. Un élément que l’auteur a relevé à plusieurs reprises est la volonté d’appartenir à une équipe, car sans l’engagement personnel, volontaire, la coopération reste sur un niveau du faire semblant et l’équipe n’atteindra pas le stade de la professionnalisation.

1.4.2. Le groupe en activité

En parlant de travail collectif, plusieurs notions peuvent être évoquées : la tâche, l’action et l’activité. En ergonomie, Leplat et Hoc (1983) ont clarifié la différence entre la tâche et l’activité en disant : « la tâche indique ce qui està faire, l’activité ce quise fait» (Clot, 1998, p. 209). Les ergonomes et les psychologues du travail se sont depuis longtemps penchés sur la question de travailler, voire de concevoir des objets ensemble. En ce sens de multiples modélisations et outils de travail ont été développés, telles la conception distribuée ou la co-conception pour ne mentionner que celles-là. Mais, comme Grégori l’a souligné dans son étude sur des activités de conception, le fait de distribuer une activité ne veut pas automatiquement dire « la rendre collaborative » (1999, p. 58). À cette fin, l’auteur propose d’aller plus loin et de saisir les phénomènes d’interaction qui engendrent une telle collaboration. Ainsi, nous projetons de saisir les phénomènes d’interaction dans une réunion de travail en

tant qu’activité en train de se réaliser, donc loin de la prescription d’une tâche spécifique, et de les approcher de manière holistique tout en tenant compte de leur caractère dynamique et changeant. À cette fin, nous allons évoquer la théorie de l’activité, développée en psychologie d’abord par l’école russe et dans les années 1980 par des auteurs américains et européens ? Nous essayerons ensuite de montrer comment cette perspective peut constituer une ressource pour l’analyse des phénomènes collectifs rencontrés dans le cadre de notre projet.

Alors que le terme activité est emprunté au latin médiéval activitas, dérivé du latin philosophiqueactivus, il désigne aussi bien la faculté d’agir, de produire un effet que

tout un ensemble d’actes coordonnés et de travaux de l’être humain ou plus réduit,

une fraction spéciale de cet ensemble(Le Petit Robert, 2006).

Bien que Vygotski n’ait pas réellement développé un modèle de l’activité, il a clairement montré que l’activité du sujet humain est médiatisée par des instruments psychologiques. Ces instruments psychologiques, voire les signes de toutes sortes, peuvent obtenir le rôle d’intermédiaire entre le collectif et l’environnement physique et entre les acteurs eux-mêmes. De cette manière, cette activité n’est pas réductible à une simple exécution de tâches, mais elle est médiatisée et le cours de son développement change à tout moment tant pour l’environnement que pour les acteurs. Comme Vygotski l’a souligné en comparant métaphoriquement la pensée à « un nuage déversant une pluie de mots » (1934/1997, p. 494), ces changements sont dus à la motivation des acteurs, motivation changeante qui joue le rôle du « vent qui met en mouvement les nuages » (ibidem,p. 494).

C’est précisément la motivation qui est une des notions situées au cœur du travail de Léontiev (1984). Cet auteur a modélisé le concept d’activité vue comme une « structure de comportement orientée par un ‘motif’ ou finalité d’espèce » (Cosnier, 1998, p. 149). À l’aide de son modèle à trois niveaux, que nous allons approfondir au chapitre deux, Léontiev montre la tension qui se crée entre les motifs externes posés à toute activité organisationnelle et les motifs individuels des acteurs. En insistant plus sur le sens, la perspective de Léontiev permet de souligner ce qui est important pour les acteurs dans la construction des solutions. En prenant en compte l’individu, le collectif et les objets de l’activité, c’est Engeström (1999b) qui a élargi le modèle de Léontiev et qui permet d’insister, à travers le modèle du système d’activité, sur la dimension sociales de l’activité collective et d’aborder ainsi la complexité de l’activité conjointe. Il s’agit d’une activité qui est marquée par l’historicité de l’objet de travail ; les attentes et les expériences des acteurs, les tensions et les contradictions existant entre eux constituant le moteur de la dynamique de l’activité. C’est une activité incertaine et en transformation continuelle. De cette manière, nous suivons une perspective qui pose l’activité collective comme orientée vers un objet ainsi que vers les actions des autres acteurs où toutes les interactions entre les acteurs de la réunion sont ancrées dans le processus. D’un côté, nous avons un aspect situé sur les objets physiques, symboliques préexistants ou créés au cours du processus et en même temps, nous avons un aspect distribué du processus d’élaboration cognitive sur l’ensemble des acteurs, voire agents du processus.

1.4.3. La réunion de travail

La réunion est généralement vue comme un ‘simple’ polylogue, un certain type de rencontre entre des acteurs. Il s’agit d’un terme générique qui est utilisé pour des conduites différentes, pour l’‘être en réunion’, ou pour la réunion avec un objectif précis, comme la réunion d’informations, la réunion bilan. Dans le dictionnaire, le

vocable réunion est défini sous la rubrique des ‘choses’ comme 1. « le fait de

réunir » ; 2. « le fait de rapprocher, de remettre ensemble » ; et sous la rubrique des

‘personnes’ comme 3. « les personnes qui sont venues en un même lieu pour être

ensemble (pour participer à une activité commune ou collective) » (Le Petit Robert,

2006). C’est cette dernière définition qui nous intéresse et que nous voulons discuter.

Structurée normalement en moments, phases, thèmes ou problèmes, une réunion de travail est un lieu où des acteurs essayent de travailler un objet choisi ou imposé en partageant, négociant et concluant afin de mettre ensemble des informations et d’en tirer des conclusions pour atteindre un objectif précis. Toute séance de travail est délimitée par un espace-temps et par un environnement psycho-social et physique, constituant avec l’ensemble des acteurs un système d’actions, qu’il est nécessaire de bien appréhender afin de suivre le flux des actions réalisées. Ce flux est formé d’un ensemble d’actions qui, selon (1992), sont des transformations du monde, c’est-à-dire des créations cognitives. Mais ces rencontres influencent également les relations interhumaines. C’est ainsi que nous envisageons la réunion de travail et que nous appréhendons le lieu de transformations de connaissances et d’objets de travail comme une arène de conception collaborative.

Étant une des formes principales de l’action interactionnelle dans un groupe, la réunion est avant tout un outil de travail visant des résultats tangibles. En préparant une réunion, en se déplaçant au lieu prévu, en y assistant, en la réalisant, en rapportant et en mettant en œuvre les décisions prises, tous ces éléments sont arrimés aux problèmes concrets posés par les activités. Ainsi, la réunion de travail constitue une activité des acteurs et détient une valeur économique dans une organisation. La forme de travail se situe entre deux pôles extrêmes : d’un côté, elle est dévalorisée sous le vocable ‘réunionite’ qui désigne selon Le Petit Robert ‘une

manie de faire des réunions’, jugée comme un gaspillage, un fléau des temps

modernes ou une perte de temps qui ne fait pas avancer et qui crée plus de conflits qu’elle n’en résout. De l’autre côté, elle est préconisée comme un outil de travail efficient pour avancer dans l’atteinte des objectifs des organisations. Considérée comme un facteur favorable à l’évolution de l’activité des organisations, son efficacité se mesure à la qualité des décisions auxquelles elle donne lieu, à la valeur des solutions apportées aux problèmes en cours.

En sciences du management, de multiples auteurs montrent que le nombre des réunions par entreprise s’accroît chaque année. De plus, la plupart des décisions sont prises au cours de réunions. Un cadre d’entreprise passe en moyenne deux jours par semaine en réunion et les membres de la direction quatre jours. De même, les décisions de très haut niveau sont toujours prises en face à face après préparation à distance. Rien qu’aux Etats-Unis, onze millions de réunions se réalisent chaque jour et la plupart des professionnels participent à 62 réunions par mois2. Plus de 50% du temps de ces réunions est jugé gaspillé. Selon une étude multinationale de l’institut Schell de Munich de 2004, réalisée dans tous les pays d’Europe auprès des dirigeants et collaborateurs concernant des réunions d’ordre économique, les acteurs estiment que plus de la moitié des réunions est productive3. Sans vouloir interroger la validité de tous ces chiffres, il est intéressant de constater

2A network MCI Conferencing White Paper. Meetings in America : A study of trends, productivity(Greenwich, CT : INFOCOMM, 1998),3. http://www.effectivemeetings.com/meetingbasics/meetstate.asp (consulté le 15 01 2008)

3

http://www.schell-marketing-consulting.de/studien-meetingkulturstudie-pressemitteilung. (consulté le 03 02 2005)

que des milliards d’heures sont ainsi consacrées à ce genre d’activité et que très peu de recherche académique est dédiée à ce phénomène. Dans une étude récente à propos de prises de décisions en groupe, Witko montre que même la prise d’une nouvelle date de rencontre peut s’avérer « un casse-tête organisationnel » (2004, p. 263).

En nous intéressant aux réunions de face à face, nous interrogeons cette forme de travail en visant le situé et le distribué de ce mécanisme collectif qui se situe dans un environnement complexe à un moment donné dans le cours général d’une organisation. Une des fonctions principales de l’événement de cette forme impose la co-présence et donc la confrontation des productions cognitives des acteurs. Faisant ainsi partie des types d’activités collectives synchrones, le déroulement se fait dans un environnement équipé d’outils de modération et autour de tables de travail. Il s’agit d’un espace public, commun, avec des espaces personnels et privés. Cette mise en place permet l’observation des conduites de tous les acteurs et de leur agir sur les objets. En même temps, il est possible soit de partager des objets, soit de travailler tout seul en se prenant des notes ou en consultant ses propres documents sans toutefois perdre le fil rouge de l’activité. À cet effet, on peut mentionner les idées de Goffman (1973 ; 1974) qui fait remarquer que les regroupements d’individus sur la scène publique peuvent donner lieu à des configurations de participation très variables. Ainsi, il distingue des formes d’interaction non focalisées

(unfocused gathering) et des formes d’interaction focalisées (focused gathering) qu’il

nomme des rencontres où des acteurs partagent une même situation sociale. On peut dire qu’aujourd’hui on assiste de plus en plus à des réunions, que Goffman appellerait des groupes plutôt polyfocalisés où les acteurs utilisent en même temps leur portable, leur téléphone mobile, des documents, tout en travaillant dans une situation spécifique.

En ce qui concerne notre projet d’étude, plusieurs cadres se chevauchent et nous sommes en présence d’une situation réunissant des acteurs de trois mondes professionnels différents en co-présence. Il s’agit d’une situation comportant plusieurs activités : d’un côté, les responsables visent la mise en service d’un nouvel instrument, le Dossier Transfusionnel Informatisé (DTI), répondant ainsi aux contraintes institutionnelles de la gestion ; de l’autre côté, un service, en tant que groupe de validation des valeurs de l’instrument dans les pratiques quotidiennes, soumet ses expériences, en interaction avec les responsables du groupe des informaticiens qui exposent la réalisation d’un logiciel effectué selon une commande reçue.

La forme de la réunion détermine également un mode particulier de gestion des connaissances entre les acteurs. Au cours de la réunion, de multiples objets sont manipulés, constituant des effets sur les actions à venir et attribuant de la signification. La compréhension passe par la communication verbale et gestuelle entre les différents acteurs, l'observation de leurs actions et leur collaboration. Les informations qui sont exposées résultent des expertises des différents métiers, des expériences faites sur le prototype et fournissent la base de la co-construction de nouvelles connaissances. La forme de la réunion permet un processus collectif et des interactions, dans lesquelles des expertises émergent ainsi que de nouvelles connaissances se développent et sont mises à l’épreuve. Ces connaissances provenant des acteurs comme des supports permettent des confrontations et des échanges et favorisent le développement du processus de développement de l’instrument DTI en question ainsi que le développement du processus de l’activité conjointe.

Nous avons jusqu’à présent utilisé à maintes reprises le terme d’acteur. C’est maintenant le moment de l’utiliser plus précisément. Nous prenons très au sérieux le dire de Latour qui, en se référant à Goffman, nous met en garde : « utiliser le terme d’« acteur » implique que l’on ne simplifie pas trop vite celui qui passe à l’action, puisqu’un acteur sur scène n’est jamais seul à agir » (2006, p. 67). Latour a élargi la notion d’acteur : « l’acteur est un sujet ou un objet qui arrivent à modifier un autre dans une épreuve » (ibidem, p. 349), et a par conséquent suscité un certain changement, car comme l’auteur précise « (…) an actor that makes no difference, in my vocabulary, is not an actor at all. An actor, if words have any meaning, is exactly what is not substitutable for anyone else, it’s a unique event, totally irreducible to any other » (Latour, 2005, p. 6).

De plus, nous allons utiliser le terme d’actant qui provient du domaine de la sémiotique et qui désigne les humains mais également les non-humains. En acceptant que ces derniers puissent être à l’origine d’un processus et réaliser des changements, nous nous distancions du vocable d’individu ou de membre d’un groupe ayant un rôle défini à l’avance comme c’est le cas dans une pièce de théâtre. De même, en parlant de groupe, on pose la question de l’animateur de groupe, de celui qui essaie de mener, de gérer l’activité d’un groupe. Du temps de Lewin, c’était un portier, quelqu’un qui ouvre des portes (De Visscher, 2001, p. 241). Aujourd’hui, on parle plutôt d’animateur, de modérateur, mais là aussi, il s’agit d’une attribution d’un rôle a priori. Bien qu’il soit clair que le responsable de l’organisme propose l’agenda et les grands thèmes, il n’est pas certain du tout que ce soit cet acteur qui gère le processus.

Ainsi, la forme de la réunion de travail n’est pas abordée comme un simple échange entre des individus sous la coupe d’un chef de groupe et analysée à son niveau apparent en considérant le statut, le rôle professionnel, les enjeux ou des éventuelles tensions, mais à travers la construction de sens et les significations que tous les acteurs font émerger au cours d’une activité conjointe, en prenant en compte toutes les conduites des acteurs et des artefacts dans leur développement historique. De cette manière, nous mettons le focus sur les relations entre les actants et sur toute l’arène en tenant compte du contexte et du cadre de la rencontre, un cadre qui est créé et recréé à tout moment par les acteurs qui mobilisent leurs propres mondes en évoquant des frontières et des contraintes. Nous pouvons ainsi franchir une étape supplémentaire dans la partie suivante en insérant le groupe en activité dans une arène d’intercompréhension, un groupe situé où l’on co-construit un terrain commun entre des mondes professionnels, voire des acteurs avec des expertises différentes.