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L’évolution et le champ large de la notion de médiation

Section I : L’inter-médiation dans les processus cognitifs d’une activité

Chapitre 5 : Le processus d’inter-médiation en tant que fondement de la

5.1 La médiation, une notion polysémique

5.1.1. L’évolution et le champ large de la notion de médiation

Le remarquable travail philologique de Cardinet (2000) évoque que le terme de médiation a été employé pour la première fois dans la littérature française dans un texte écrit par Jang de Meung, le continuateur du roman de la rose en 1265. Cardinet a montré qu’il l’a emprunté du bas-latin. L’auteure souligne que les utilisations de médiateur et de médiation dans les civilisations antiques sont à la source de l’emploi en français. On retrouve des racines dans la théologie chrétienne où prédomine l’idée d’un médiateur dont la fonction est double : lier, dans le sens ascendant et descendant, des parties trop éloignées pour établir seul ce lien.

Apparemment, le terme de médiation vient du latin ‘mediatio’ qui désigne l’action de servir d’intermédiaire entre deux pôles d’abord indépendants. Il s’agit donc d’un

terme qui vise une liaison entre des éléments. Un autre mot ’medio’, signifie partager en deux, être à son milieu, s’interposer. Ce vocable a probablement été à l’origine du verbemedialter, verbe qui s’est perdu aujourd’hui. Selon le dictionnaire historique de la langue française, les termes avec le suffixe med- n’ont pas été perdus dans certains domaines depuis leur début d’usage en 1265. Au plan juridique, la notion glisse vers l’entremetteur de paix, dans un contexte de conflit, et « les mots ‘intermédiaire’ et ‘différend’ lui sont accolés » (Cardinet, 2000, p. 26). L’auteure remarque que les pratiques de gestion des relations sociales ne sont pas les mêmes en Europe Occidentale que dans le bassin méditerranéen antique où vivaient principalement des nomades et où se trouve le berceau de la notion de médiation. À travers un inventaire minutieux, Cardinet a apporté une contribution précieuse à l’étude des manifestations du terme et elle a montré qu’on peut les répartir en deux catégories principales : les médiations interpersonnelles et les médiations intrapersonnelles. Cependant, le rôle de la médiation est toujours le même : induire la réconciliation. La notion du tiers reste prégnante et « la médiation, dans sa forme abstraite, sert à relier ce qui ne peut l’être spontanément » (2000, p. 28).

Le Grand Robert Électronique définit le motmédiationainsi:

1. (1561). Entremise destinée à mettre d’accord, à concilier ou à réconcilier des

personnes, des partis... – Arbitrage, conciliation, entremise, intermédiaire,

intervention.

2. Par ext. (Didact.). Le fait de servir d’intermédiaire ; ce qui sert d’intermédiaire-Processus créateur par lequel on passe d’un terme initial à un terme final

(dans la dialectique de Hegel, de Marx...).

La définition proposée pour le champ de la philosophie : processus créateur par

lequel on passe d’un terme initial à un terme final ouvre des perspectives

intéressantes pour notre travail.

Depuis Socrates et Platon, le terme est utilisé en philosophie. Hegel, en associant la médiation (en allemand : die Vermittlung) à la dialectique se réfère à la compréhension théologique de la notion. Pour lui, la dynamique qui s’instaure entre le mouvement initial et le mouvement final, est faite de conflits, de contradictions, de prises de conscience où chaque moment devient médiateur du suivant. Au sens dialectique de Hegel qui a largement popularisé ce vocable selon le Dictionnaire général des Sciences Humaines (1984),la médiation est le fait et l’acte de passer d’un premier terme à un second terme différent, qui est l’antithèse du premier.

Selon le Vocabulaire Européen des Philosophies (Cassin, 2004), c’est dans le premier tome de la Phénoménologie de l’esprit qu’Hegel utilise le terme Vermittlung en discutant les notions d’Aufhebung etaufheben. Ces deux termes se manifestent comme des «fétiches de l’intraduisible». «Le double sens (pour reprendre les termes de Hegel) d’un verbe,aufheben, qui signifie à la fois « maintenir, conserver » et « faire cesser, mettre fin » est non seulement connu des exégètes de Hegel et des spécialistes de philosophie allemande, mais appartient tout simplement à la culture philosophique d’aujourd’hui. Aufhebung y renvoie à un tour de pensée qui consiste à « dépasser » un point de vue sans le réfuter, à opérer une « synthèse » gardant le meilleur de la « thèse » et de l’« antithèse » tout en « ouvrant » sur des perspectives plus vastes» (ibidem, p. 152). «En distinguant bien aufheben de

vernichten (anéantir) et de Nichts (néant), on a vu que ce qui est aufgehoben n’est

pas supprimé, mais demeure ou plutôt devient quelque chose, que le texte appelle un « médiatisé » (Vermitteltes). (…) Il n’y a pas de néant, il y a le non-étant de quelque chose, autrement dit, un non-étant déterminé, et non un vide de

détermination, comme le néant en fait ne se laise pas penser. Médiation et détermination sont ainsi les deux caractéristiques du processus de l’Aufhebung, qui fondent sa positivité» (ibidem, p. 153). Finalement, c’est le passage dynamique entre deux opposés qui est révélé, les séparant et les reliant à la fois, leur donnant par là même du sens. Dans ce domaine, la notion est restée vivante jusqu’à nos jours.

Il est intéressant de constater que dans l’Encyclopædia Universalis de 1976, le mot médiation n’est pas mentionné en tant que tel. Il n’est utilisé que dans des articles, comme dans celui concernant la dialectique. Ce fait montre que l’usage du terme

médiation n’a pas été courant dans les années 1970 et qu’il n’est réapparu que

rélativement récemment, avec tous les risques de dérapage et d’imprécision. Effectivement, la « décennie de la médiation »14 n’a son pic que dans les années 1980 et la notion prend une importance sociale de grande envergure aujourd’hui. Selon Guillaume-Hofnung (2007), c’est en changeant simplement l’adjectif qualifiant la médiation que le concept s’opérationnalise dans le social selon la définition du séminaire de l’Union Européenne de septembre 2000, ainsi que dans le familial selon la définition du Conseil national consultatif de la méditation familiale 2001-2004. C’est Six (1990) qui a affiné le concept à l’aide de ses travaux dans les années 1990. Cet auteur a identifié quatre sortes de médiation : créatrice, rénovatrice, préventive et curative. Pour Guillaume-Hofnung, on peut ramener à deux ces formes de médiation : les médiations en dehors de tout conflit et les médiations conflictuelles que l’auteur associe respectivement à « des médiations de différences et des médiations de différends » (2007, p. 69). Ainsi, dans ce domaine, la médiation se situe dans le processus de communication éthique où il y a un individu qui tient le rôle de tiers afin d’établir ou de rétablir la communication. Il s’agit d’une structure ternaire et de cette manière, cette notion se distingue « de la négociation et de la conciliation qui peuvent faire l’économie du tiers » (ibidem, p. 71). De même, on n’utilise pas le terme de ‘partie’, appartenant à une pensée binaire, mais on parle d’« éléments en situation complexe » (ibidem, p. 83). Pour identifier le troisième élément, Guillaume-Hofnung propose le terme de médieur au lieu de médiant, désignant autrefois le médiateur ecclésiatique.

En psychologie sociale, Aebischer et Oberlé ont montré que l’idée de la médiation est bien présente non seulement en psychologie sociale, mais dans le champ psychologique dans son ensemble. Par ailleurs, pour ces auteurs, des oppositions de taille se dessinent « dans la façon de conceptualiser cette médiation » (1998, p. 154), à savoir si les éléments qui régulent sont seulement dans la tête de l’individu ou s’ils sont partagés ou distribués. À l’aide d’exemples, les auteurs montrent cette différence. Schank et Abelson (1977), préconisant le script, le canevas préétabli pour se conduire, soulignent plutôt une approche intra individuelle de la médiation. Mais en utilisant des approches, selon la classification de Doise, de niveaux supérieurs, tenant compte de l’interaction, du contexte et des règles qui les gouvernent, Aebischer et Oberlé (1998) montrent que les connaissances émergent de la communication entre les individus et ne sont pas localisables dans l’individu. De même, des travaux récents en cognition sociale, développés par Lave et Wenger (1991), Cole et Engeström (1993) ou encore Salomon (1993), dépassent l’aspect du distribué et soulignent l’importance des objets servant d’intermédiaires et pouvant ainsi favoriser l’activité commune et la communication entre les individus. Une position qui est soutenue en psychologie de l’interaction sociale par Brassac qui souligne que c’est justement la mobilisation des objets qui constitue la source du

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processus conjoint de conception dans le sens où ils « configurent les modes d’expression des individus » (2004, p. 265).