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Section I : L’inter-médiation dans les processus cognitifs d’une activité

Chapitre 2 : L’activité collaborative, une activité située et distribuée

2.5. Conclusion générale

Au terme de cette entrée épistémologique offrant le soubassement de notre travail, nous avons passé en revue des approches actuelles ou réactualisées d’analyse des processus cognitifs des activités humaines. Nous avons porté notre attention sur des courants socioconstructivistes en montrant que la cognition est rendue possible par l’interaction et la médiation sociale. Ainsi, une activité cognitive obtient un caractère ancré dans la situation et elle est même distribuée dans l’environnement entre acteurs et artefacts. Tous ces apports nous invitent à nous concentrer sur la construction du sens dans les situations de travail collaboratif médiatisées. En plaçant la situation, et plus précisément l’interaction avec l’environnement, au cœur de leurs construits théoriques, ces approches partagent l’idée selon laquelle les acteurs progressent dans la réflexion et dans la connaissance, en mobilisant les ressources que le contexte ou la situation interactionnelle met à leur disposition et/ou qui sont activées.

Les tenants de l’action située et de la cognition située insistent sur l’influence des circonstances dans lesquelles des actions sont réalisées. Ils se positionnent donc en opposition à un modèle de la planification et de théories de type de résolution de problème. Le plan, comme les autres artefacts présents, n’obtient que le statut d’une ressource dans le contexte où les individus agissent. Le caractère situé de l’action implique que la signification des artefacts pour l’action n’est pas inhérente à l’action, mais qu’elle doit être recherchée par les acteurs en fonction du développement de l’action. Pour l’action située et la cognition située, l’entrelacement de la connaissance et de l’agir est appréhendé de manière dialectique et non de manière causale. Ainsi, ces approches nous disent qu’il ne s’agit pas de deux constructions psychologiques séparées, mais que les deux forment une unité coordonnée qui enlève en même temps le gouffre entre les deux.

L’approche de la cognition distribuée insiste quant à elle sur le caractère situé des processus cognitifs. Elle met en exergue les aspects cognitifs qu’offrent les artefacts présents dans le contexte. D’ailleurs, ces artefacts ne sont pas de simples aides, mais une forme de représentation externe, qui se combine avec les représentations des individus, constituant ainsi un système représentationnel d’une tâche cognitive distribuée. Alors que la notion d’action située met en avant la relation entre l’individu et la situation concrète, Hutchins examine dans ses études les processus internes d’un groupe de personnes qui exécutent une tâche en prenant appui sur des artefacts. À travers cette approche, l’auteur offre un outil pour rendre compte de la manière dont des environnements complexes, constitués d’humains et d’artefacts, arrivent à réaliser des tâches complexes. Ainsi, la cognition distribuée postule un système d’ensemble dépassant la conscience individuelle et ne s’intéressant pas directement aux sujets d’une action. L’influence médiatrice des buts, des plans, des objets, des affects et des représentations mentales ordonne la représentation d’une situation alors que dans les analyses inspirées de l’ethnométhodologie il s’agit plutôt du caractère contingent et improvisé de l’action qui prime. Dans notre culture, les

artefacts servent, à travers leur utilisation finalisée, à mettre à disposition du savoir qui dépasse de loin les capacités cognitives d’un individu particulier. Pour Hutchins, les personnes et les artefacts qui réalisent ‘en commun’ une tâche constituent des éléments d’un système distribué cognitivement, dans lequel la communication se fait entre les acteurs et le travail, effectué à l’aide d’artefacts.

Pour les tenants de la mouvance de la théorie de l’activité, une activité se constitue dans un contexte au travers de la mise en acte (enactment) impliquant un ou plusieurs sujet(s) et un ou plusieurs artefact(s) vers un ou plusieurs objet(s) d’action(s) spécifique(s). De cette manière, ces auteurs se distinguent de l’approche de Suchman (1987) qui considère les plans et les buts de l’action comme des reconstructions rétrospectives. En théorie de l’activité, l’objet de l’activité constitue le point de départ de l’analyse et aussi son unité d’étude. Selon Nardi (1997), c’est justement cette inclusion de l’objet en tant que besoin motivant l’activité qui distingue cette approche des perspectives de l’action située. Ainsi, la théorie de l’activité offre un cadre conceptuel à l’analyse systémique d’une communauté comme celle des concepteurs et des utilisateurs d’un nouveau logiciel à l’hôpital. On fait de l’activité des acteurs le principe constitutif et organisateur et donc l’unité d’observation. L’activité est située ; elle subit et influence le contexte social spécifique dans lequel elle est inscrite. De même, la théorie de l’activité propose de rechercher les contradictions internes dans un système pour identifier les contraintes et les conflits et d’accorder un poids au point de vue historique.

Enfin, la différence entre les approches de l’action située, de la cognition distribuée et de la théorie de l’activité se montre dans la manière dont émergent les objectifs, voire les buts. Pour Suchman, l’action humaine est déterminée par la situation concrète et particulière et elle n’est pas nécessairement influencée par des plans préexistants. Pour elle, l’objectif émerge de l’interprétation des acteurs à partir de la situation donnée. Selon Clot (2005), une des différences entre les théories de l’activité et celles de l’action située et distribuée réside dans une position transformiste, c’est-à-dire provoquer le développement des activités pour transformer les situations de travail. En ce sens il utilise la catégorie de transformation pour poser la notion de développement. Il se distance de la perspective maturationnelle, c’est-à-dire de ce qui existe d’emblée, selon l’approche épigénitique de Piaget. Au contraire, il propose une démarche historique qui n’est pas écrite d’avance, et non de genèse. Alors que dans les analyses inspirées de l’ethnométhodologie, ce sont les dimensions de contingence et de l’improvisation de l’action qui priment, dans l’approche de la cognition distribuée on accepte une symétrie entre tous les acteurs et c’est l’influence médiatrice des buts, des plans, des objets, des affects et des représentations mentales qui structure la représentation d’une situation. Pour la théorie de l’activité, les artefacts jouent également un rôle prépondérant. Ils sont des médiateurs de la pensée humaine et des instruments au service de l’activité ; néanmoins les objets et les personnes sont asymétriques.

Cela dit, les trois approches mentionnées se fondent sur des activités réelles dans des situations naturelles. En s’inscrivant dans la mouvance de la perspective socio-culturelle, elles soutiennent la construction de la cognition dans le contexte où elle advient. Ainsi ce sont «les adjectifs tels que ‘situé’, ‘distribué’ ou les expressions telles que ‘in vivo’, ‘in the wild’, ‘in practice’ associés au terme cognition qui traduisent le plus couramment cette posture non egocéphalocentrée, donnant un rôle tout à fait important aux corps des acteurs et aux artefacts constituant l’environnement matériel de leur activités cognitives» (Brassacet al., 2007a, p. 91). Le développement de la cognition doit être vu dans un processus d’entrelacs et de

distribution entre l’être humain en relation avec les autres et avec des artefacts dans le cadre d’activités changeantes de la vie quotidienne.

Au chapitre suivant, nous allons aborder les concepts de l’artefact et de l’objet intermédiaire, éléments charnières pour décrire l’œuvre commune réalisée par les acteurs dans le monde « inter » au sein d’une activité collective.