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L’intérêt et les apports de l’approche située pour le travail collaboratif

Section I : L’inter-médiation dans les processus cognitifs d’une activité

Chapitre 2 : L’activité collaborative, une activité située et distribuée

2.2. L’intérêt pour le contexte ou le situé de l’activité collective

2.2.3. L’intérêt et les apports de l’approche située pour le travail collaboratif

Par le courant de l'action située, Suchman a contribué à un renouvellement important de la manière d’appréhender la cognition et l’action humaine, ainsi que des méthodes pour analyser les situations dans lesquelles les activités ont lieu. Du point de vue théorique, la notion a apporté un déplacement de l'attention vers des objets théoriques singuliers pertinents : les objets matériels, le contexte, les interactions sociales. En conséquence, il s’avère important de quitter la situation de laboratoire, terrain privilégié pour analyser la cognition et les actions dans un groupe et de s’orienter vers des situations dites naturelles, de manière non contrôlée par des variables prédéfinies. À cet effet, les notions de déroulement, d’effectuation, voire d’accomplissement des actions vont prendre de l’ampleur dans notre

démarche, car ce sont les composantes de ces notions qui participent à la construction de la cognition.

Nous allons discuter cette approche par rapport à notre propos en utilisant la synthèse des travaux de Salambier (1996) qui fait émerger trois grandes caractéristiques de l’approche située : l’influence de la situation, l’imprévisibilité et la limite d’un plan et la remise en cause de l’existence de représentations symboliques internes.

En mettant l’accent sur le contexte local immédiat, l’approche de l’action située s’intègre dans d’autres approches interactionnistes influencées par Mead, Schutz et Goffman. En accordant une importance à la situation, nous rejoignons une des dimensions clés de l’action située qu’il est nécessaire de déplacer l’analyse de l’action de la représentation vers le processus, voire l’accomplissement de l’action. Au lieu d’abstraire les actions de leurs circonstances et de reconstruire du sens à l’aide de modèles ou de types idéaux, il est plus opportun d’observer le comportement des acteurs en situation, en tenant compte des circonstances cognitives, sociales et matérielles dans lesquelles ils sont immergés. Sans tomber dans un déterminisme de l’action par différentes variables situationnelles, il s’agit de mettre l’accent sur les « embodied skills » des acteurs et les éléments, les possibilités qui apparaissent en cours de route. Comme Quéré le souligne : « le fait d’introduire dans l’effectuation même de l’action (…) l’idée d’un process, de quelque chose qui se développe, qui est orienté vers une finalité, quelque chose qui a une temporalité est nouveau » (1999a, p. 3). Ainsi, ce n’est pas seulement l’histoire présente ou passée dans laquelle les acteurs s’inscrivent qui intervient ; on doit considérer tous les éléments de la ligne passé-présent-futur dans la situation. D’autres travaux de recherche rejoignent ce courant en posant que « les processus mentaux ne peuvent être isolés du contexte de l’action, que celui-ci est nécessairement social et supporté par l’indexicalité du langage » (Rogalski, 2004, p. 105). Rogalski rappelle que dans les travaux de Lévi-Bruhl de 1922 on retrouve déjà l’idée qu’il s’agit d’étudier les fonctions mentales supérieures de manière sociologique et qu’il ne faut pas « enfermer la vie de la pensée » (ibidem,p. 105). De même, nous retrouvons une déclinaison de l’approche de l’action située dans le courant de l’apprentissage situé. Des travaux de référence, comme celui de Lave and Wenger (1991) et de Cole (1996), mettent en avant l’importance de la dimension de la situation et du rôle que jouent les pratiques dans des situations authentiques afin de favoriser une construction des connaissances.

De même, selon la deuxième caractéristique, l’approche de l’action située nous permet de nous distancier du plan préconstruit d’une activité, de l’idée que les accomplissements des actions ne seraient que des exécutions de plans préfigurés. Ceci est important dans le domaine de la conception où, comme dans notre cas spécifique, on se donne un ordre du jour, un canevas pour une réunion d’activités décisionnelles. En remettant en question la conception classique de la planification, Suchman montre la limite du rôle fonctionnel d’un plan ; cet objet ne prend qu’un statut de ressource parmi d’autres, un guide dans un environnement incertain et imprévisible. De cette façon, c’est l’inspiration initiale de l’action située, celle de la phénoménologie, qui nous semble être pertinente. L’activité s’organise dans l’environnement, avec ses ressources et ses contraintes. Déterminé par les interactions locales entre les acteurs et leurs contraintes situationnelles, le succès de l’action dépend de la capacité de l’individu à ajuster son comportement aux paramètres actualisés de la situation. Ainsi, l’approche de l’action située relativise la fonction des plans, voire des prescriptions d’actions : ils sont pris en défaut par la nature évolutive et imprévisible de la situation et des conduites des acteurs.

En ce qui concerne le troisième point, la remise en question de l’existence de représentations symboliques internes, le courant de l’action située remet la cognition non pas dans l’intérieur ou dans le sujet même, mais dans l’effectuation même de l’action, une tentative qu’on retrouve dans l’approche de la théorie de l’activité. En conséquence, le statut de la cognition change et la cognition n’est plus considérée comme un système de traitement de l’information. L’approche se situe avec d’autres dans une mouvance de réincarner la cognition et de l’insérer dans l’interaction avec l’environnement. Conein et Jacopin expliquent cette démarche par le fait que « les modèles classiques de la connaissance, en psychologie et en informatique, s’avèrent incapables d’intégrer les facteurs situationnels » (1994, p. 478). Pour ces auteurs, l’organisation de l’action est définie « comme un système émergent in situ de la dynamique des interactions » (ibidem, p. 476). En rejoignant la thèse de Suchman, ils expliquent que la dynamique peut provenir de la compréhension que chacun des acteurs a des actions de l’autre et de la perception directe de l’environnement. Ils évoquent le « situé » en fonction de la nature des interactions. En considérant ces trois dimensions clés, la situation, le plan et les représentations, il est intéressant que c’est justement dans le domaine de la communication interhumaine qu’on trouve un des rares cas où « le fait d’agir constitue immédiatement un environnement qui soit simultanément le produit et le cadre de cet agir » (ibidem, p. 480). L’idée que toute action cognitive collective devient un processus se développant vers un état final à travers un développement contingent, ni représentable, ni programmable et se fondant sur les éléments du contexte devenant lui-même de nouveau moyen nous intéresse au plus haut degré. De même, l’approche de l’action située nous inspire à travers sa démarche méthodologique. En intégrant l’ensemble d’une situation dans son unité d’analyse, elle dépasse le cadre de l’individu et elle permet de l’étudier en train d’agir dans son contexte. De plus, pour s’approcher d’observables sur le terrain, le type d’observation ethnographique avec le recours aux enregistrements vidéo peut nous aider dans la construction de notre corpus.

Comme notre objet de travail collaboratif se trouve lié à cette problématique, nous avons rappelé, schématiquement, les origines et les mouvances de la notion d’action située. Il s’agit de voir si les caractéristiques de la situation, telles qu’elles ont été définies par la philosophie pragmatiste et la sociologie interactionniste, peuvent se traduire dans le champ de la psychologie sociale des processus cognitifs. L'action située dresse un portrait des hommes et des choses comme qualitativement différents.

En ce qui concerne la différence entre l’action située et la cognition située, nous constatons que l’approche de la cognition située reprend les principes de l’action située en les appliquant à la cognition. Il ne s’agit pas de faire une distinction entre le social et le cognitif, mais de les appréhender comme deux aspects d’un même processus. Dans la cognition située, on s’éloigne de la perspective des ethnométhodologues et la cognition elle-même devient l’objet d’étude : les activités mentales (raisonnement, mémoire,…) ou les processus cognitifs (résolution de problèmes, apprentissage,...). En mettant l’accent sur le caractère émergent de la situation et en prônant que toute activité commune de construction de sens se déroule dans l’ici et maintenant, celle-ci a un caractère « situé ». Elle est située dans un cadre de contraintes et dans un espace structuré par des décisions.

L’indexicalité, mise en lumière par les théories ethnométhodologiques et

interactionnistes, rend illusoire la séparation des actes de leur contexte. De plus, la cognition étant située matériellement par son « ancrage » dans les objets de la situation n’autorise pas seulement l’activité, mais elle la configure.

Tandis que la notion d’action située met en avant la relation entre individu et situation concrète, la deuxième approche que nous allons étudier examine les processus internes d’un groupe de personnes qui exécute une tâche en prenant appui sur le monde externe, voire les artefacts. C’est l’approche de la cognition distribuée de Hutchins (1995) que nous appréhendons au prochain chapitre. De manière identique à Suchman, l’approche de la cognition distribuée met en exergue l’importance de l’environnement, dans lequel les acteurs réalisent leurs actions, mais elle souligne en particulier que les individus agissent dans un monde plein d’artefacts. Ainsi, elle déplace le focus des interactions sur toutes les composantes d’un système, une démarche qui a des conséquences sur la notion de la cognition.