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PROCESSUS D’INTÉGRATION DIFFÉRENCIATION

DE L ’ INTÉGRATION ET LA DÉFENSE DE LA DIFFÉRENCIATION

Pour Reynaud, « la complexité des structures de l'action collective est le résultat d'une différenciation

progressive, mais aussi de réorganisations et de négociations internes ou externes » (Reynaud, 1993)340. Il

s’ensuit une sédimentation et une combinaison de pratiques et de règles différentes et antagonistes, si bien que l’organisation est « incohérence par coexistence de cohérences différentes » (Reynaud, 1989)341. Cette hétérogénéité et ces contradictions génèrent des conflits ou des

dysfonctionnements (Reynaud, 1988)342.

Ces différenciations traduisent des régulations différentes, la régulation étant l’activité de production et de maintien des règles. Reynaud identifient trois types de régulation et en théorise

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338 Ibid. p. 184. 339 Ibid.

340 Reynaud J.-D., « Action collective et contrainte sociale », in Reynaud J.-D., Le conflit, la négociation et la règle, Octarès

Éditions, 1985, 2ème édition augmentée 1999, p. 244. Publié dans Chazel F. (dir.), Action collective et mouvements sociaux,

Presses Universitaires de France, 1993, pp. 257-267.

341 Reynaud J.-D., Les règles du jeu. L’action collective et la régulation sociale, Armand Colin, 1989, 3ème édition 1997, p. 46. 342 Reynaud J.-D., « Les régulations dans les organisations : régulation de contrôle et régulation autonome », in Reynaud J.D.,

Le conflit, la négociation et la règle, Octarès Éditions, 1985, 2ème édition augmentée 1999, p. 167. Publié dans la Revue Française

les relations : la régulation de contrôle, la régulation autonome et la régulation conjointe. Les ayant présentés au chapitre introductif, nous en rappelons ici brièvement les définitions.

La régulation de contrôle émane et est la traduction concrète de la volonté politique de la direction. Elle a pour objet de contrôler les zones de liberté que les salariés s’octroient et de peser sur leur régulation. La régulation autonome constitue le pendant de la régulation de contrôle. Elle émane et est la traduction de la volonté politique des salariés. Elle constitue une réponse aux efforts de contrôle extérieur. Très élaborée, elle vise à conquérir des positions face à ce contrôle. La rencontre de ces deux régulations, différenciées par leur finalisation, et des règles qui les sous- tendent, produit le conflit. Ce dernier constitue une modalité de fonctionnement normal. À travers lui, chaque acteur tente de faire admettre sa rationalité aux autres afin de faire infléchir leurs comportements343.

La rencontre des acteurs au travers du conflit permet de construire une action collective, de réguler leurs interactions sociales. À travers lui se définissent des règles du jeu ; il est souvent un détour nécessaire pour définir une base d’accord, « le fondement d’une régulation conjointe » (Reynaud et Reynaud, 1994)344. La régulation conjointe correspond au dépassement, pour un temps, du conflit.

Elle advient d’un compromis trouvé par les acteurs préalablement engagés dans un processus de négociation.

Une lecture de cette théorie sous le prisme de l’intégration-différenciation nous conduit à assimiler la régulation de contrôle comme une prescription d’intégration et la régulation autonome comme la défense d’une différenciation.

La régulation de contrôle consiste à régler, de l’extérieur, l’autonomie d’une entité, à peser sur ses régulations internes. Inscrite dans un projet, elle prescrit les pratiques à respecter, elle constitue en ce sens une démarche d’intégration normative, qui cherche à unifier les pratiques conformément à la représentation qu'elle se fait de la bonne marche des activités.

La régulation autonome affirme son autonomie vis-à-vis de la régulation de contrôle en référence, elle aussi, à la représentation qu’elle se fait de la bonne marche des activités. Elle cherche à préserver, défendre et/ou développer ses spécificités, sa différenciation, en réponse à l’effort d’intégration déployé par la régulation de contrôle.

Les deux régulations procèdent toutes deux d'une volonté politique. En voulant préserver ou développer son autonomie et donc sa différenciation, la régulation autonome cherche à augmenter son contrôle sur la régulation de contrôle. Autrement dit, les entités impliquées dans la relation cherchent à se régler mutuellement.

Cette dialectique d’intégration-différenciation qui s’opère aux interfaces et dont la dynamique est fondamentalement politique contribue fortement à la stabilité de l’organisation (Reynaud, 1989)345. Elle est inhérente à l’interdépendance des entités, laquelle est une potentialité de la

division du travail et des contraintes induites par la construction d’un projet commun (Reynaud, 1989)346.

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343 Direction et salariés sont les deux populations les plus souvent associées à cette théorie, l’auteur y fait d’ailleurs

généralement référence. Cependant, la théorie traite plus fondamentalement d’une relation spécifique, « celle qui s’établit

entre un groupe et ceux qui veulent le régler de l’extérieur » (Reynaud, 1988). Elle traite, en somme, de l’hétéronomie.

344 Reynaud E. et Reynaud J.-D., « La régulation conjointe et ses dérèglements », in Reynaud J.-D., Le conflit, la négociation et

la règle, Octarès Éditions, 1985, 2ème édition augmentée 1999, p. 255. Publié dans Le travail Humain, 57, 3, 1994, pp. 227-238. 345 Reynaud J.-D., Les règles du jeu. L’action collective et la régulation sociale, op. cit., p. 49.

Cette stabilité, toute relative, suppose néanmoins une opération de transformation sociale, transformant le conflit en ce que l’on peut assimiler à la coopération, possible par l’alignement politique des entités.

1.2.3.2.2. L

A RÉGULATION CONJOINTE OU LA RÉGULATION DE L

INTÉGRATION

-

DIFFÉRENCIATION

La régulation conjointe correspond à une jonction globale des régulations de contrôle et autonome, au dépassement, pour un temps, du conflit entre elles. À travers elle, les acteurs négocient un compromis qui organise, à partir des règles du jeu, un contrôle croisé relativement acceptable et accepté (Reynaud et Reynaud, 1994)347.

La négociation est définie comme : « tout échange où les partenaires cherchent à modifier les

termes de l’échange, toute relation où les acteurs remettent en cause les règles et leurs relations »

(Reynaud, 1995)348. Elle comprend les efforts et concessions que les acteurs font pour élaborer

ensemble des règles. Ce faisant, ils découvrent ou inventent des points de convergence des attentes mutuelles (Reynaud, 1991)349.

À travers l’inflexion des règles du jeu qu’implique la régulation conjointe, les entités régulent leur intégration et leur différenciation et inventent, pour ce faire, un espace dans lequel elles construisent une convergence politique. En d’autres termes, elles négocient leur degré d’intégration-différenciation, lequel sera incorporé aux nouvelles règles du jeu.

Cette convergence appelle cependant quelques remarques. Elle n'est pas la moyenne des positions des acteurs, mais une solution provisoire, acceptable par tous, raisonnablement cohérente (Reynaud, 1979)350. Elle n'efface pas le conflit ; elle permet temporairement de l’outrepasser parce

qu’elle représente en soit un enjeu supérieur à celui qui le précédait et à partir duquel elle a été formée.

La régulation conjointe est cependant peu fréquente ; elle a lieu uniquement lorsque la négociation est explicite. Or, la négociation explicite est un mode de négociation exceptionnel, si bien qu’il se développe souvent une cohabitation, une juxtaposition de deux régulations parallèles plutôt qu’une pleine régulation conjointe : « entre le conflit ouvert et l’évitement complet, s’étend un

large espace où cohabitent toutes les variantes de la coopération conflictuelle et de l’esquive partielle ».

L’auteur précise également que ces variantes aboutissent à une productivité sous-optimale (Reynaud et Reynaud, 1994)351.

1.2.3.2.3. L

A FRONTIÈRE COMME DÉLIMITATION DES RÉGULATIONS

La notion de frontière et la dynamique des frontières sont moins travaillées dans la théorie de la régulation sociale que dans l’analyse stratégique. Les deux corpus appréhendent néanmoins la frontière de manière similaire. Elle apparaît comme une zone politique floue et mouvante, où se rencontrent des acteurs finalisés, le pouvoir pouvant constituer en soit l’objet de leur finalisation. La frontière est par conséquent lieu de conflit, de négociation et de coopération, la négociation étant le processus par lequel le conflit se transforme en coopération.

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347 Reynaud E. et Reynaud J.-D., « La régulation conjointe et ses dérèglements », op. cit., p. 249. 348 Reynaud J.-D., Le conflit, la négociation et la règle, op. cit.

349 Reynaud J.-D., « Pour une sociologie de la régulation sociale », in Reynaud J.-D., Le conflit, la négociation et la règle, Octarès

Éditions, 1985, 2ème édition augmentée 1999, p. 231. Publié dans Sociologie et sociétés, XXIII, 2, automne 1991, pp. 13-26. 350 Reynaud J.-D., « Conflits et régulation sociale. Esquisse d’une théorie de la régulation conjointe », Revue Française de

Sociologie, XX, 1979.

L’auteur fait par ailleurs un lien entre règles et frontière. Il indique qu’une régulation délimite et est délimitée par un territoire et qu’elle définit ses frontières au contact d’autres régulations, bien que les frontières entre régulations restent floues (Reynaud, 1991)352. Les règles et les frontières se

définissant mutuellement (Reynaud, 1999)353, toute modification des premières équivaut à une

modification des secondes. La régulation conjointe, parce qu’elle stabilise les règles, fixe, le temps du compromis trouvé par les entités, le positionnement effectif des frontières entre elles.

1.2.3.2.4. U

N ACTEUR STRATÈGE

La conception de l’acteur dans la théorie de la régulation sociale est celle développée par l’analyse stratégique354, Reynaud y fait d’ailleurs explicitement référence (Reynaud, 1988)355. Il apparaît

comme un acteur stratège, porteur d’objectifs propres et opportuniste, doté d’une marge de liberté irréductible et d’une rationalité limitée. L’acteur, en vertu de l’individualisme méthodologique, est placé au centre de ces analyses ; c’est à partir de ses comportements et de ses interactions avec ses partenaires que ces corpus rendent compte de la régulation sociale.

1.2.3.2.5. U

NE INTERFACE POLITIQUE

L’interface constitue dans cette approche une zone où se rencontrent des acteurs qui, dans le cadre de leurs projets, cherchent à se contrôler mutuellement tout en conservant leur autonomie. La problématique centrale à l’interface est ici l’hétéronomie, son unité d’analyse la règle en tant qu’instrument politique.

En cherchant à se contrôler, les entités, différenciées par leur finalisation, leurs positions et leurs représentations normatives quant à la bonne marche des activités, prescrivent une intégration. Dans le même temps, en préservant et en développant leur autonomie, les entités font valoir et accroissent leur différenciation.

Ces mouvements contradictoires produisent des conflits aux frontières, portant sur le degré de contrôle et d’autonomie croisé des entités. Lorsque ces conflits sont explicites, les entités exposent leurs différends et, dès lors, engagent un processus de négociation formelle.

Les entités redéfinissent à travers ce processus leur niveau réciproque d’intégration- différenciation, leur niveau d’acceptation réciproque du contrôle et de l’autonomie. Le compromis qui en résulte se traduit par une modification des règles du jeu qui les relient et un déplacement des frontières.

Ce compromis est un artefact construit par les acteurs pour dépasser le conflit. Il modifie et clarifie les spécificités des entités et invente des modalités de fonctionnement remettant au centre de leurs relations leur régulation commune, donc leurs intérêts communs. Cette dynamique, qui est celle de l’intégration-différenciation, a des effets très stabilisateurs pour l’organisation. De ce point de vue, c’est à travers ses interfaces que l’organisation construit sa stabilité dans l’espace et dans le temps.

Ce processus formel de négociation n’est cependant pas la norme mais une exception, tant les conflits sont généralement latents et les négociations informelles. Cela signifie que, de manière générale, la régulation de l’intégration-différenciation est informelle, implicite, voire clandestine.

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352 Reynaud J.-D., « Pour une sociologie de la régulation sociale », op. cit., p. 233.

353 Reynaud J.-D., Le conflit, la négociation et la règle, op. cit., introduction à la seconde édition, p. 19. 354 Cf. 1.2.3.1.4 Un acteur stratège, p. 82.

Pour l’analyse stratégique et la théorie de la régulation sociale, l’interface est un objet fondamentalement politique. La première insiste notamment sur les sources et les dynamiques du pouvoir, la seconde met davantage l’emphase sur le conflit et la négociation. Nous proposons de compléter ces approches par une approche plus cognitive, les économies de la grandeur. Celle-ci éclaire davantage les processus de construction d’accords et leurs différentes modalités.

1.2.3.3.

L

ES ÉCONOMIES DE LA GRANDEUR

L'approche des économies de la grandeur (Boltanski et Thévenot, 1991)356 s'inscrit dans le courant

conventionnaliste. Elle répond à la question de la formation, des fondements et de la concrétisation des conventions, à la base de la régulation des conflits, de la production d’accords et de la coopération. L’interface y apparaît comme une zone d’équilibration cognitive qui régule la différenciation et l’intégration des représentations des acteurs en relation.

1.2.3.3.1. L

A DIFFÉRENCIATION DES REPRÉSENTATIONS

Les économies de la grandeur mettent l’accent sur la construction et la différenciation cognitives des entités, appelées « mondes ». Elles mettent au centre de l’analyse les cadres communs, les conventions, sans lesquels aucune forme d'échange, de coordination et de coopération n'est possible. Les conventions constituent un système d'attentes réciproques entre des personnes sur leurs comportements (Amblard et al., 1996)357 ; elles peuvent être formelles ou informelles.

Ces conventions sont appréhendées comme des grandeurs communes permettant aux acteurs de se repérer, de caractériser et donc de guider leurs relations selon les situations. Elles définissent un cadre dans lequel sont posés, pensés et résolus les conflits.

Ces grandeurs se déploient dans des « mondes » ou ordres de justification régis par la cohérence des principes sur lesquels ils sont fondés : « Chaque ordre de justification trouve sa cohérence dans une

forme de qualification des personnes et des choses impliquées dans le jugement et sur laquelle pèsent des exigences d'admissibilité » (Amblard et al., 1996)358.

À partir de l'histoire des idées occidentales, les auteurs extraient des différentes philosophies politiques qu'ils retiennent des principes sur lesquels se fondent les équilibres de la Cité. Six mondes purs sont caractérisés, chacun d'eux mobilisant des cohérences faites d'éléments (personnes, objets, représentations, figures relationnelles) que la personne utilise pour reconnaître la nature de la situation (Boltanski et Thévenot, 1991) :

! Le monde de l'inspiration : les objets valorisés sont ceux qui renvoient au génie créateur dont les acteurs sont porteurs : création, jaillissement de l'inspiration.

! Le monde domestique : la famille constitue la figure de référence, la tradition, les anciens, les ancêtres également. Ces figures sont conformes avec les règles de l'honneur, le respect des pairs et du père. La hiérarchie repose ici sur la subordination, la grandeur provient plus de la position que des compétences.

! Le monde de l'opinion : il est fondé sur l'opinion de l'autre ou le renom qu'une action peut procurer à son auteur, sur la reconnaissance de l'auditoire, la réputation, la considération, le vedettariat.

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356 Boltanski L., Thévenot L., De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.

357 Amblard D., Bernoux P., Herreros G. et Livian Y.-F., Les nouvelles approches sociologiques des organisations, Éditions du Seuil,

1996, 3ème édition 2005, p. 73. 358 Ibid., p. 78.

! Le monde civique : l'intérêt collectif prime sur l'intérêt particulier. L’équité, la liberté, la solidarité y sont des figures-clés. Ce monde transparaît dans la démocratie en organisation, la coopérative, le « service public ».

! Le monde marchand : ses principes sont issus des lois du marché, comme la concurrence, la captation de clientèle, la réussite d'une affaire, le meilleur prix, etc.

! Le monde industriel : y sont prédominantes la performance technique et la science, au fondement de l'efficacité. C’est le monde de la Raison.

Ces mondes purs s'entre-choquent dans la réalité, dans une même situation. En outre, les formes de la coordination sont différentes dans chaque monde. Les auteurs formulent l’hypothèse selon laquelle l'identification des mondes est une phase nécessaire pour construire des accords, résoudre les conflits inévitables entre mondes. Pour cette identification, les auteurs formulent les critères et notions-clés qui caractérisent les mondes (encadré 1.1).

L’organisation constitue un espace dans lequel, naturellement, des différences cognitives s’expriment. Cette différenciation peut conduire à l’incompatibilité des conventions et au conflit. Les acteurs ont typifié cette différenciation et les modalités de leur régulation.

Hormis le cas d'un monde pur, sans discorde, il peut y avoir trois types de situation. Premièrement, la « controverse » — termes utilisés par les auteurs pour désigner le conflit — peut survenir dans un même monde. Deuxièmement, les mondes peuvent se juxtaposer sans conflit apparent. Enfin, le conflit peut éclater de la confrontation des mondes.