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1. L’INFLUENCE DES CONTEXTES SUR L’ÉLABORATION DES POLITIQUES ÉDUCATIVES

1.3 L’instrumentalisation de l’UNESCO

En raison du bilan mitigé de la décennie 1990-2000, les objectifs ont été redéfinis en 2000, et alors, « un accent particulier a été mis sur l’amélioration des mécanismes de coordination et de suivi des objectifs de l’EPT » (Sénégal, EPT, p. 5). Cela a en quelque sorte contribué à déplacer les finalités de l’EPT, de la reconnaissance du droit à l’éducation à des préoccupations liées à l’obligation de résultats et à des considérations gestionnaires. Dans l’évolution de l’EPT, l’importance accordée aux résultats et à la gestion s’est accrue. Bien qu’un partenariat entre les agences des Nations unies (PNUD, UNESCO, UNICEF et FNUAP) et la Banque mondiale soit à

l’origine de l’EPT, le mouvement a surtout été associé à l’UNESCO en raison de son rôle de coordonnateur. Cependant, la Banque mondiale est parvenue à imposer son agenda spécifique au travers de l’EPT, et celui-ci ne correspond plus exactement aux engagements initiaux auxquels les pays ont consenti, soit de fournir des efforts pour respecter le droit à l’éducation. De cette manière, il apparaît que l’association de l’UNESCO à l’EPT ait favorisé l’engagement des pays, mais que l’agenda spécifique de la Banque mondiale prévale. Cette section présente différents éléments qui permettent de soutenir ce constat.

Le Partenariat mondial de l’éducation joue un rôle crucial dans l’application des orientations préconisées par la Banque mondiale. Si la poursuite de l’EPT a donné lieu à une série d’initiatives visant à accélérer l’atteinte des objectifs, dont l’Initiative mondiale pour l’éducation avant tout (GEFI en anglais) lancée en 2012 par le secrétaire général de l’ONU et l’Initiative “big push”, lancée en 2013, c’est définitivement l’Initiative de mise en œuvre accélérée de l’EPT (IMOA-EPT) de la Banque mondiale, lancée en 2002 et devenue le PME, qui s’est imposée. Toutes ces initiatives visent à élargir les partenariats et à mobiliser davantage de financements pour atteindre les engagements consentis. Bien sûr, l’IMOA-EPT a précédé de loin les deux initiatives de l’UNESCO. Elle est cependant la seule qui n’a pas été conçue comme une mesure temporaire et qui est devenue une institution en soi. Considérant que la Banque mondiale est l’une des initiatrices de l’EPT, l’on peut se demander pourquoi l’IMOA-EPT a été jugée nécessaire à l’atteinte de l’EPT, et ce, seulement deux années après la rencontre de Dakar. En effet, le lancement de cette initiative s’est appuyé sur l’argument de concrétiser l’article 10 du Cadre d’action de Dakar. De ce fait, la Banque mondiale s’était déjà engagée à s’assurer de fournir des ressources pour appuyer l’engagement des pays envers l’éducation de base. Pourquoi fallait-il créer une autre instance, et ce, en dehors du partenariat qui a donné lieu au mouvement de l’EPT ? Ainsi, en lançant cette initiative, elle prenait en quelque sorte le pouvoir de déterminer les critères de crédibilité. D’après son nom initial et ses fondements, nous serions portée à croire que l’initiative a donc été lancée en guise d’instrument pour atteindre les objectifs de l’EPT et assurer le respect des engagements de la communauté internationale, mais l’on constate plutôt qu’au fil du temps, c’est l’UNESCO qui a été instrumentalisée. Plusieurs exemples supportent ce constat, dont celui de l’élaboration des Plans d’action nationaux de l’Éducation pour tous (PAN-EPT) dans les années

2000, l’élaboration des stratégies sectorielles actuelles au regard des échéanciers prévus par l’UNESCO et le cas du Pôle de Dakar.

Afin d’atteindre les objectifs de scolarisation universelle, deux types de documents de planification ont commencé à être élaborés simultanément au cours des années 2000 : le Plan d’action national de l’Éducation pour tous (PAN-EPT) sous l’égide de l’UNESCO et le plan décennal sous l’impulsion de la Banque mondiale. Cela a été problématique puisque des pays se sont retrouvés avec deux plans à exécuter. Bien que ces documents étaient distincts, ils contenaient tous les deux des politiques éducatives que les pays s’engageaient à mettre en œuvre. Plus précisément, le processus d’élaboration des PAN-EPT était « légitimé dans la plupart des cas29 par

le souci de relever les aspects de l’EPT non couverts par les Plans nationaux d’éducation et de formation (PNEF) [ou les plans décennaux, selon l’appellation privilégiée] et d’enclencher un processus de révision de ceux-ci » (Damiba, 2005, p. 3). D’après Sirois et Lesturgeon (2009), « [c]omme l’élaboration [d’un PAN-EPT] n’était pas liée à des considérations liées au financement ou à des négociations avec des partenaires extérieurs, il est l’expression même d’une politique libre de toute contrainte, à l’exception bien entendu des orientations proposées par le Cadre d’action de Dakar » (p. 228). Cependant, les PAN-EPT devaient aussi, selon Damiba (2005) et les informations trouvées dans la stratégie sectorielle du Sénégal, être articulés aux OMD et au DSRP. L’on peut alors supposer que l’existence de ces plans survenait essentiellement pour faire valoir les objectifs de l’EPT dans le processus d’élaboration des plans décennaux, ce qui pourrait être interprété comme une pression de la part de l’UNESCO pour soutenir la légitimité de l’EPT. Ces plans ont rapidement été remis en question, sous l’argument de la crédibilité : « les plans d’action EPT ont rarement répondu à l’exigence d’être “crédibles” » (UNESCO/BREDA, 2007, p. 55). En ce sens, quatre cas (Cameroun, Congo, Madagascar RDC) évoquent explicitement des difficultés rencontrées dans la mise en œuvre de leur PAN-EPT. L’une de celles-ci réside dans le « non- respect des engagements pris par les parrains de l’EPT (financement) pour la mise en œuvre du PAN-EPT » (RDC, EPT, p. 50), alors qu’ils s’étaient engagés à soutenir des plans dits “crédibles”.

29 En référence à 26 pays de l’Afrique subsaharienne (francophones, lusophones et la Guinée équatoriale). Tous les pays retenus dans le cadre de cette recherche sont inclus dans la revue effectuée par Damiba (2005).

L’arrivée de l’IMOA-EPT en 2002 a été déterminante pour mettre en exergue l’insuffisance de ces plans, et dans le cas du Cameroun,

le non encrage du PAN-EPT dans un cadre macro-économique global ajouté aux conditionnalités imposées par les bailleurs de fonds pour accéder à l’Initiative de mise en œuvre accélérée de l’EPT (IMOA) ont conduit le gouvernement à élaborer une stratégie globale de l’éducation qui a été endossée par les bailleurs de fonds en 2006 (Cameroun, EPT, p. 57).

Dès lors, certains pays se sont tournés vers l’Initiative de mise en œuvre accélérée de l’EPT et se sont soumis aux conditionnalités afférentes pour obtenir un financement conséquent à l’atteinte des objectifs de l’EPT. La réponse des pays face à cette situation a été différente d’un cas à l’autre. Certains ont renoncé aux PAN-EPT (Cameroun, Congo, RDC), d’autres ont fusionné les deux documents (Côte d’Ivoire, Madagascar, Sénégal), et le Mali a choisi de concevoir les deux documents dans une perspective complémentaire. Non seulement cette situation passée fait part de la poursuite de deux agendas distincts disposant chacun de leurs exigences respectives, mais aussi des diverses manières d’affronter la situation de la part des pays. Cela montre une situation où les pays se trouvent à devoir gérer les incohérences qui surviennent sur le plan international. Surtout, elle discrédite en quelque sorte la légitimité de l’UNESCO quant au lancement des PAN-EPT, puisqu’ils ont été jugés non crédibles et n’ont pas obtenu de financement pour mettre en œuvre les politiques qu’ils contenaient. Ce ne sont pas tous les pays qui ont soumis une requête si tôt auprès de l’IMOA-EPT ou qui ont nommé des difficultés rencontrées avec les PAN-EPT dans les documents analysés. Néanmoins, la prédominance des plans décennaux (endossés par le PME ou non) sur les PAN-EPT est manifeste. En relation avec les stratégies sectorielles actuelles, ces dernières s’inscrivent en continuité avec les plans décennaux, et représentent une « deuxième génération du programme décennal » (Mali, PME, p. 51). Cela fait en sorte que le moment d’adhésion des pays au PME ne semble influencer que très peu l’élaboration des politiques éducatives, et le PME contribuerait plutôt à renforcer une dynamique déjà à l’œuvre.

Plus récemment, l’évaluation nationale de l’EPT réalisée en 2014 visait notamment à munir les différents acteurs « d’arguments utiles au déplacement des priorités » (Congo, EPT, p. 1) et à « susciter un large débat [permettant] d’élaborer l’agenda éducatif post 2015 » (Cameroun, EPT, p. 7) lors du Forum mondial sur l’Éducation tenu à Incheon en mai 2015. Or, la plupart des stratégies sectorielles analysées dans cette recherche ont été élaborées bien avant cette rencontre. Même dans les cas où la stratégie sectorielle a été publiée en 2015 ou en 2016, en raison des délais à prévoir pour son élaboration, son évaluation et son endossement, il est clair que le chantier était en marche bien avant cette rencontre internationale. En fait, parmi les douze stratégies sectorielles analysées, celle de la Côte d’Ivoire est la seule à se référer aux ODD et au cadre de l’Éducation 2030. Dans le cas du Cameroun, nous trouvons une explication potentielle à ce que l’élaboration des stratégies sectorielles n’ait pas attendu le rendez-vous d’Incheon :

Le gouvernement n’a pas attendu le rendez-vous des OMD en 2015 pour procéder à une nouvelle analyse exhaustive du système éducatif national. L’adoption, en 2010, du Document de stratégie pour la croissance et l’emploi, invitait en effet le secteur de l’éducation à réactualiser ses prévisions stratégiques (Cameroun, PME, p. 47).

La considération du document élaboré dans le contexte de l’Initiative PPTE a donc été jugée prioritaire par rapport aux OMD/ODD pour élaborer les politiques éducatives. À nouveau, nous pouvons questionner la légitimité accordée à l’UNESCO de la part des institutions porteuses de l’Initiative PPTE, mais plus encore, la notion de partenariat promue par les organisations internationales sur laquelle nous reviendrons. Par contre, si l’atteinte des objectifs de l’EPT a motivé l’avènement de l’IMOA-EPT, l’UNESCO favorise également l’adhésion au PME. Cela s’observe entre autres avec le cas du Gabon, pour lequel « L’UNESCO encourage le Gabon à l’élaboration d’un Plan sectoriel de l’éducation » (UNESCO, 2017). Dans cette perspective, l’UNESCO sert à la fois à légitimer le PME, et les engagements associés à l’UNESCO servent également d’arguments aux acteurs nationaux pour recadrer les priorités, ainsi que nous l’avons vu dans la sous-section précédente.

En relation avec cette tendance à l’instrumentalisation de l’UNESCO, le cas du Pôle de Dakar mérite d’être discuté. Formellement, le Pôle de Dakar est présenté comme étant « l’antenne africaine de l’Institut international de planification de l’éducation de l’UNESCO, seul institut spécialisé des Nations unies ayant pour mandat de renforcer la capacité des États membres à planifier et gérer leurs systèmes éducatifs »30. Lorsque nous examinons les références au Pôle de

Dakar dans les documents analysés (voir tableau 9), elles sont effectivement associées à la production et à l’analyse des données, de même qu’au renforcement des capacités en la matière. Tableau 9. Les références au Pôle de Dakar

Objets référencés Bénin Burundi Cameroun Congo Côte

d’Ivoire Guinée RDC Un appui à la réalisation d’un

Rapport d’état du système éducatif national (RESEN)

x x x x x

Le processus d’élaboration de

la stratégie sectorielle x x x

Une source de données x x

Le renforcement des capacités pour l’évaluation des acquis scolaires

x L’initiative “Gestion locale

de la qualité des apprentissages”31

x Une référence d’ordre

méthodologique x

Pour bien comprendre la relation entre l’UNESCO et le Pôle de Dakar, il convient de contextualiser l’origine de ce dernier. D’après un rapport d’évaluation externe du Pôle de Dakar publié par la firme C2G Conseil (2012), le manque d’expertise relative à l’approche statistique et économique adoptée pour orienter les choix de politiques éducatives a conduit le ministère des Affaires étrangères de la France à proposer la création d’une plateforme spécialisée. Cette

30 Site Internet du Pôle de Dakar disponible à l’adresse suivante : < https://poledakar.iiep.unesco.org/fr >.

31 Cette initiative vise à « amener les systèmes éducatifs à mobiliser les données existantes et celles produites par le système éducatif (notes, évaluations courantes, examens), et à effectuer des calculs permettant de mesurer l’apport de l’école aux progrès des élèves, de façon à générer des rétroactions locales, réfléchies et immédiates » (Cameroun, PME, p. 94).

proposition s’est concrétisée par une convention conclue entre la France et l’UNESCO pour la création du Pôle de Dakar en 2001, sous la responsabilité administrative de l’UNESCO. Cependant, le financement du Pôle de Dakar est assuré par l’Agence française de développement (AFD) (80 %) et par un fonds de la Banque mondiale (20 %) (C2G Conseil, 2012 ; Watkins, 2010). Dans ce contexte, il apparaît que l’UNESCO sert davantage d’étiquette légitimatrice de la plateforme, et qu’autrement, elle a peu à voir avec le Pôle de Dakar. À cet effet, Watkins (2010) montre, par l’analyse du rapport Dakar + 7 rédigé par le Pôle de Dakar (UNESCO/BREDA, 2007), les divergences d’orientations et d’interprétations fondamentales entre l’UNESCO et cette structure. Cela est problématique dans la mesure où ce document est publié sous l’autorité morale de l’UNESCO. Qui plus est, « la raison d’être initiale du Pôle était de porter un appui aux pays africains pour qu’ils puissent monter les plans suffisamment crédibles pour enclencher les financements des PTF – largement par le biais du FTI – puissent justifier leur financement » (C2G Conseil, 2012, p. 20), et donc, l’existence de cette structure est aussi légitimée par l’argument de la crédibilité des plans sectoriels de l’éducation. Cette crédibilité est notamment assurée par la réalisation d’un RESEN, pour lequel la méthodologie a été développée par la Banque mondiale (Mingat et al., 2001). La France finance, mais les connaissances diffusées par le Pôle de Dakar demeurent très liées à la Banque mondiale.

Nous avons montré une certaine tendance à l’instrumentalisation de l’UNESCO, et à la prise de pouvoir grandissante de la Banque mondiale sur l’EPT, notamment en instituant l’IMOA- EPT et par la méthodologie adoptée pour réaliser une analyse sectorielle par le biais d’un RESEN, préalable à l’élaboration des stratégies sectorielles. L’IMOA-EPT, devenu le PME, s’est également dotée de la mission d’améliorer l’efficacité de l’aide au développement, par l’application des principes de la Déclaration de Paris. Dans cette perspective, les stratégies sectorielles élaborées dans le cadre du PME sont fortement encadrées par ces principes.