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1. L E DÉVELOPPEMENT COMME PROJET GLOBAL

1.2 L’émergence du développement durable

La fin de la Deuxième Guerre mondiale présente un tout autre contexte pour les pays industrialisés ; il correspond à une période historique prospère nommée les “Trente glorieuses”. Devant une forte croissance économique et démographique dans ces pays, un constat émerge dans les années 1960 : la croissance économique, dépendante des ressources naturelles limitées, a aussi des limites. De nombreuses publications ont contribué à exposer ces limites au niveau global à cette époque (Gough, 2013 ; Rayner, Buck et Katila, 2010). Celles-ci ont attiré l’attention sur les limites de la technologie sur la nature et sur la relation entre la croissance démographique et économique avec l’épuisement des ressources naturelles et la dégradation de l’environnement (par exemple : Carson, 1962 ; Hardin, 1968 ; Ehrlich, 1968). Bien que ces publications aient été à l’encontre des contextes économique et politique dominant de l’époque, elles ont contribué à l’éveil progressif d’une conscience écologique collective qui, peu à peu, est parvenue à occuper une place importante dans les discussions internationales.

En 1968, le Club de Rome était fondé pour étudier les problématiques d’envergure mondiale, dont celles relatives à l’environnement et à la croissance démographique et économique. Cette même année, le gouvernement suédois proposait au Conseil économique et social des Nations unies (ÉCOSOC) d’initier une conférence internationale sur l’environnement humain. C’est en 1972 que ces deux dernières initiatives ont porté leurs fruits : d’abord par la publication du rapport Halte à la croissance ? (Meadows, Meadows, Randers et Behrens III, 1972) que le Club de Rome avait commandé à une équipe de chercheurs du Massachusetts Institute of Technology ; ensuite, par la tenue de la Conférence de Stockholm, le premier Sommet de la terre, où 113 pays membres de l’ONU se sont réunis pour discuter de questions environnementales6, où le

Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) a été fondé et où il a été convenu qu’un Sommet de la terre serait organisé par l’ONU tous les dix ans. Ces événements ont favorisé l’intégration des préoccupations environnementales aux orientations promues par les organisations internationales et la valorisation de l’interdépendance entre le développement et l’environnement. Par contre, ces deux événements sont à l’origine de deux visions distinctes du développement durable qui persistent encore aujourd’hui.

D’une part, le rapport Halte à la croissance ? reconnaissait que la dégradation environnementale qu’entraînait la croissance économique illimitée ne devait pas conduire au statu

quo. Les auteurs soulignaient que si une telle proposition était avancée par les nations riches, elle

serait considérée comme un acte final de néocolonialisme, et ils recommandaient une décélération de la croissance de leur propre production matérielle tout en aidant les pays en développement dans leurs efforts pour faire avancer leurs économies plus rapidement (Meadows et al., 1972, p. 194-195). D’autre part, les conclusions de la Conférence de Stockholm signalaient que le développement économique et social des pays du monde entier demeurait une priorité fondamentale à laquelle la protection et la conservation de l’environnement devaient s’harmoniser. Quant aux pays développés, ils devaient s’efforcer de réduire l’écart entre eux et les pays en développement, notamment en accélérant l’aide financière et technique aux pays en développement qui, eux, devaient orienter leurs efforts vers le développement, en tenant compte de leurs priorités et de la nécessité de préserver et d’améliorer l’environnement (ONU, 1972, p. 3).

Ainsi, les deux discours se rejoignaient en certains points, dont la nécessité d’une coopération internationale. Quant à la croissance économique, d’un côté, un ralentissement était prescrit pour les pays développés, de l’autre, un effort était demandé pour réduire l’écart, plutôt en augmentant la croissance économique dans les pays en développement, d’une autre manière que les pays développés l’ont fait, c’est-à-dire en considérant la donne environnementale. La responsabilité des pays développés dans les enjeux environnementaux s’est vue alors amenuisée, et il n’y était plus question de décélérer ou de stabiliser leur croissance économique comme prescrit par Meadows et al. (1972), puisque l’attention était désormais portée sur les pays en développement. Par ailleurs, l’aboutissement de ces enjeux dans les organisations internationales

déjà investies d’une mission de développement dans les pays pauvres a entraîné l’inclusion de la pauvreté parmi les causes de la dégradation environnementale. Alors qu’elle était initialement l’apanage de l’industrialisation et de la croissance économique des pays développés (Meadows et al., 1972), la pauvreté se voyait désormais ciblée : dans les pays en voie de développement, la plupart des problèmes de l’environnement sont causés par le sous-développement (ONU, 1972, p. 3).

La reconnaissance du problème que posait la croissance économique dans les pays industrialisés avait conduit, en 1966, à la formation du Groupe des 77, dans lequel les pays en développement se sont regroupés pour revendiquer leurs intérêts politiques et économiques. L’avènement des considérations environnementales a soulevé de nouvelles inquiétudes dans ces pays. Ils estimaient alors que la protection de l’environnement concernait essentiellement les pays industrialisés et craignaient une influence négative de ces nouveaux enjeux sur l’exportation des matières premières, source principale de leurs revenus nationaux (Ferguene, 2011 ; Mafouta, 2008). C’est ce qui a conduit, en 1974, à l’adoption de la Déclaration des Nations unies en faveur

d’un nouvel ordre économique international. Cette déclaration présentait alors la nécessité de

réformer profondément le système économique mondial mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ils considèrent que ce système d’inspiration libérale (représenté par le Fonds monétaire international, la Banque mondiale et l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce [GATT]) et placé sous l’hégémonie de quelques puissances occidentales, avec à leur tête les États-Unis, ne correspond plus aux nouveaux besoins (Mahiou, 2010, p. 1).

Si cette déclaration a eu un certain poids dans les négociations de l’époque, l’abandon du concept d’écodéveloppement7 dans les débats internationaux et l’application massive des politiques

néolibérales dans les années 1980 et 1990 ont limité le poids de leurs revendications. Ce faisant,

7 D’après Mafouta (2008), le concept d’écodéveloppement aurait été introduit à la Conférence de Stockholm (1972), mais aurait été banni du vocabulaire des organisations internationales à la suite de la Conférence de Cocoyoc (1974) qui remettait en question l’économie du marché, ce qui a causé des protestations de la part des États-Unis qui ont refusé l’usage de l’écodéveloppement.

ils n’ont pas été en mesure de faire valoir leur droit au développement (Mahiou, 2010), ce qui a par ailleurs donné une impulsion à l’ordre économique international déjà en place (Sauvant, 1981, dans Pavlic et Hamelink, 1985). Dans ce contexte politique instable, le deuxième Sommet de la terre prévu à Nairobi en 1982 a été annulé.

Les préoccupations environnementales ont toutefois continué à se faire entendre dans ces années et ont contribué à introduire le concept de développement durable dans le discours des organisations internationales. Dans la foulée des revendications émises en faveur d’un nouvel ordre économique international, de nombreux mouvements sociaux ont été créés afin de protester « contre les institutions financières internationales et les États des pays industrialisés pour le respect de l’environnement » (Belem, 2010, p. 31). Sur le plan international, l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) publiait World conservation strategy (1980), publication dans laquelle le concept de développement durable était introduit, en mettant l’accent sur les liens entre la conservation de la nature et le développement, de même que sur la nécessité de considérer les besoins des générations futures. Les recommandations formulées par l’UICN misaient sur la nécessité de mettre en place diverses conditions, dont une réforme de l’ordre économique international établi, ciblé comme une cause importante de la dégradation de la relation entre l’humanité et la biosphère, et l’introduction de la dimension sociale dans les discussions autour du développement et de l’environnement. De cette manière, il a été reconnu que le développement durable soit conçu en termes d’interdépendance des sphères économique (la croissance), sociale (la protection des droits humains et la satisfaction des besoins fondamentaux des populations) et environnementale (protection et conservation).

Par la suite, une commission mondiale sur l’environnement et le développement a été commandée en 1983 par l’ONU. Cette initiative a débouché sur la publication du rapport Brundtland (1987), Notre avenir à tous, qui a repris la définition proposée par l’UICN, et a contribué à populariser le concept de développement durable, souvent défini comme suit : « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs » (p. 14). Il s’agit de la vision du développement durable retenue et qui prévaut encore aujourd’hui (Baker, 2006 ; Fien et Tilbury, 2002 ; Jacob 1999 ; Jeziorski,

2014). Elle s’inscrit dans les suites de la Conférence de Stockholm, et le paupérisme et la croissance démographique sont maintenus comme des causes importantes de la dégradation environnementale, portant ainsi l’attention sur les pays en développement. Les pays développés sont également concernés par le développement durable : « [l]e “développement durable” devient ainsi un objectif non plus pour les seuls pays “en développement”, mais encore pour les pays industrialisés » (Brundtland, 1987, p. 10), ce qui laisse par ailleurs entendre que l’objectif de développement durable ne concernait que les pays pauvres auparavant. Alors que diverses conditions avaient été présentées par l’UICN (1980) afin d’atteindre un développement durable, Brundtland (1987) identifiait, quant à elle, les limites à sa réalisation en termes de techniques, d’organisation sociale et de capacité de la biosphère à supporter les activités humaines. Il s’agissait alors « d’améliorer nos techniques et notre organisation sociale de manière à ouvrir la voie à une nouvelle ère de croissance économique » (p. 14). En ce qui a trait au nouvel ordre économique international espéré par les pays en développement, Bruntdland (1987) soulignait que « leurs arguments doivent maintenant être refondus pour prendre en considération les aspects écologiques, fréquemment négligés dans le passé » (p. 65). Elle avançait que les souverainetés nationales représentaient des obstacles et que « le nationalisme et les divisions artificielles » devaient s’estomper (p. 4). Pour les pays pauvres, une nouvelle ère de croissance économique dépendait ultimement « d’une gestion économique efficace et dûment coordonnée dans les principaux pays industrialisés, une gestion de nature à faciliter l’expansion, à réduire les taux d’intérêt réels et à arrêter le glissement vers le protectionnisme » (p. 65). Enfin, Brundtland (1987) prescrivait au FMI et à la Banque mondiale, en lien avec les plans d’ajustement structurel, « des objectifs de développement plus vastes et à plus long terme que ce n’est le cas actuellement : la croissance, les buts sociaux et les répercussions environnementales » (p. 23). De cette manière, cette publication accordait un espace important à la croissance économique et aux mécanismes de contrôle externes aux pays pauvres, allant de pair avec la logique néolibérale véhiculée par les organisations internationales économiques. De plus, comme cela avait été soulevé à Stockholm, les pays en développement ne devaient pas suivre le modèle de développement des pays industrialisés afin de protéger et conserver les ressources naturelles.

La lecture du développement durable privilégiée dans le rapport Brundtland (1987) contribuait donc à redorer la légitimité des interventions des institutions de Bretton Woods et à réaffirmer la nécessité d’une aide au développement dans les pays pauvres. Contrairement aux rapports de Meadows et al. (1972) et de l’IUCN (1980), la vision portée par le rapport Brundtland (1987) légitimait la poursuite des pratiques de développement initiées aux lendemains de la Deuxième Guerre mondiale, qui consistent à vouloir imposer une seule vision du monde. Celle-ci s’articule autour d’une modernisation liée à une croissance économique effrénée dans laquelle les ressources et le progrès sont illimités, de même qu’une solide conviction envers la science et la technologie pour venir à bout de tous les problèmes (Waaub, 1991). Par ailleurs, les recommandations de ce rapport se portaient en faveur de l’ordre économique international établi, recommandant entre autres l’effacement des frontières nationales, la fin du protectionnisme et une emprise plus importante du FMI et de la Banque mondiale sur les politiques nationales des pays pauvres.

C’est donc sur cette conception du développement durable que se sont appuyés les différents événements internationaux de l’ONU jusqu’à présent. Depuis la publication du rapport Brundtland (1987), trois sommets de la terre ont eu lieu, soit Rio de Janeiro (1992), Johannesburg (2002) et Rio de Janeiro + 20 (2012). Celui de 1992 a été déterminant par la nécessité de considérer le développement durable dans l’élaboration des politiques publiques nationales par la mise en place de différents dispositifs normatifs et juridiques de la part de l’ONU. En effet, de nombreux engagements y ont été pris, dont la Déclaration de Rio, trois conventions (la Convention sur la diversité biologique, la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques et la Convention des Nations unies sur la lutte contre la désertification), et le plan d’action commun dit l’Agenda 21. Ce plan d’action est conçu pour guider les politiques publiques des États afin de s’engager dans la voie d’un développement durable. Bien que certains manifestent la nécessité d’établir un double bilan quant aux objectifs à atteindre dans le projet de développement durable (Stevenson, 2006 ; Nomura, 2009 ; Nyamba, 2005), l’engagement commun à respecter les différentes conventions et à appliquer l’Agenda 21 aux politiques nationales confirmait l’accord de tous quant à la nécessité de le considérer et d’en avoir une vision commune. Or, l’insuffisance de fonds pour les pays en développement à réaliser les engagements consentis a contribué à

resserrer l’aide au développement autour du développement durable et à le considérer comme objectif ultime dans les modalités de l’aide au développement. De cette manière, alors qu’on observe certaines réticences du côté des pays développés à ratifier les différentes conventions qui soutiennent le développement durable (Gonzalez-Gaudiano, 2005), s’effectue une surveillance accrue dans les pays en développement en raison de l’accroissement de l’aide internationale pour l’atteinte des objectifs internationaux et l’obligation de résultats. Un clivage s’établit ainsi entre les pays développés et les pays pauvres lorsqu’il est question de s’engager dans la réalisation du développement durable (Demaze, 2009 ; Ferguene, 2011).

La malléabilité que permet l’interprétation du développement durable (l’interdépendance des secteurs économique, environnemental et social) est donc problématique (McKenzie, Bieler et McNiell, 2015). L’importance du développement durable est généralement admise de tous (Brochard, 2011), car qui peut être en désaccord avec l’intégration de la protection et de la conservation de l’environnement, de la réduction de la pauvreté, des droits de l’homme, de la diversité culturelle, de l’égalité des genres ou de remettre en question le consumérisme ? (Gonzalez-Gaudiano, 2005, p. 243). Par contre, l’opérationnalisation du concept dans la pratique pose problème. En lien à ces deux courants qui ont marqué l’émergence du développement durable, il ressort qu’il demeure fortement associé à des considérations de croissance économique ou à l’opposé, à des considérations environnementales (Bonal et Fontdevila, 2017 ; Hopwood, Mellor et O’Brien, 2005 ; Varga, 2000). En conséquence, les considérations sociales, comme la préservation de la diversité culturelle ou le respect des droits humains, seraient les grandes absentes de ce projet universel (Gendron, 2006 ; McKeown et Hopkins, 2003 ; Stevenson, 2006). Par rapport à l’environnement, plusieurs estiment que son association avec le développement imposerait nécessairement une vision anthropocentrique (perspective essentiellement utilitariste où la nature est au service de l’humain qui la domine) (Berryman et Sauvé, 2016 ; Nomura, 2009 ; Varga, 2000) ou technocentrique (solutions technologiques aux limites de l’environnement en dépit des cultures et des modes de vie) (Mafouta, 2008 ; Hopwood et al., 2005), mais laisserait peu d’espace pour une vision écocentrée de la nature (les humains sont partie intégrante des écosystèmes). Dans cette perspective, l’environnement serait conçu comme un réservoir de ressources à protéger pour poursuivre une croissance économique ou comme un ensemble de

problèmes pour lesquels il convient de trouver des solutions technologiques (Berryman et Sauvé, 2016 ; Gonzalez-Gaudiano, 2005 ; Sauvé, Berryman et Brunelle, 2003).

Lorsque nous consultons la documentation des institutions de Bretton Woods, il ressort que le développement durable demeure en effet intimement lié à des considérations de croissance économique. Parfois, la croissance économique est adossée à une terminologie aux apparences progressistes, telles que “verte”, “solidaire”, “inclusive”, etc., dans laquelle il convient de mettre en place une gestion rationnelle des ressources naturelles. Par exemple, la Banque mondiale (2012) préconisait ceci :

Pour parvenir à une croissance verte et solidaire, il faut s’attaquer à des obstacles de nature politico-économique, combattre un certain nombre de comportements et normes sociales profondément ancrés et développer des instruments de financement novateurs, capables de modifier les mécanismes d’incitation et de promouvoir l’innovation ; il s’agit de remédier aux défaillances des marchés, des politiques et des institutions qui conduisent à la surexploitation des ressources naturelles (n.p.).

Ainsi, le développement durable, pour la Banque mondiale, se réfère essentiellement à « la croissance à long terme » (Wolfensohn, 1998, p. 13) où les effets négatifs sur l’environnement et les populations pauvres surviennent en raison « des dysfonctionnements du marché, des politiques publiques et des institutions » (Banque mondiale, 2017, n.p.). En ce sens, les perspectives alternatives pour réaliser le développement durable seraient dominées par la logique néolibérale (Lotz-Sisitka, 2004) et il y aurait ainsi peu d’espace pour la réflexion et la critique (Jickling, 2005, 2016). Suivant cette perspective, le statu quo serait généralement la réponse sentencieuse limitant ainsi l’idéal transformateur que le développement durable peut porter en faveur d’un changement social (Bonal et Fontdevila, 2017). Pour les défenseurs du statu quo, les causes de l’échec du développement durable seraient liées au manque de connaissances et de mécanismes appropriés pour réaliser un développement durable effectif. Ce point de vue engendre alors des compromis envers les questions environnementales et sociales, tels qu’une pollution acceptable pour stimuler la croissance économique, une diminution des zones agricoles pour créer des aires protégées, etc.,

ce qui témoigne d’une vision qui établit constamment une rupture entre l’environnement et l’humanité (Hopwood et al., 2005). Mochizuki (2016) identifie deux obstacles à concevoir le pouvoir transformateur du développement durable pour défier l’hégémonie. Le premier est d’ordre idéologique et réside dans le fait que les organisations économiques internationales, les entreprises et les multinationales représentent d’importants acteurs dans le financement du développement