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2. LES FONDEMENTS DES POLITIQUES ÉDUCATIVES

2.6 L’héritage colonial

L’on ne peut passer sous silence l’héritage colonial des systèmes éducatifs, et l’influence de ce fondement sur l’élaboration des nouvelles politiques éducatives. Les systèmes éducatifs hérités de la colonisation peuvent être considérés comme une force ou comme une limite, selon les cas. Par exemple, dans le cas du Cameroun, « le biculturalisme français et anglais qui permet

au système éducatif de bénéficier des apports des systèmes d’éducation et de formation anglo- saxon et français » (Cameroun, PME, p. 44) est présenté comme un point fort du système, alors que dans le cas du Burkina Faso, l’héritage colonial constitue un frein : « comme dans la plupart des pays africains, le système éducatif burkinabè issu de la colonisation est confronté à de nombreuses difficultés qui freinent son développement effectif » (Burkina Faso, EPT, p. 5). Le cas du Cameroun, ayant connu simultanément la présence française et britannique, est éclairant pour constater les différences qui s’immiscent selon le passé colonial. Les structures des systèmes éducatifs anglophone et francophone du pays comme telles sont globalement les mêmes, malgré de minimes nuances. La principale distinction entre les deux se révèle sur le plan de la qualité de l’éducation, où « les régions anglophones ont des résultats significativement meilleurs qu’ailleurs » (Cameroun, PME, p. 36).

Le français comme langue d’enseignement-apprentissage majoritaire est un indice important de l’époque coloniale, et les projets de l’aide au développement tendent à renforcer la place du français. Dans la majorité des cas, c’est le français qui est actuellement la principale langue d’enseignement-apprentissage. Pourtant, dans la stratégie sectorielle du Burkina Faso par exemple, on peut lire que les langues nationales « sont les principaux vecteurs de communication au Burkina Faso [et qu’] elles sont utilisées par la quasi-totalité de la population résidente (96,8 %) » (Burkina Faso, PME, p. 19). Dans le cas de Madagascar, « l’enquête [sur les acquis scolaires] de 2012 a révélé que plus de 2/3 des enseignants de CM2 enquêtés parlent rarement le français dans la vie quotidienne. Ceci signifie qu’ils n’utilisent la langue que lorsqu’ils y sont vraiment obligés, probablement à cause de leur faible maîtrise du français qui est pourtant la langue d’enseignement en CM2 » (Madagascar, PME, p. 35). Ces extraits démontrent bien que la scolarisation en français constitue une rupture avec les contextes socioculturels. Malgré cela, le débat persiste encore aujourd’hui et les langues nationales peinent à gagner en légitimité dans le secteur de l’éducation primaire.

Le Burundi et Madagascar ont chacun une langue nationale partagée par l’ensemble de la population, et cela semble représenter un facilitateur, puisque ces langues sont intégrées systématiquement au système éducatif dans ces deux pays, contrairement aux autres pays sous

étude. En effet, dans le cas du Burundi, « le Kirundi est la langue d’enseignement de la première à la quatrième année primaire depuis la réforme scolaire de 1973 » (Burundi, EPT, p. 7). Dans le cas de Madagascar, le contexte linguistique de la scolarisation n’est pas précisé, mais la présentation des résultats d’évaluation des acquis des élèves du primaire en français et en malagasy dans les deux documents analysés laisse croire en tout cas que l’enseignement-apprentissage du malagasy s’effectue à un moment ou un autre dans le système éducatif, et ce, aux côtés du français. Dans les autres cas, les situations sont variables. Par exemple, en RDC, il y a quatre langues reconnues en tant que langues nationales (kikongo, lingala, tshiluba, swahili), mais il est question de plus ou moins 500 dialectes. Ce type de situations peut complexifier le choix d’une langue lorsque plusieurs coexistent sur le territoire d’une même école. Cependant, même dans ces deux cas où le recours à une langue nationale est généralisé à l’éducation formelle pour une partie de la scolarité, il n’est pas particulièrement question de le renforcer, mais c’est plutôt une remise en question de ce choix qui ressort des documents analysés, ce qui est soutenu par la conduite d’études dans les deux cas.

Dans le cas du Burundi, deux considérations semblent poser des obstacles à la place du kirundi dans le système éducatif. D’une part, c’est dans un contexte de discussions autour de la réforme des programmes que « [l]a question des langues enseignées et d’enseignement fera l’objet d’un examen spécifique » afin de « garantir qu’à aucun moment les élèves ne soient handicapés dans leur apprentissage, pour ne pas avoir reçu préalablement les enseignements linguistiques nécessaires à leur progression » (Burundi, PME, p. 45). D’autre part, en s’appuyant sur l’étude EGRA, qui a décelé des problèmes de maîtrise de la langue nationale chez les élèves de 2e année

du primaire, c’est l’évaluation des « capacités linguistiques des enseignants du primaire en langue française » (Burundi, PME, p. 27) qui est proposée. Il est précisé que cette étude sera menée par l’Initiative francophone de formation à distance des Maîtres (IFADEM)42. À cela, s’ajoute

« [l]’étude de l’AUF [Agence universitaire de la Francophonie] [qui] propose des pistes de

42 IFADEM est une initiative mise en place par l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) et l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF) qui vise à « améliorer les compétences des instituteurs en poste dans l’enseignement du et en français ». Page de l’initiative repérée à l’adresse suivante : < https://ifadem.org/fr >.

formation continue des enseignants en français » (Burundi, PME, p. 27), une initiative sur la mise à niveau en français des nouveaux étudiants en enseignement menée par le Centre des Langues de l’Université du Burundi, et le projet de Formation initiale des enseignants pour l’enseignement fondamental commandité par la Coopération technique belge, qui devra tenir compte des recommandations de l’étude de l’IFADEM pour élaborer de nouveaux modules de perfectionnement. Cependant, un lien avec la langue nationale est établi, comme quoi une synergie sera à établir entre la formation des maîtres en français et le plan d’action ELAN, qui représente un projet de promotion du bilinguisme (langues nationales et française)43. Nous constatons ainsi

une certaine incohérence entre le fait d’améliorer la maîtrise de la langue nationale des élèves par

la formation des enseignants en français. Puisqu’il s’agit de deux projets distincts, il est fort probable que la synergie recherchée entre les deux soit laissée aux mains des acteurs nationaux, ce qui montre à nouveau les charges de gestion qu’ajoutent les projets d’aide au développement.

Dans le cas de Madagascar, la problématique se situe à un autre niveau. En effet, ce sont « les réticences du public face à la promotion de la langue maternelle » (Madagascar, PME, p. 55) qui sont soulevées. Dans cette perspective, il est recommandé que cet enjeu soit l’objet d’une étude pour déterminer « de manière pragmatique comment assurer que les langues employées selon les situations facilitent les différents apprentissages visés », de même que « les usages communicationnels effectifs et les représentations liées aux langues dans l’ensemble de la société » (Madagascar, PME, p. 55).

L’introduction ou le renforcement des langues nationales dans l’éducation primaire n’ont pas été discutés dans les cas de la Côte d’Ivoire, du Mali et du Congo. En effet, l’enseignement-

43 Il s’agit d’une initiative lancée en 2012 par l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), dont les partenaires sont l’Agence française de développement (AFD), le ministère français des Affaires étrangères et européennes (MAEE) et l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF). L’initiative ELAN a été menée dans huit pays africains, soit le Bénin, le Burkina Faso, le Burundi, le Cameroun, la RDC, le Mali, le Niger et le Sénégal. Au moment d’écrire ces lignes, le site Internet consacré à cette initiative n’était plus actif, et nous ne savons point si elle se poursuit. Bien que huit pays soient ciblés par cette initiative, le Burundi est le seul à en discuter dans l’un ou l’autre des documents ici retenus pour l’analyse. Notons cependant que dans le rapport EPT du Niger, ELAN Afrique est listé dans un tableau en tant que bailleur pour l’exécution de projet. Par contre, dans la colonne du financement accordé, c’est la mention “ND” que l’on trouve pour ELAN Afrique.

apprentissage des et dans les langues nationales est exclusivement retenu pour l’éducation non- formelle et l’alphabétisation (Côte d’Ivoire) ou est lié à des expériences marginales et localisées au niveau de l’éducation primaire (Mali et Congo). Dans le rapport EPT du Mali, il est fait mention de passerelles impliquant les langues nationales comme médiums d’enseignement-apprentissage pour les jeunes de 8 à 12 ans déscolarisés et non scolarisés vers le secteur formel. Dans la stratégie sectorielle du Congo (PME), l’éducation des enfants autochtones en zone forestière se déroule en langues nationales, dans le cadre des écoles ORA (Observer, Réfléchir, Agir), projet appuyé par l’UNICEF. Il apparaît que pour ces deux cas (Congo et Mali), il s’agit de la seule référence aux langues nationales dans les stratégies sectorielles en ce qui concerne les élèves d’âge primaire. Pourtant, pour ces deux pays, les langues nationales étaient présentes dans les politiques éducatives passées. En effet, dans le PRODEC (2000-2010) du Mali, l’un des axes prioritaires était : « une utilisation des langues maternelles parallèlement à celle du français » (République du Mali, 2000, p. 9), et dans le Plan national d’action de l’éducation pour tous (2002-2015) du Congo, l’action # 9 à mener dans le domaine de la qualité de l’éducation visait à « promouvoir l’introduction et l’utilisation des langues nationales à l’école élémentaire » (République du Congo, 2002, p. 56). D’autant plus que le Mali aurait été un pionnier dans l’introduction des langues nationales dans le système éducatif par le biais de la pédagogie convergente (Dembélé et Lefoka, 2007). D’ailleurs, l’usage des langues nationales comme médiums d’enseignement-apprentissage dans le cadre des passerelles permet de « confirmer les avantages liés à l’utilisation de la langue nationale dans le système formel et ce faisant, la valorise » (Mali, EPT, p. 18). Cette nécessité de démontrer les avantages de recourir aux langues nationales laisse penser que sa légitimité resterait à déterminer pour le secteur formel.

Comme le cas du Burundi l’a illustré, la forte présence d’institutions promotrices de la langue française dans les projets destinés à soutenir l’usage des langues nationales dans le système éducatif est susceptible de produire des effets contraires. En ce qui concerne la mission de l’OIF par exemple, où la France est déterminante des orientations poursuivies, on peut lire “Langue française, diversité linguistique”, ce qui peut porter à croire qu’au-delà de la langue française, l’organisation soutient également la diversité linguistique. Le premier objectif stratégique de l’organisation se lit plutôt comme suit : « Valoriser l’usage et l’influence de la langue française

dans un contexte de diversité linguistique » (OIF, 2019, p. 20), et l’organisme indique explicitement poursuivre l’expansion continue de la langue française sur le continent africain. En effet, dans la planification stratégique 2019-2022 de l’organisation, il est mentionné que l’OIF « apporte son concours au développement du capital humain et offre aux bénéficiaires la possibilité de se démarquer sur le marché globalisé de l’emploi », et ce, « en favorisant le déploiement de dispositifs d’alphabétisation et d’enseignement du français, notamment auprès des 500 millions de jeunes qui façonneront l’Afrique francophone » (OIF, 2019, p. 12). Parmi ses initiatives, il y a le projet ELAN, nommé dans le cas du Burundi, et le projet Apprendre à lire et écrire dans une première langue africaine et en français44 dans celui de la RDC. À un autre niveau, dans le cas du

Niger, l’évaluation de la maîtrise de la langue des enseignants est fondée sur le Cadre européen

commun de référence pour l’enseignement des langues. La langue (ou les langues) en question

n’est pas précisée et il est seulement question de « la langue d’enseignement » (Niger, PME, p. 51). Pour cette raison, il est difficile de savoir si cela renvoie aux langues nationales, mais comme il s’agit d’un instrument européen, il est probablement question du français. Dès lors, les instruments d’évaluation auxquels se réfèrent les pays sont susceptibles de renforcer la place du français dans le système éducatif.

La place des bailleurs selon les pays rappelle également les traces coloniales. Par exemple, en ce qui concerne les anciennes colonies belges, il apparaît que durant la période coloniale, l’éducation était principalement le mandat des missionnaires (Ewans, 2003). Dans les cas du Burundi et de la RDC, nous observons la présence importante des confessions religieuses, mais aussi de la Coopération technique belge (CTB). Bien entendu, leur présence n’est pas exclusive aux anciennes colonies belges, mais elles y occupent une place peut-être plus importante. Par exemple, dans le cas de la RDC, les confessions religieuses « gèrent plus ou moins de 70 % des écoles publiques » (RDC, EPT, p. 11). Dans le cas du Burundi, “l’éducation et la formation répondant aux besoins des jeunes et des adultes” est considérée à part de la scolarisation universelle

44 Projet de l’OIF qui vise à « renforcer les capacités des enseignants bilingues dans les domaines de la lecture et de l’écriture, de la transcription des langues nationales en utilisant des méthodologies, techniques et supports didactiques améliorés à partir des recherches récentes en sciences cognitives et en linguistique ». Page du projet téléaccessible à l’adresse suivante : < https://www.francophonie.org/Le-livre-vecteur-de-l-education-en.html >.

et de l’alphabétisation, et « [c]e volet de l’EPT bénéficie de l’appui de la CTB et de certaines ONGs internationales comme Wallonie-Bruxelles (APEFE) ainsi que des confessions religieuses. Ils interviennent dans la formation, les équipements et la construction des écoles et centre de formation » (Burundi, EPT, p. 30). Comme cela est démontré dans le paragraphe précédent, la France est aussi fortement présente dans les anciennes colonies belges, et les projets réalisés par l’OIF n’ont d’ailleurs été cités que par le Burundi et la RDC.

En amont de la situation de l’éducation, le contenu des études prospectives montre que les conséquences de la période coloniale se ressentent encore au niveau de la société. Les pays sous étude se caractérisent entre autres par la présence d’une grande diversité culturelle, et dans la majorité des visions formulées pour les pays, l’unité nationale est espérée. Les racines de cette diversité sont ancrées dans un passé lointain, et l’idée d’unité, de nation, d’État est relativement récente, et contrastée avec les structures sociales traditionnelles. Dans cette perspective, l’unité nationale n’a jamais été effective, et dans ce contexte, la formulation d’un projet de société peut être complexe : « pour un pays dont les populations ont eu de multiples trajectoires historiques, qui a été colonisé et dont les frontières sont un héritage de forces exogènes, il convient d’abord de déterminer le commencement de ce qu’il est convenu d’appeler “la société guinéenne” » (République de Guinée, 2017, p. 8). Puisqu’il existe un lien étroit entre l’éducation et la poursuite d’un projet de société (Ardoino, 1979), il est possible que l’absence d’unité nationale laisse une marge de manœuvre plus importante aux acteurs externes et à leurs orientations.

La colonisation aurait contribué à amplifier les divisions entre les ethnies, et particulièrement dans les cas de colonisations successives, comme en témoigne le cas du Cameroun : « Cette hétérogénéité s’est aggravée du fait d’avoir été successivement sous tutelle des pays aux systèmes d’administration différents (Allemagne, Angleterre, France) » (République du Cameroun, 2009, p. 7). Il est possible que le maintien de cette division entre les différentes ethnies serve des intérêts quelconques. À ce sujet, dans les documents du Bénin et de la Guinée il est fait état de l’instrumentalisation de l’ethnie. Pour la Guinée, cela aurait « d’abord été le fait du colon pour contrôler et dominer » (République de Guinée, 2017, p. 10). Dans les deux cas, elle se perpétuerait par des élites politiques pour garder une mainmise sur les ressources et dans un esprit

de pouvoir. Ce faisant, les divisions seraient maintenues par les pouvoirs politiques locaux. Dans cette perspective, nous observons que, dans les cas du Congo et de la RDC, qui sont les seuls cas à aborder l’éducation des peuples autochtones, les PTF semblent particulièrement impliqués en ce qui a trait à la scolarisation de cette part de la population. Par exemple, dans le cas du Congo, l’UNICEF a mis sur pied les écoles ORA, « qui s’efforcent de respecter le calendrier socio- économique des populations autochtones » (Congo, PME, p. 43). De cette manière, la présence de l’éducation formelle et d’options alternatives définies par des PTF montre comment les divisions peuvent être maintenues par le biais de la scolarisation.