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L’institutionnalisation de la communauté : la genèse d’une abbaye canoniale

PREMIÈRE PARTIE : LA GENÈSE D’UN LIGNAGE(XI e – XIIIe

2. La fondation de l’abbaye de la Roë : un élément fondamental de la mémoire familiale des Craon ? des Craon ?

2.2 La fondation de la Roë : un acte de bonne politique

2.2.1 Une abbaye au cœur de la forêt-frontière de Craon

2.2.1.2 L’institutionnalisation de la communauté : la genèse d’une abbaye canoniale

Un an après la donation du bois, eurent lieu la dédicace d’une première église et la bénédiction du cimetière. Sur le point de bénir le cimetière, Geoffroy de Mayenne décida d'ériger une paroisse dont les chanoines auraient la cura animarum.

L’évêque d’Angers, qui se trouvait dans son rôle épiscopal en intervenant pour superviser la création d’une nouvelle paroisse, sollicita Renaud, seigneur de Craon afin d’en délimiter105

le territoire le 25 avril 1097 : définir les limites et les matérialiser permettaient d’éviter toute contestation. Cet acte met en valeur le rôle joué par les seigneurs de Craon, bienfaiteurs susceptibles de devenir envahissants pour un groupe de clercs animés par la volonté de rompre avec l’emprise supposée délétère des puissants du siècle sur l'Église : les multiples

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J. M. Bienvenu, L'étonnant fondateur de Fontevraud, Robert d'Arbrissel, Paris, 1981, p. 95.

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A.D. Mayenne, Cartulaire de la Roë, n° 2 : ... post donum domni Raginaldi Burgundi forestarii voluerunt

habere villicationem suam et omnes cosdumas quas habebant in tota alia foresta tam cum heremitis quam cum aliis hominibus suis. Quapropter Bernadus et Raginaldus forestarii ceperunt securem de manibus Humberti primi eremite, qui cedebat unum truncum apium ... Unde Umbertus et alii valde tristes pecierunt donnum Raginaldum dominum de Credone dicentes ut defenderet suum donum de forestariis aut ipsi non amplius edificarent in sua elemosina sed fugerent in aliam terram.

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donations des seigneurs de Craon pouvaient faire basculer le groupe dans une forme de dépendance.

La charte n° 2 précise les limites de la paroisse entre le chemin de Grolet, au sud de l’actuel village de la Roë, jusqu’au ruisseau de Poiltrée au nord-ouest, petit affluent de l’Usure.106

Étaient présents à la dédicace outre l’évêque d’Angers Geoffroy de Mayenne, Renaud de Craon et ses fils, les barons du voisinage et les curés des paroisses proches de la Roë. Ces derniers donnèrent leur accord à la création de la nouvelle paroisse et n’en contestèrent point les attributions excepté le curé de Ballots qui disputa, un peu plus tard, certains droits de sépulture aux chanoines de la Roë.107

Ce n’est que progressivement, entre 1102 et 1105, que le caractère érémitique de l’organisation du groupe régulier disparut et que se mirent en place des institutions108

typiquement canoniales avec l’élection d’un premier abbé : cette évolution aboutit alors à la constitution d’une abbaye109

et au départ de Robert d’Arbrissel.110 En tout cas, l’acquisition de revenus fixes marquait une orientation nouvelle de la communauté, rompant avec son passé érémitique. Celle-ci, en entrant dans les cadres ordinaires de la vie consacrée, devint un interlocuteur plus commode pour le seigneur de Craon, et le départ de Robert d’Arbrissel lui laissait le champ libre d’autant que le refus par le groupe initial d’une donation plénière, par détachement de tout esprit de propriété, facilitait l’emprise du seigneur de Craon.

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L’Usure prend sa source dans la forêt de la Guerche en Ille-et-Vilaine, et se jette dans l’Oudon, au lieu de Bouche d’Usure dont les seigneurs furent des grands bienfaiteurs de l’église dès sa fondation

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A.D. Mayenne, Cartulaire de la Roë, n° 3 : on s’aperçoit donc que la fondation d’une abbaye représentait des enjeux importants, touchant de nombreux intérêts. Le curé de Ballots était présent bien avant la fondation de l’abbaye. Ce changement d’attitude à l’égard de l’abbaye, pouvait être la cause de plusieurs faits : la rapide extension de l’abbaye, les contestations et jalousies.

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J. Bienvenu distingue trois phases de cette évolution : - la première mutation institutionnelle interviendrait entre le 5/04/1100 et le 2/12/1102-1105, Robert prenant alors le titre de pasteur. Un seul chef se trouvait chargé de la gestion du groupe canonial, qui se transformait en véritable communauté. Ce n’était cependant pas encore une abbaye. La seconde commencerait avec l’apparition d’un prieur (Gautier le Petit en 1100) directement soumis à Robert. Et la troisième verrait l’apparition d’un sacristain et d’écoliers, attestant d’un changement de mentalité de la part des chanoines. Leur objectif n’était alors plus de vivre retirer du monde, libre de toute contrainte mais de recruter et de former leurs successeurs (J. Bienvenu, Genèse d’une abbaye canoniale :

Notre-Dame de la Roë au tournant des 1100, Mémoire de maîtrise, Université catholique de l'Ouest, Angers, multigr.,

1989, 65 p. : cette étude est consultable sur le blog de J. Bienvenu [http://mes-recherches-en-histoire-medievale.over-blog.com/], dans la partie conclusion 17 juin 2008).

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Entre 1102 et 1105, lorsque Quintin, l’un des cinq compagnons de Robert et certainement le plus proche, fut élu premier abbé de Notre-dame de la Roë, nous pouvons dorénavant parler d’abbaye. L’abbé Pierre d’Airvault est alors envoyé par l’évêque d’Angers Renaud de Martigné pour procéder à l’intronisation abbatiale de Quintin.

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Pourquoi Robert d’Arbrissel n’était il pas dès lors resté à la Roë ? D’après J. Bienvenu, il serait parti de la Roë entre 1102 et 1105 en raison du fossé qui se creusait entre son idéal et l’esprit de ses chanoines (J. Bienvenu,

Genèse d’une abbaye canoniale : Notre-Dame de la Roë au tournant des 1100, p. 35). Ne peut-on pas émettre

l’hypothèse que l’évolution de cette communauté en abbaye a été voulue par Robert du fait des nécessités du moment (accroissement numérique, ouverture vers le monde extérieur), mais qu’il ne se sentait pas encore prêt pour devenir abbé ? Cela expliquerait le fait qu’il ait soutenu son compagnon, Quintin, au cours de l’élection abbatiale.

Noyau foncier initial (février 1096) : - bois 5/04/1100 - bois défriché et réparti en 7 manses

Entre 1100 et 1102-1105 (consécration abbatiale de Quintin)

- 6 nouvelles dotations foncières dont deux de Renaud de Craon - ½ dîme

- ½ moulin

- dotation à Robert d’Arbrissel de l’église d’Arbrissel à la suite de la prédication de Robert par un certain Hervé de l'Épine

--- apparition d’un serf

--- apparition d’un prévôt (administrateur des biens fonciers).

Tableau 10 : Le patrimoine des chanoines : de la jouissance d'un bois au dominium foncier

Cette évolution constituait une atteinte à l’idéal érémitique de pauvreté et de dépossession complète de biens. Les chanoines ne se contentaient plus du travail de l’agriculture et de défrichement mais attachaient désormais plus d’intérêt à la gestion de leurs biens fonciers. Pourtant, vers 1100/1101, cet idéal de pauvreté était encore bien présent dans l’esprit des chanoines, nous dit J. Bienvenu111, puisqu’ils refusaient de devenir propriétaires de la tenure de Guillaume de la Lande-Baruchon.112 Cette hypothèse ne peut pourtant plus être avancée lorsque l’on regarde ce qu’est devenue, d’un point de vue juridique, la concession octroyée par Renaud le Bourguignon aux premiers ermites : le bois concédé à titre de jouissance apparaissait désormais dans un acte comme la propriété des chanoines. Cela atteste bien de l’évolution très rapide de la mentalité du groupe primitif, qui aboutit à l’acceptation par l’abbaye des dons en toute propriété et vers 1102-1105, nous avons un acte de Renaud mentionnant la donation à l’abbaye de quatre métairies et d’un moulin : la communauté détenait dorénavant un véritable patrimoine foncier et immobilier. Cependant, ce dominium foncier était encore soumis aux droits banaux du seigneur de Craon et en particulier la haute justice, puisque nous voyons dans un acte le camerarius du seigneur de Craon intervenir sur les terres des chanoines et saisir un bœuf qui venait d’être volé par un paysan.

Parallèlement, l’abbaye prenait un nom qui la situait précisément dans un espace localisé. L’origine de ce nom a nourri de nombreux débats et le terme Rota suscité de nombreuses réactions. Ce vocable apparaît pour la première fois vers 1115-1130113 et dans la bulle d’Innocent II en 1136.114

Plusieurs questions se posent que les historiens ne se sont pas préoccupés de résoudre ni même de soulever : de quelle manière a eu lieu ce changement de dénomination ? Est-ce que cela sanctionne une évolution de cette abbaye, moins attachée à

111

Ibidem, p. 35.

112

Le refus en 1100 de l’acquisition de la métairie de Guillaume de la Lande était-il du à la présence de Robert d’Arbrissel, qui refusait toute acquisition de ce genre ?

113

A.D. Mayenne, Cartulaire de la Roë, n° 13 et n° 14.

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son idéal originel ? N’y aurait-il pas simplement une raison pratique ? - « Notre-Dame du Bois » a pu être le nom de plusieurs établissements -. D’ailleurs, cette nouvelle dénomination concernait-elle le bois ou l’abbaye ? Quoi qu’il en soit, ce changement d’appellation se trouve reconnu et confirmé par l’autorité supérieure, représentée par le pape. Auparavant, l’abbaye était désignée sous le nom de Notre-Dame du Bois, allusion au lieu dans lequel elle avait été fondée. La bulle de 1136 juxtapose les deux vocables : « Dilecto filio Roberto abbati Sancte

Marie de bosco de Rota…Nous pouvons donc dater avec précision l’apparition de cette

dénomination.

Sa signification en est plus obscure : au XVIIIe siècle, on estimait que cette abbaye était appelée du nom de la Roë, « parce qu’elle est comme le centre de je ne scay combien de paroisses qui en dépendent et comme au milieu de la plus part des biens qui y ont été donnez par quantité de personnes de qualité et qui y aboutissent comme les rayons d’une roue…au centre. On voit aussi de petites roues d’architecture sur l’église, les portails de l’église de la Roë …et qui en sont les armes parlantes ».115

Mme Hamon Jugnet se contente de dire que l’explication paraît insuffisante. Il semble en effet qu’il s’agissait d’une analyse après-coup du XVIIIe siècle, que les paroisses et les sentiers existant alors ne remontaient pas tous au XIIe siècle et qu’ils ne pouvaient pas converger en un point, matérialisé par l’abbaye. En fait, c’est le seigneur de Craon qui créa une route plus tard. Mme Hamon Jugnet suppose que l’abbaye prit le nouveau vocable de Rota en raison de l’espace défriché par les chanoines. Le premier nom donné à l’abbaye viendrait de la donation du bois en 1096 par le seigneur de Craon puis, la construction de l’église et du monastère qui occasionna des défrichements et l’aménagement d’une vaste clairière autour de la nouvelle abbaye serait l’origine de ce changement d’appellation.116

Jean-Claude Meuret117 nuance cette hypothèse qui établirait une correspondance entre le terme de Rota et la notion d’espace défriché : ce terme, qui signifie la roue, a souvent été interprété comme une allusion à la forme circulaire des défrichements autour de l’abbaye ; celle-ci eut, en effet, une roue dans son blason. Selon lui, cette interprétation appelle quelques réserves car le nom de la Roë était aussi celui d’une famille118

115

J. Grandet, Notre-Dame Angevine, B.M. Angers, ms 687 (a 621) fol. 55, manuscrit publié par A. Lemarchand,

Histoire de la cathédrale, des abbayes et des églises d'Angers avec de nombreuses descriptions d'édifices,

Angers, 1884, II - 638 p.

116

Il est curieux, nous dit M. Hamon Jugnet de constater que le terme Rota apparaît à la même époque que la consécration de l’église en 1138 (ch. 50), peut-être par nécessité pratique.

117

J.-C. Meuret, Peuplement, pouvoir et paysage sur la marche Anjou–Bretagne, Société d’Archéologie et d’Histoire de la Mayenne, Laval, 1993, p. 557.

118

Les allusions à cette famille sont nombreuses dans le cartulaire de la Roë ; citons par exemple la notice n° 123 dans laquelle Suhart de la Roë effectuait une donation à l'abbaye ou bien la notice située au folio 95 v° (cf annexes, p. 826).

mentionnée avant que l’abbaye ne portât ce nom et d’une terre limitrophe de celles de l’abbaye, mais située sur la paroisse de Fontaine-Couverte.

Au total, la genèse de Notre-Dame de la Roë est un exemple de passage progressif d’une orientation érémitique d’un groupe à une organisation cénobitique et nous pouvons discerner trois étapes dans la genèse de l'abbaye canoniale. Dans un premier temps, un groupe de clercs mène une vie érémitique dans la forêt de Craon, pleinement libres, sans attache foncière. Puis, à l'initiative du pape, de passage à Angers en février 1096, nous assistons à une institutionnalisation de façade de ce groupe : les ermites deviennent des chanoines. Cependant, leur idéal premier est préservé : ils semblent continuer en effet à mener une vie érémitique, leur organisation n'est pas hiérarchisée et les premières dotations foncières et immobilières sont réduites. Enfin, vers 1100 - 1102/1105, ce choix cénotitique devient peu à peu effectif, conséquence de l'accroissement numérique du groupe canonial : une organisation hiérarchisée se met en place avec, notamment, un pasteur et un prieur; les dotations se multiplient; un véritable patrimoine se constitue que les chanoines n'hésitent pas à défendre en engageant des procès. Un fossé se creuse entre l'idéal des premiers chanoines-ermites et celui des nouveaux venus. Enfin, l'élection abbatiale de Quintin allait marquer la constitution de la communauté en abbaye, dernier jalon de son évolution institutionnelle. Peut-on pour autant déduire que la communauté avait renié totalement ses origines érémitiques? Selon M. Hamon-Jugnet119, le temps ne semblait pas avoir détruit complètement l'esprit que les premiers chanoines lui insufflèrent puisqu’elle restera pendant longtemps la plus pauvre abbaye angevine. Et il semble que les seigneurs de Craon, conscients des avantages que pourrait leur procurer cette abbaye réformée et strictement organisée, ne se soient pas opposés à l’évolution de cette communauté tant qu’ils conservaient l’abbaye sous leur dépendance matérielle et financière, d’autant qu’elle leur permettait de stabiliser ces ermites, sans pour autant faire preuve de largesses exorbitantes, ce qui expliquerait la relative pauvreté de l’abbaye.

2.2.1.3 L’abbaye de la Roë, un édifice roman, achevé au moment de la rédaction du