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Un héros de légende hors des voies de la mémoire familiale

PREMIÈRE PARTIE : LA GENÈSE D’UN LIGNAGE(XI e – XIIIe

FONTAINE – DANIEL

3.1 Dans le sillage des Plantagenêts : des seigneurs fidèles et courtois

3.1.1 Une prise de position à contre-courant de l’aristocratie angevine mais relevant d’un système de valeurs familiales système de valeurs familiales

3.1.2.2 Un héros de légende hors des voies de la mémoire familiale

Contemporain de ces poèmes, un récit sur Maurice de Craon, remanié par la suite, nous est parvenu. La documentation sur Maurice II de Craon nous offre une image de ce personnage à plusieurs facettes : à la fois chevalier, châtelain soucieux de ses intérêts et poète, il est le sujet principal de ce texte et, bien que ce dernier soit différent de l’original, le rendant difficilement exploitable, les traits du seigneur de Craon et les valeurs qu’il défend correspondent à celles évoquées précédemment. Tout en restant distant face à ce genre d’écrit et critique dans son analyse, son étude présente un certain intérêt pour notre problématique et nous invite à poser la question de l’appropriation familiale d’un tel récit comme élément d’une mémoire, dont l’aspect culturel, en pleine élaboration à ce moment là, n’en était qu’une manifestation.

3.1.2.2.1 Maurice II de Craon, « preux de légende »

Le récit intitulé « Maurice de Craon » provient probablement d'un manuscrit français, qui a été perdu et nous ne le connaissons qu'à travers un remaniement, un conte288 composé de 1784 vers, d’auteur inconnu, dont on dit qu’il a été commandé par Othon de Brunswick. La rédaction française qui servit de modèle à la rédaction allemande date de la fin du XIIe siècle, époque où vivaient les principaux personnages du poème et à un moment où les Plantagenêts recueillaient les fruits de leur « propagande »289 mais s’entredéchiraient dans des luttes familiales, annonçant la dislocation de l’empire. La description du tournoi par exemple est anachronique avant la fin du XIIIe siècle et ne présente pas les tournois de l’univers Plantagenêt. En effet, l’allusion à des « tribunes » ou le détail de l’armement, avec la mention de jambières, n’évoquent pas des aménagements ou un équipement de la fin du XIIe

siècle, tels qu’ils peuvent être présentés dans l’Histoire de Guillaume le Maréchal.290

Si l’Histoire n’a pas pour vocation de décrire ces rencontres, puisque l’auteur suit son héros, il nous place cependant au cœur de l’engagement et nous apporte des éléments comparatifs : le

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Nous possédons trois éditions de ce récit : celle de Massmann (Berlin, 1850), de M. Haupt (Berlin, 1871) et de E. Schröder, Zwei altdeutsche Rittermaeren, Berlin, 1894, 4ème édition, 1929). Nous utilisons cette dernière édition.

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M. Aurell, L’Empire des Plantagenêts 1154-1224, Perrin, 2003, p. 96.

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déroulement, l’impression finale d’un spectacle sont aussi présents dans le texte sur Maurice de Craon mais de nombreuses choses diffèrent tant dans le descriptif que dans la rhétorique.291 Cette pièce allemande a été commandée par Othon IV, qui a vécu pendant sa jeunesse à la cour d’Henri II, de son grand-père Henri Plantagenêt, qui a même été un moment comte de Poitiers et est resté un allié proche de ses oncles rois d’Angleterre. Elle a été rédigée dans l’ouest de l’Allemagne entre 1210 et 1220, selon Klotgen (J.), à un moment où la littérature courtoise française avait déjà commencé à faire l’objet d’adaptation en haut allemand. D’ailleurs, ce n’est pas la première fois que les Allemands traduisent et adoptent des textes chevaleresques et courtois.292 Certains historiens293 ont rapproché de ce poème un fableau dont le fond était analogue : Du chevalier qui recovra l’amor de sa Dame. Cette œuvre a été retrouvée dans un des manuscrits sur parchemin les plus célèbres de l’ancienne littérature, le

Codex connu sous le nom de Livre des Héros, trouvé au château d’Ambras.294

Quoi qu’il en soit, le remanieur allemand semble avoir alourdi le poème original et nous ne savons pas dans quelle mesure il s’agissait d’une adaptation fidèle de ce manuscrit.

L’auteur fait preuve d’un certain sens de l’abstraction et sa dissertation fait penser à l’œuvre d’un clerc, élaborant une mise en scène amoureuse qu’il associe à des personnages réels en les romançant et ayant sa propre conception de l’amour courtois : le récit demeure très rhétorique. En effet, les actions et les principaux acteurs se situent dans le Maine et l’Anjou, plus précisément à Beaumont-le-Vicomte appelé aujourd’hui Beaumont-sur-Sarthe et certains détails topographiques nous indiquent que le remanieur allemand avait l’œuvre originale française sous les yeux. C’est ainsi que figure, dans le récit, le toponyme « la Gaudine », situé à 3 km de Beaumont, entre Vivoin et Doucelles. Maurice de Craon aurait poussé vers le bois du château de Villiers près de Doucelles avec gerfauts et éperviers. Le texte allemand précise que le tournoi eut lieu aux portes de Beaumont en l’honneur de la dame. Or, un acte dans le Cartulaire de Vivoin295 atteste d’un équipement permanent de tournois ; il s’agit d’une charte

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Le poème sur Maurice de Craon utilise par exemple de manière abusive des images et des comparaisons frappantes : messire Maurice est comparé à un daim (vers 837), à un aigle fondant sur de oiselets (vers

983-984), à une balle partout bondissante (vers 1025), à une brebis morte (vers 1277), à un lion redoutable (vers 1537).

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Parmi ces œuvres, nous pouvons citer les œuvres de Chrétien de Troyes par exemple. C’est donc au moment où le petit fils d’un roi manceau devient roi de Germanie, sous le nom d’Otton IV, et empereur du Saint-Empire. L’un des proches d’Otton, le comte de Leiningen, était originaire de la région où ce texte a pu voir le jour : la Rhénanie – Palatinat. (J. Klotgen, « La nef des fous ou Maurice de Craon et la dame de Beaumont », dans Revue

Historique et Archéologique du Maine, 1992, t. 12, p. 209-240).

293

Poèmes et fableaux du Moyen Âge allemand, traduits par A. Moret, Paris, 1939. G. Paris, Romania, 23 (1894), p. 466-474.

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Sur les bords de l’Inn, à 4 km d’Innsbruck.

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relative à la fondation du prieuré de Vivoin par le vicomte Raoul de Beaumont sur ses territoires et qui serait datée du XIe siècle.

Ce conte allemand, redécouvert296 dans les années 1850, demeure pour nous insolite297 et il représente, selon Klotgen298 prenant appui sur la traduction d’André Moret299, une des énigmes littéraires les plus curieuses du Moyen Âge allemand puisque cette œuvre est différente, à de nombreux points de vue300, de la littérature allemande de cette époque et ne correspond à aucun genre connu. Selon les historiens, ce conte est inclassable, énigmatique et tenter d’expliquer tel ou tel passage présente de nombreuses difficultés. Seul, Klotgen, dans son article, se risque à certaines interprétations mais certaines idées manquent, à notre avis, de démonstrations scientifiques.

L’œuvre commence par un long prologue de 263 vers sur l’histoire de la chevalerie, apparue chez les Grecs à l’époque de la guerre de Troie pour aboutir en « pays de France », où se situe le récit. À cette conception pseudo historique, l’auteur adjoint une éthique : la chevalerie, qui exige, selon lui, honneur et effort. Cette conception sécularisée de la chevalerie exprimée dans un texte savant est intéressante301 mais elle n’est pas étonnante pour un texte de la fin du XIIIe siècle : il est donc vraisemblable que ce passage a dû être retouché.302 Puis, l’action proprement dite peut se diviser en quatre épisodes - la navigation terrestre et le tournoi, l’infortune de l’amant et la vengeance de l’amant lésé - mettant en valeur des personnages réels ayant existé à l’époque des Plantagenêts. Maurice II est le personnage principal du récit : né vers 1133, il fut chargé, comme nous l’avons vu précédemment, de missions diplomatiques

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En effet, la plupart des études critiques de ce texte date de la deuxième moitié du XIXe siècle et de la première moitié du XXe. Nous pouvons citer : G. Ehrismann, Geschichte der deutschen Literatur bis zum Ausgang des Mittelalters (München, 1927), t. III, p. 127-132 ; R.M. Meyer, Zeitschrift für deutsches Altertum, 39, p. 310-326 ; Montaiglon et Raynaud, Recueil général des fabliaux des XIIIe et XIVe siècles (Paris, 1872-1890), t. VI, p. 138-146 ; G. Paris, Romania, 23 (1894), p. 466-474 ; G. Rosenhagen, Deutsches und Franzôsisches in der mittelhochdeutschen Märe Moriz von Craon (Deutsche Vierteljahrschrift für

Literaturwixxenschaft und Geistesgeschichte, 2 (1924), p.795-815 ; W. Scherer, Geschichte der deutschen

Literatur (3ème édition, Berlin, 1921) p.116-117 ; E. Schröder, Zeitschrift für deutsches Altertum, 38, p. 95-105 et 43, p. 257-264.

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En effet, certains détails posent des problèmes curieux : ainsi le thème du navire terrestre, qui fait songer aux « folies » d’Ulrich von Liechtenstein (voir Ulrich von Liechtenstein’s service of ladies, introduction par Kelly DeVries, The Boydell Press, 2004.

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J. Klotgen, « La nef des fous ou Maurice de Craon et la dame de Beaumont », dans Revue Historique et

Archéologique du Maine, 1992, t. 12, p. 209-240.

299

Poèmes et fableaux du Moyen Âge allemand, traduits par A. Moret, Paris, 1939. G. Paris, Romania, 23 (1894), p. 466-474.

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La structure de l’œuvre est particulièrement étonnante. De même, le poème est riche en images et en comparaisons et le système moral de l’auteur ainsi que sa conception de l’amour semble à rapprocher de la passion spirituelle proclamée au XVIIe siècle par le Baroque.

301

La translatio des valeurs guerrières de l’Orient à l’Occident, de Troie à la cour d’Angleterre, apparaît déjà chez Giraud de Cambrie, à la gloire d’Henri le Jeune (J. Flori, Richard Cœur de Lion, le roi chevalier, Paris, 1999, p. 473).

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Au Moyen Âge, même un auteur laïc comme Chrétien de Troyes ne peut se détacher de ses références chrétiennes.

en faveur d’Henri II et figurait en tant que témoin dans les actes politiques importants pris par le Plantagenêt. Il assistait d’ailleurs au cortège funèbre d’Henri II avec Guillaume le Maréchal et Richard Cœur de Lion, à Fontevraud. De sa production poétique, il ne nous reste qu’un seul chant d’amour.

Dans le texte, Maurice de Craon est épris de la comtesse de Beaumont et finit par lui déclarer sa passion. Si identifier la dame de Beaumont nous pose quelques problèmes303, nous savons, en revanche, que les relations entre les Craon et les Beaumont étaient réelles et anciennes.304 En effet, les premiers contacts entre les Craon et les Beaumont remontent au mariage de Robert le Bourguignon avec Avoise de Sablé, petite fille de Raoul II, vicomte du Maine et de Beaumont, dans la deuxième moitié du XIe siècle.

Le vicomte de Beaumont pourrait être Roscelin II de Beaumont305, mort en 1176, ou son fils, Richard Ier, mort en 1196. Roscelin épousa une fille naturelle d’Henri Ier

roi d’Angleterre, Constance qui serait, selon Klotgen, la vicomtesse dont s’était épris le seigneur de Craon dans le texte. Richard est contemporain de l’épopée de Maurice et figure à ses côtés lors du traité de Falaise en 1174.

Au total, le poème allemand sur Maurice de Craon n’est guère utilisable étant donné qu’il ne s’agit pas de la version originale : en quoi est-elle fidèle à la version primaire ? À la demande de qui cette œuvre a-t-elle été réalisée ? Nous ne pouvons pas nier, cependant, le substrat régional en ce qui concerne les personnages, les localisations et les tournois et le fait que ce roman ajoute un aura littéraire supplémentaire à Maurice II, déjà connu pour ses poèmes. La manière dont il apparaît dans cette œuvre peut s’avérer intéressante puisque, si certains passages du poème ont été remaniés, nous pouvons légitimement supposer, en revanche, que le fonds n’a pas été touché et que les vertus du personnage apparaissant dans le récit allemand sont les mêmes que celles qui étaient contenues dans le manuscrit original. Il nous reste à savoir dorénavant quelle image du seigneur de Craon transparaît dans le texte et à nous interroger sur son usage par la famille de Craon.

303

Selon J. Klotgen, « La nef des fous ou Maurice de Craon et la dame de Beaumont », dans Revue Historique

et Archéologique du Maine, 1992, t. 12, p. 209-240, la dame de Beaumont, appelée dans le récit « la comtesse »

serait la vicomtesse Constance, fille naturelle d’Henri Ier

Beauclerc et épouse de Roscelin II de Beaumont.

304

Et, ces relations ont duré dans le temps : dans le roman d’Antoine de la Sale, le seigneur de Craon ou la dame de Craon sont toujours citées auprès du vicomte ou de la vicomtesse de Beaumont (A. de la Sale, Jehan de

Saintré, Lettres Gothiques, Paris, 1995).

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Pour tout renseignement biographique sur les vicomtes du Maine et de Beaumont, voir en premier lieu l’abbé Angot, Généalogies féodales mayennaises du XIe au XIIIe siècle, Laval, 1942, p. 9- 106.