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L’abbaye de la Roë, conservatoire de la mémoire liturgique des Craon

PREMIÈRE PARTIE : LA GENÈSE D’UN LIGNAGE(XI e – XIIIe

FONTAINE – DANIEL

2.3.2.1 L’abbaye de la Roë, conservatoire de la mémoire liturgique des Craon

Le 12 février 1096, Renaud le Bourguignon concédait un bois aux ermites afin d’ériger une église. Le 25 avril 1098, la bénédiction du cimetière se faisait en présence et avec le soutien de ses fils et en 1128-1130, le seigneur de Craon, Hugues, donnait un four à la Roë, lors de l’anniversaire du décès de son fils et vint visiter sa sépulture avec sa femme Agnès, accompagnée de nombreux seigneurs du pays de Laval.186 En peu de temps, un véritable « pacte »187 s’était instauré entre les chanoines et les Craon : en échange de dons conséquents, des membres de la famille furent inhumés dans l’abbaye et des messes régulières furent effectuées par les chanoines. Le chartrier de la Roë présente une dispute entre les religieux de l’abbaye de Belle-Branche et ceux de la Roë à propos de la possession du corps de Maurice IV : cette notice met en avant la mission parfaitement assumée par les chanoines, celle d’entretenir la memoria de leurs bienfaiteurs. En effet, en 1250, à la mort de Maurice IV de Craon, petit-fils de Maurice II, les religieux de Belle-Branche prétendirent qu’ils devaient recevoir le corps de leur bienfaiteur ; les chanoines de la Roë, dans l’église desquels étaient déjà inhumés le père du défunt Amaury I, ses deux oncles, Maurice III et Pierre de la Garnache et ses trois grands oncles Renaud, Foulques et Guy de Craon, élevèrent la même prétention. Les seigneurs de Château-Gonthier et d’Anthenaise, arbitres, décidèrent que le corps de Maurice serait d’abord inhumé à Belle-Branche et qu’au premier anniversaire, on ferait l’exhumation et qu’alors on donnerait à l’abbaye de la Roë le cœur du défunt s’il était bien conservé, sinon la tête ou ce qu’il en resterait.188

Il s’agissait de satisfaire une dévotion élective personnelle mais la dernière demeure restait celle des ancêtres : l’abbaye apparaissait comme garante de la liaison entre les vivants et les morts et entendait conserver ce rôle. De nombreux exemples attestent l’existence de « pactes seigneuriaux » entre le monastère et la famille. Ansoud de Maule, petit chevalier de la région de Nantes, vivant au début du XIIe, présenté par Ordéric Vital, dans son Histoire ecclésiastique, accordait ainsi des privilèges fonciers aux moines de Sainte-Marie qui, en échange, organisaient des prières pour son salut et celui de ses parents défunts.189

Les relations étroites entretenues par les deux parties, l’abbaye et la famille, plaçaient la communauté de la Roë au cœur des pratiques religieuses des Craon. Si nous prenons en compte l’ensemble des donations effectuées par les seigneurs de Craon, de Renaud le

186

A. D. Mayenne, Cartulaire de la Roë, n° 13.

187

Expression utilisée par D. Lett, Famille et parenté dans l’Occident médiéval Ve – XVe siècle, Hachette, 2000,

p. 26.

188

Cartulaire de la Roë, vol. 71, p. 211 : « caput vel..ea que tunc de capite poterunt inveniri ».

189

Bourguignon (fin XIe siècle) jusqu’à Amaury I (mort en 1226), nous constatons que sur treize établissements ecclésiastiques concernés par les faveurs des Craon, seule l’abbaye de la Roë avait fait l’objet de donations continues de la part des seigneurs (excepté Maurice I) et pendant près d’un siècle et demi, elle avait profité des donations de la famille. De plus, le fait que les chanoines aient entrepris de mettre par écrit leur passé permit sans aucun doute aux Craon de conserver le souvenir des ancêtres et ainsi de fortifier leur mémoire familiale. L’abbaye était progressivement devenue un établissement dépositaire de la mémoire écrite et orale des Craon.

À travers l’acte de bénédiction de la paroisse le 25 avril 1098, nous avons vu comment Renaud le Bourguignon s’était soucié d’associer ses fils à cette initiative, manifestant le souhait de montrer publiquement qu’il s’agissait d’un projet familial. Bien plus, tout le pays craonnais semblait concerné par cette consécration : les amis proches de Renaud le Bourguignon, son conseil ainsi que les familles dépendantes du seigneur de Craon ; l’abbaye de la Roë apparaissait comme l’élément fédérateur des relations sociales et des pratiques religieuses.

Les milites du pays Craonnais, dont on peut présumer qu’il s’agissait de vassaux190 ou d’alleutiers, apparaissaient en effet très liés à l’abbaye, à l’imitation de leur seigneur châtelain, comme l’atteste le tableau ci-dessous montrant pour chaque famille liée aux Craon le nombre de transactions passé avec les chanoines sur le nombre total d’actes que nous possédons.

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S. Reynolds, Fiefs and Vassals se montre très critique à ce sujet dans son ouvrage. Il faut faire attention au terme que l’on emploie : milites/vassaux, on ne sait pas exactement et cela est très difficile à prouver. Voir D. Barthélémy sur les milites de Saumur et sur la seigneurie de Coucy, qui peut nous fournir des éléments de comparaison.

Familles Total du nombre d’actes connus

Nombre d’actes contenus dans le cartulaire de la Roë Pourcentage d’actes faisant partie du cartulaire Ballots 27 27 100 Bouche d’Usure 37 35 95 Chaorcin 48 38 80 Chapelle (La) 46 45 98 Gastines 12 12 100 Lande-Balisson 8 5 63 Le Vayer 42 36 86 Méral 57 20 35 Molières 17 8 47 Roë 34 34 100

Tableau 17 : Pourcentage d’actes contenus dans le cartulaire de la Roë réparti par famille

Certaines de ces familles méritent une attention particulière car elles participaient activement à l’accroissement de l’abbaye et suivaient les pratiques religieuses de leur seigneur, contribuant à la consolidation des relations sociales et de l’ordre établi, d’autant que ces familles étaient souvent apparentées, tissant un réseau social complexe. Le choix nous est imposé en raison des contraintes documentaires et certains personnages qui nous paraissent importants font l’objet de notices, en annexe : l’étude de l’abbé Angot191

nous a été ici fort utile.

Familles La Roë Bonshommes de Craon

Ballots - Ernault, fils cadet 1149

- Robert, l’aîné à la fin de sa vie (1180)

Bouche d’Usure - Charbon (1160) à la fin de sa vie - Maurice (1203-1240)

Chaorcin - Gervais, fils cadet (1130)

- Jean II, d’abord membre de la communauté (1120) puis héritier de la famille à la mort de ses frères

Chapelle - Hervé (1158)

- Africain, son frère (1158) - Gautier, un neveu (1170)

Méral - Suhard à la fin de sa vie (mort en 1170)

- sa sœur Asceline, veuve, qui se consacra à la Roë.

- Son fils Robert (1180)

Roë - Philippe (1170)

Tableau 18 : Enfants des familles, liées aux Craon, reçus comme chanoines à la Roë ou aux Bonshommes de Craon (fondation de Maurice II à la fin du XIIe siècle)

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La famille de Ballots fut importante dans la région : deux de ses membres prirent part aux croisades, d’autres se firent moines à la Roë et elle est citée fréquemment dans le cartulaire. La paroisse de Ballots fut créée après la fondation de la Roë par défrichement de la forêt de Craon puis fut donnée à une famille. La famille Chaorcin semble avoir été la plus puissante du Craonnais. Ses alliances se situaient avec des familles de même rang formant la cour de justice du seigneur de Craon.192 Dans les actes, tous ses membres portaient le titre de chevalier et leurs faits de guerre étaient minutieusement indiqués. Ils donnèrent à l’abbaye de la Roë les églises de Cosmes et de la Chapelle-Craonnaise. Certains de ses membres sont l’objet d’une notice. Les la Chapelle tiraient leur nom de la Chapelle-Craonnaise et furent eux aussi liés aux seigneurs de Craon193 et surtout aux intérêts de l’abbaye de la Roë.194 Trois d’entre eux d’ailleurs firent profession au couvent des chanoines réguliers. Le nom de Le Vayer avait une origine ministériale : c’était d’abord celui de la charge que portaient les titulaires, vicarii, villici. Comme on ne voit point de sénéchaux dans la seigneurie de Craon, les Vayer avaient-ils peut-être une partie de leurs fonctions judiciaires. Dans le cartulaire de la Roë, ils apparaissent en tant que milites ; ils assistaient le seigneur de Craon dans tous ses actes importants, formaient avec les membres de la noblesse sa cour de justice et semblaient y avoir un rôle principal.195 La famille de Méral, connue dès le milieu du XIe siècle, possédait les paroisses de Méral, Saint-Poix, Laubrières et Cuillé, et aussi la paroisse d’Astillé. Elle était ainsi attachée aux seigneurs de Craon196 et de Laval. Elle était bienfaitrice de l’abbaye de Saint-Serge et de la Roë197, fondée à la limite de son territoire forestier, et dans laquelle plusieurs de ses membres prirent l’habit monastique. Les seigneurs de Méral étaient milites, ils prirent part aux croisades et s’allièrent à des familles très puissantes : les Mathefelon, les

192

1158 : Jean Chaorchin, premier des juges de la cour de Maurice III de Craon (Cartulaire de la Roë, n° 130).

193

1169 : Aleman assistait à la première cour que tint Maurice de Craon à son retour de Terre-Sainte (Cart. de la

Roë, n° 95). 1150-1170 : Africain et Aleman, frères, étaient témoins d’un jugement de la cour de Craon pour la

Roë (Cart. de la Roë, n° 130).

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Herbert de la Chapelle était témoin vers 1130 de la donation de Saint-Avit ou Saint-Ile à la Roë ; Hugues de la Chapelle, son fils apparaissait aussi comme témoin d’un don à la Roë. Hubert de Thorigné, mentionné comme frère d’Herbert, figurait comme témoin au don de l’église de Cosmes à la Roë avant 1150.

195

1133-1170 : Zacharie le Vayer fut souvent présent dans les actes importants du seigneur de Craon. Avant 1133, il était présent avec Hugues de Craon quand avec Agnès, sa femme, il concèdait à la Roë un four dans la ville (Cartulaire de la Roë, n° 13) ; il était le témoin de Maurice II, en 1150 lorsque ce dernier donnait le fief de Cochebelle à l’abbaye (Cartulaire de la Roë, n° 121). Lui-même concéda, comme seigneur de fief, la terre et chapelle de la Ballue et céda à l’abbaye les droits de coutumes et vairies qui les chargeaient (Cartulaire de la

Roë, n° 132). Lorsque Maurice de Craon céda le pré des Fontenelles à l’abbaye, Zacharie était encore là ; il

prononçait en cour de Craon en faveur de l’abbaye l’exemption de la taille de guerre (1158) (Cartulaire de la

Roë, fol. 78).

196

1150-1170 : Suhard de Méral était témoin pour Maurice de Craon du don fait par ledit Maurice à la Roë du fief de Cochebelle (Cart. de la Roë, n° 121).

197

1150-1170 : Suhard de Méral et Hildéarde, sa femme et Robert, son fils aîné, Tyson de Bouche-d’Usure, Tillia, sa femme, et son fils, ces derniers pour la réception de leur fille à Fontevraut, permettaient aux chanoines de la Roë de clore leur bois de la Forge (Cart. de la Roë, n° 180).

Chaorcin, celle du Genest. La famille de la Roë, connue dès le XIe siècle, disposait de l’église de Fontaine-Couverte et s’était unie avec des familles de même rang, celle de Méral entre autres. Elle était attachée à la famille de Craon198, spécialement dévouée à l’abbaye. Le 16 janvier 1144, André de la Motte, paroissien de la Roë, donna une pièce de terre, afin qu’il soit enterré dans l’église de la Roë. Aimery de Neuville, seigneur de Balisson, stipulait également par une clause de son testament qu’il voulait être inhumé à la Roë.199

Indépendamment des premiers seigneurs de Craon et des dignitaires de l’abbaye, beaucoup de notables furent ainsi enterrés dans cette église.

Le point commun de toutes ces familles, outre qu’elles se trouvaient placées sous l’autorité ou l’influence du seigneur de Craon, était l’abbaye de la Roë, pôle fédérateur des familles du Craonnais. Et nous possédons suffisamment de renseignements pour nous apercevoir qu’elles suivaient parfaitement le parcours du seigneur de Craon dans le domaine des pratiques religieuses : attachés à l’abbaye de la Roë, ces familles s’en détachèrent progressivement au bénéfice des Bonshommes de Craon, la fondation de Maurice II, soulignant la complexité de l’activité religieuse des Craon.