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PREMIÈRE PARTIE : LA GENÈSE D’UN LIGNAGE(XI e – XIIIe

1. La concession de la seigneurie de Craon à Robert le Bourguignon : l’enracinement dans une terre

1.1 Un cadet bourguignon à la cour angevine

Selon l’abbé Angot2

, qui mit en valeur le personnage de Robert le Bourguignon dans une étude centrée sur les familles mayennaises, Robert serait né au cours de l’année 1015, ce qui semble une date possible mais difficile à prouver au vu des documents que nous possédons. Nous savons seulement qu’il se trouve présent et témoin d’un acte de 1039 faisant mention du meurtre de l’un des cousins de Geoffroy Martel, ce qui laisse supposer qu’il avait au moins une vingtaine d’années à ce moment-là et dans une charte datée du 31 mai 1040, était mentionnée la concession de la seigneurie de Craon à Robert le Bourguignon.3 Retenons simplement qu’il est né aux alentours des années 1020 au plus tard, d’un mariage conclu entre la famille de Nevers et la famille royale, ce qui en fait un personnage de haute lignée. Il est plus exactement le quatrième4 fils de Renaud Ier de Nevers, comte d’Auxerre et d’Alix, fille aînée du roi de France, Robert II, et frère cadet de Guillaume, Henri et Guy. En tant que fils aîné, Guillaume devint comte de Nevers, d’Auxerre et de Tonnerre et reçut la totalité du patrimoine familial. Ce privilège accordant au fils aîné les pouvoirs seigneuriaux de son père était fermement établi dans les lignées des plus hauts seigneurs dès le début du XIe siècle. Dès lors, le sort des cadets devenait un problème à résoudre ; il fallait placer ces enfants afin d’éviter toute contestation. Plusieurs solutions s’offraient à ces cadets : l’entrée en religion, un mariage prometteur, une part de l’héritage de la branche maternelle. Toutes avaient pour inconvénient d’entretenir des discordes, de générer des tensions entre frères ou neveux. Une autre issue était de partir à « l’aventure », de chercher fortune à l’extérieur. Plusieurs exemples de ce genre nous sont connus : le plus célèbre, mais postérieur à notre période, est celui de Guillaume le Maréchal, étudié par Georges Duby.5 Placé au quatrième rang parmi les héritiers éventuels, Guillaume fut contraint de quitter la maison paternelle et envoyé en Normandie auprès de Guillaume de Tancarville, chambellan du roi d’Angleterre et cousin germain de son père. D’ailleurs, quelques décennies plus tard, Guillaume le Maréchal procéda de la même façon envers son fils cadet, Anseau, formulant le désir que ce « dernier vive assez

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Abbé A. Angot, Généalogies féodales mayennaises du XIe au XIIIe siècle, Laval, 1942, p. 720-737.

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Métais, Cartulaire de la Trinité, n°XXXVI : il s'agit d'une charte par laquelle Geoffroy Martel et Agnès, son épouse, fondaient l'abbaye de la Trinité.

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En effet, l’ordre de naissance, si difficile à déterminer pour cette époque, a pu être dégagé en confrontant les actes issus du cartulaire de Saint-Aubin d’Angers avec les informations généalogiques générales sur la famille de Nevers.

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G. Duby, Guillaume le Maréchal ou le meilleur chevalier du monde, Fayard, 1984. Pour une mise au point plus récente voir D. Crouch, William Marshal. Knighthood, War and Chivalry, 1147-1219, Longman, Londres, 2002 (ère éd. 1990), p. 12-56.

pour être chevalier, qu’il monte jusqu’à gagner de l’honneur ; il trouvera alors quelqu’un qui l’aimera, et qui grand honneur lui fera, plus qu’à nul autre ».6

Ce départ des fils puînés devrait faire, à notre avis, l’objet d’une étude sinon renouvelée du moins plus approfondie. En effet, ce départ, que l’on a tendance à considérer comme une rupture, mérite d’être reconsidéré ; il apparaît être plus encadré qu’on ne le pense et davantage entouré d’un ensemble de précautions prises par le groupe familial, soucieux de l’avenir de ses membres. L’exemple de Robert et de ses frères confirme cette hypothèse et met en avant l’idée que les cadets ne partaient pas seuls, sans ressources, dans une direction inconnue. On s’aperçoit ainsi que Robert fut immédiatement placé sous la « tutelle » de sa grand-tante Agnès de Bourgogne7, contraint certes à une rupture géographique et familiale, puisqu’il fut amené à la suivre en Aquitaine au moment de son mariage avec Guillaume d’Aquitaine, séparé de ses parents, mais entouré de ses autres frères, eux aussi écartés de l’héritage paternel, et protégé par sa grand-tante, garante de son avenir.8 Sur elle reposaient en effet les espoirs de la famille contrainte de se séparer de certains de ses membres, de ces « gêneurs » potentiels de l’équilibre patrimonial. D’ailleurs, son soutien ne faillit jamais, comme nous le verrons à plusieurs reprises.

Et, si l’on reprend l’exemple de Guillaume le Maréchal, de rang pourtant inférieur à celui de Robert le Bourguignon, nous pouvons constater que ni lui ni son dernier fils Anseau n’avaient quitté la maison sans ressources ou sans appuis familiaux : Guillaume le Maréchal fut placé dans une bonne maison, tenue par un proche parent; Anseau reçut, lui, une pension, une rente annuelle de 140 livres, ce qui représentait déjà une somme rondelette. Ce fut aussi le cas de Robert Guiscard, un cadet, qui fut contraint de quitter le groupe familial pour éviter le fractionnement de l’héritage et d’aller chercher fortune ailleurs. Arrivé en Italie entre les années 1045 et 1047, Robert Guiscard joua un rôle de premier plan dans la conquête de la Pouille et de la Calabre. Or, ces trois exemples, qui mettent en valeur la « promotion » ou l’ascension de cadets, insistent aussi sur l’idée que ces derniers n’étaient pas exclus du groupe familial, sans ressources ni soutien, bien que la rupture fût réelle. Robert le Bourguignon bénéficia de la protection de sa grand-tante, Agnès de Bourgogne ; Guillaume le Maréchal fut

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G. Duby, opt. cit., p. 14, D. Crouch, p. 140.

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Sur Agnès de Bourgogne, nous pouvons citer les travaux de P.D. Johnson, « Agnes of Burgundy : an eleventh-century woman as monastic patron », dans Journal of Medieval History, juin 1989 ; I. Soulard-Berger, "Agnès de Bourgogne, duchesse d’Aquitaine puis comtesse d’Anjou. Œuvre politique et action religieuse (1019-v. 1068)", dans Bulletin de la Société des Antiquaires de l’Ouest, 5ème série, tome VI, 1er trimestre 1992 ; I. Soulard,

Les femmes du Poitou au Moyen Âge, Geste éditions, 1996.

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remis à Guillaume de Tancarville, un parent, chambellan du roi d’Angleterre et Robert Guiscard rejoignit ses frères en Italie et fut accueilli par Guillaume de Pouille, un de ses frères aînés.

Fort de la protection de sa grand-tante, Robert le Bourguignon fut d’abord élevé à la cour du comte d’Aquitaine Guillaume, qui avait épousé Agnès, en quatrièmes noces, en 1018. Robert n’était alors qu’un puer, un adulescens imberbis, qui faisait partie de la familia du comte auprès des deux fils de ce dernier et d’Agnès, Guillaume et Geoffroy. Devenue veuve en janvier 1030, Agnès se remaria avec Geoffroy Martel deux ans plus tard, en 1032 ; ce mariage fut probablement autorisé par la cour d’Aquitaine et négocié par sa famille, puisque des liens entre les groupes familiaux d’Anjou et de Bourgogne - Nevers avaient été instaurés peu de temps auparavant par le mariage de Bodo le Bourguignon, l’oncle de Robert le Bourguignon et le fils de Landry IV et de Mathilde de Bourgogne, avec Adèle, comtesse de Vendôme, fille de Foulques III, comte d’Anjou et sœur de Geoffroy Martel :

Otte Guillaume ∞ Ermentrude Foulques III ∞ Elisabeth de Vendôme comte de Bourgogne comte d’Anjou

Mathilde de Bourgogne Agnès de Bourgogne Geoffroy Martel Adèle de Vendôme ∞ Landry IV ∞ I – Guillaume d’Aquitaine ∞ I - Agnès de Bourgogne ∞ Bodo ∞ II – Geoffroy Martel ∞ II - Grécie

∞ III – Adélaïde ou Adèle

Renaud Ier, comte de Nevers Bodo Landry Guy de Nevers Robert de Nevers ∞ Alix, comtesse ∞ Adèle,

d’Auxerre et fille du roi comtesse de de France, Robert II Vendôme le Pieux († en 1031)

Guillaume Ier, comte de Nevers Henri de Nevers Guy de Nevers Robert de Nevers d’Auxerre et de Tonnerre dit le Bourguignon (†c.1098)

Tableau 6 : Les alliances entre les groupes familiaux Anjou et Bourgogne - Nevers

L'intervention supposée de la famille d'Agnès dans ce mariage nous amène à dégager un certain nombre d'hypothèses : il s’agirait, par cette double alliance, de renforcer les liens existant entre les deux familles et prouverait que la femme mariée conservait des liens avec sa propre unité familiale, qui pouvait l’utiliser de nouveau dans leurs stratégies matrimoniales. Cette union montre aussi l’existence au XIe

géographiques très vastes. Le mariage d’Agnès et de Geoffroy donna lieu à l’arrivée en Anjou de nombreux cadets de branche comtale ou châtelaine, de fils de familles vassales désireux de fonder une « maisonnée » ; c’est du moins ce que l’on peut retirer des chartes qui, dans leurs listes de témoins, mentionnent la présence de milites bourguignons, qui n'étaient pas forcément présents à Poitiers auparavant. Il faut donc prendre conscience que ces alliances nouaient des liens étroits entre les familles qui se concrétisaient par des déplacements de jeunes hommes, les juvenes.9 Pour eux, profiter d’un mariage extérieur de cette importance pouvait être une solution afin d’éviter consanguinité et endogamie en raison de l’étroitesse du marché matrimonial.

La négociation de ce genre d’alliances dépassait donc le simple cadre familial et était entourée d’enjeux importants qui donnaient une teinte fortement « politique » à l’événement. En prenant pour épouse Agnès de Bourgogne, Geoffroy Martel s’attachait à une haute lignée : fille du comte de Bourgogne, petite-fille d’un roi d’Italie, elle descendait de Charlemagne et le futur comte d’Anjou s’offrait dès lors des espérances nouvelles, qu’il s’efforça de concrétiser en prenant sous sa tutelle les deux enfants d’Agnès, Guillaume et Geoffroy, héritiers potentiels de leur père Guillaume d’Aquitaine. Agnès incarnait, par conséquent, des aspirations politiques qui, passant au-dessus des possessions de la famille de Blois, atteignaient la Bourgogne et le Nivernais, et même, au-delà, l’Italie ou l’Empire ; le jeune Geoffroy, âgé de vingt-cinq ans au moment de ce mariage, élargissait l’horizon de ses ambitions. O. Guillot démontre, dans son ouvrage, la portée politique et les enjeux territoriaux d’un tel mariage pour le comte d’Anjou.10

En ce qui concerne l'ouverture vers l'est, elle s'entrevoit dès 1040 lorsque la fille unique d'Agnès et de Guillaume, son premier époux, Ala est envoyée en Bourgogne11 à la cour de son oncle Renaud dont les terres dépendaient de l’empire.12

Cette ambition se confirme au moment du mariage d'Ala avec Henri III, empereur d’Allemagne, né en octobre 1017 et fils de Conrad II et de Gisèle de Souabe, élu en 1024 à la mort d’Henri II. Les deux partis avaient des intérêts dans ce mariage : pour Agnès et Geoffroy, il s'agissait de s’allier avec l’empereur et ainsi d’augmenter leur prestige alors qu'il permettait à Henri III d’avoir de solides appuis en Bourgogne et des contacts avec Cluny.13 La volonté d'extension d'Agnès et de Geoffroy vers l'est se ressent à travers les listes de témoins,

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G. Duby, « Les jeunes dans la société aristocratique dans la France du Nord-Ouest au XIIe siècle », dans Hommes et structures du Moyen Âge, Paris, 1973, p. 213-227.

10

O. Guillot, Le comte d’Anjou et son entourage au XIe siècle, p. 45-56.

11

A. Richard, Histoire des comtes de Poitou, tome 1, Paris, 1903, p. 250.

12

R. Poupardin, Le royaume de Bourgogne (888-1038), étude sur les origines du royaume d’Arles, éditions Honoré Champion, Paris, 1907, p. 224.

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notamment la présence, à partir de la seconde moitié des années 1040, d’évêques de l’est en tant que témoin14, mais s'entrevoit aussi dans certaines chartes.15 Cette ouverture angevine suscite des interrogations et l'on peut supposer que ce rapprochement avec l’empire était mal vu du côté du royaume de France. Ce rêve de rapprochement entre l’Anjou et l’Allemagne se solde finalement par un échec : en octobre 1048, le roi de France Henri Ier et l’empereur HenriIII concluent à Ivois un traité d’amitié qui sonne le glas du rapprochement entre l’Anjou et l’Allemagne.

La situation familiale d’Agnès explique l’influence politique de la veuve de Guillaume d’Aquitaine auprès de son nouvel époux : son rang et sa fortune en font une interlocutrice privilégiée et les études centrées sur Agnès de Bourgogne la présentent comme une femme de pouvoir, tant au niveau politique, gouvernant le Poitou au moment de la minorité de ses fils, qu'au niveau religieux, utilisant sa fortune en fondations et en donations.16 Aidée de Geoffroy Martel, elle obtint ainsi pour ses deux fils la succession paternelle de l’Aquitaine et du Poitou17 et le jeune Geoffroy deux précieux alliés formés à sa cour.

Au vu des enjeux politiques et familiaux qu’entouraient son mariage avec Agnès de Bourgogne, Geoffroy Martel avait tout intérêt à satisfaire certaines de ses prétentions et à lui laisser une marge de manœuvre suffisante que justifiait son rang. Robert le Bourguignon profita certainement de cette situation et acheva son éducation à la cour de Geoffroy Martel, entouré de ses frères et des fils des vassaux du comte d’Anjou. Aucun renseignement sur la nature de son éducation ne nous est parvenu, bien que l’on puisse penser au vu de sa carrière qu’il reçut une formation classique reposant sur le métier des armes.

Robert le Bourguignon avait quelques années de moins que Geoffroy Martel et l'on peut supposer qu'il était âgé entre douze et quinze ans au moment du mariage de Geoffroy avec sa grand-tante, la comtesse de Bourgogne, si l'on considère que Robert était né aux alentours des années 1020 : il changeait de statut passant de celui de puer à celui de jeune et achevait son apprentissage. Pour lui, comme pour ses frères et les jeunes de son âge, la préoccupation

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Charte CCXXV de Notre Dame de Saintes datée de 1047: Cartulaire de l’abbaye royale de Notre Dame de

Saintes, éditions Th. Grasilier, dans Cartulaires Inédits de la Saintonge, Niort, 1871, 2 volumes.

15

O. Guillot, Le comte d’Anjou et son entourage au XI e, tome 1, éditions Picard, 1972, p. 86, note 1.

16

I. Soulard-Berger, "Agnès de Bourgogne, duchesse d’Aquitaine puis comtesse d’Anjou. Œuvre politique et action religieuse (1019-v. 1068)", dans Bulletin de la Société des Antiquaires de l’Ouest, 5ème série, tome VI, 1er trimestre 1992, p. 48 ; A. Pedron, Agnès de Bourgogne, Statut et pouvoir dans le Poitou entre 1039 et 1068, mémoire de master, sous la direction d’Olivier Guillot, Année 2007-2008.

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De précieuses informations sur l’intérêt politique de ce mariage pour Agnès de Bourgogne sont dégagées dans les ouvrages de L. Halphen, Comté d’Anjou, p. 56 et de J. Dhondt, Une crise du pouvoir capétien, p. 141. L. Halphen et J. Dhondt ont vu dans ce mariage un complot orchestré par Agnès, veuve de Guillaume V d’Aquitaine depuis 1029, pour évincer grâce à Geoffroy Martel les deux fils aînés que le duc avait eus d’un premier mariage, et assurer le pouvoir aux deux fils qu’elle avait eus à son tour.

première allait être de gagner la confiance de Geoffroy, de s’élever au-dessus de tous en mettant en valeur ses qualités, afin de se faire reconnaître dans le comté et se voir remettre une riche héritière.

1.2 La constitution d’un bloc territorial conséquent, base matérielle de l’identité