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Innovation et territoire, une approche géographique

1.1 L’innovation, une notion complexe à appréhender

Nous explorons d’abord l’univers très riche des définitions de l’innovation. Pour bien cerner la notion d’innovation, nous rappelons ici ses principales caractéristiques : ses différences avec d’autres notions qui lui sont proches (1.1.1), les définitions et types d’innovation différents (1.1.2), l’évolution de la notion en tant qu’enjeux (1.1.3), les facteurs qui la favorisent, et le processus spatio-temporel que l’innovation représente (1.1.4).

1.1.1 Les différentes phases conduisant { l’innovation

L’innovation est souvent considérée { tort comme un synonyme de plusieurs autres notions telles que la découverte, l’invention, mais aussi la créativité. Or, ces expressions toutes rattachées { la nouveauté, { la création et { l’émergence sont à distinguer, car elles correspondent { différentes étapes d’un même processus dont l’innovation est l’aboutissement (Mathe et Pavie, 2014) (Figure 2, P.34).

d’innovation des sociétés.

De ce point de vue, l’innovation est devenue un ressort particulièrement stratégique de la croissance économique, de la compétitivité des entreprises et, par ricochet, des territoires. Pour concurrencer des pays à bas coûts, les vecteurs de différenciation hors prix se trouvent, en effet, dans les spécialisations locales, les compétences, les talents et les politiques publiques favorables à la création d’écosystèmes de recherche et d’innovation (Ailleret, 2009).

L’innovation est ainsi devenueun objet d’étudeterritorialisé, revalorisé par le contexte de globalisation dans lequel on observe de nouveaux territoires et politiques qui lui sont entièrement dédiés. De ce point de vue, la spatialisation, les jeux d’échelles et d’acteurs de l’innovation intéressent fortement les géographes et les spécialistes de l’aménagement. C’est dans ce cadre que nos travaux s’intègrent, afin de contribuer { mettre en lumière l’évolution de la géographie de l’innovation, { travers le passage en revue de ses théories et méthodologies d’analyse, et afin de proposer notre propre définition et notre positionnement dans ce champ de recherche. Pour ce faire, nous interrogerons dans ce premier chapitre la complexité de l’innovation en tant que notion (1.1), puis nous observerons l’innovation comme objet d’étude géographique au regard de l’évolution de ses différents courants et approches dans le temps (1.2).

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34 Figure 2. Les phases d'invention, de créativité et d'innovation. D’après, Mathe et Pavie, 2014.

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35 La créativité se situe ainsid’abord très en amont de l’innovation et n’a été reconnue que très récemment par son entrée en 1971 dans le dictionnaire de l’Académie française. En effet, jusqu’{ la Renaissance, elle était l’apanage des dieux, c'est-à-dire que l’homme n’était pas libre d’en faire usage, tandis qu’aujourd’hui la créativité est libérée par la laïcisation de l’expression qui passe elle-même par les sciences, les lettres et plus récemment par l’expression populaire et les réseaux sociaux (Caron, 2011 ; Griset et Bouvier, 2012 ; Mathe et Pavie, 2014). La créativité est ainsi une succession de phases qui permet l’innovation, parmi lesquelles l’imagination, l’invention et le déploiement. En effet, on est créatif lorsque l’imagination prend forme.

L’invention se distingue également de l’innovation et de la créativité. De la créativité dans la mesure où elle répond { un problème, ce qui n’est pas forcément le cas de la créativité, et de l’innovation parce qu’elle n’est pas forcément traduite sur le marché et adoptée par des utilisateurs, clients, employés (Morand et Manceau, 2009). C’est { partir de la dernière phase, c'est-à-dire celle du déploiement, qu’on peut parler d’innovation. Le déploiement désigne en effet, la traduction d’une invention en innovation. Ce déploiement génère alors de la valeur. Dit autrement, innover consiste donc à donner de la valeur à une invention.

1.1.2 L’innovation, une pluralité d’approches

La notion d’innovation est apparue au XIIIème siècle avec comme source latine « innovatio » qui désignait à la fois un processus, « l’action d’innover », une démarche, « chose nouvelle ; résultat de l’action d’innover, » et un résultat, une « réalisation technique nouvelle qui s’impose sur le marché » (Le Petit Robert, 2009, p.1335). C’est donc l’introduction d’un changement, d’une nouveauté dans un cadre établi, un positionnement qui la rapproche de la « nouveauté » et du « progrès ». L’innovation doit également être appréhendée en termes de processus ou de résultat. En tant que résultat, elle correspond { un objet final qui représente l’idée nouvelle et ses effets sur la société. En tant que processus, elle procède d’un moment entre la découverte d’une idée nouvelle et son exploitation effective dans la société. (Ailleret et al, 2009).

De ce point de vue, l’innovation doit répondre { un besoin. « Pourquoi la mettre en œuvre ? Quoi en faire ? Il faut y intégrer des possibilités, anticiper le besoin sociétal, y répondre en agrégeant des connaissances scientifiques ou techniques » (Ailleret et al, 2009, p.27). Cette idée renvoie { l’utilité de l’innovation et à ses apports en termes de bien-être, de cohésion et de progrès qui peuvent être questionnés. La notion d’innovation est également { rapprocher de la recherche qui permet un accroissement des connaissances. Ce dernier se réalise grâce au capital humain qui joue un facteur clé dans l’émergence et l’avènement d’innovations. L’accroissement des connaissances se construit en effet à partir de « connaissances nouvelles », de « découvertes scientifiques » faisant « progresser la théorie et la pratique d’un domaine déterminé » (Wackermann, 2005, p.215). Comme l’évoque notamment le travail de François Ailleret,

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36 « l’innovation est une question d’hommes et de femmes, car le capital humain en est une variable clé. Il faut orienter ce capital vers des réalisations créatives et innovantes, par des investissements dans l’éducation, la formation et la connaissance » (Daviet, 2004 ; Ailleret et al, 2009 ; Morand et Manceau, 2009 ; Mathe et Pavie, 2014).

En répondant { un besoin, l’innovation trouve naturellement sa dimension économique. Elle apparaît commeun facteur de gain de productivité, un moyen de différenciation des produits générant de la croissance, grâce aux progrès technologiques et à la recherche publique et/ou privée. Dans ce cas-là, on peut toutefois se demander si l’innovation implique automatiquement de la compétitivité ou de la croissance, ou si, par exemple, le renouvellement incessant de gammes de produits ne détruit pas plus de valeur qu’il n’en crée.

Dans une autre optique, l’innovation peut s’avérer un moteur positif pour sortir d’une crise économique, technologique ou organisationnelle, dans la mesure où elle porte sur de nouveaux objets ou services à consommer, de nouvelles manières de travailler. Cependant, si l’innovation peut-être une solution à la crise, elle peut également porter en elle des germes de crise { l’image des nouveaux secteurs des NTIC qui ont { la fois accru les inégalités sociales et engendré la constitution de bulle spéculative, puis leur éclatement, comme en ont témoigné le krach du Nasdaq en 2000, celui des technologies de l’Internet en 2001 et peut-être { l’avenir celle des green-tech ou des nano-tech (Suire, 2003 ; Grondeau, 2004 ; Ailleret et al, 2009).

L’innovation prend ainsi un nombre considérable de formes. Parmi les plus connues, on a coutume de distinguer l’innovation incrémentale, c'est-à-dire l’évolution d’un produit ou d’une technique déj{ existante, de l’innovation de rupture qui sous-entend une réelle nouveauté, quelque chose d’inédit. Mais l’innovation s’adapte également à toute une variété de cas et de dénomination comme l’innovation ouverte, fermée, collaborative, de produit, de service, organisationnelle, culturelle, sociale, cognitive, économique, pédagogique, centrée sur les besoins, globale ou l’éco-innovation. A chaque fois, le lien entre innovation et progrès est manifeste et il est investi d’une image positive recherchée par les entreprises et les territoires dans leurs différents plans de communication (Mercier-Laurent, 2011).

1.1.3 Une notion en perpétuelle évolution

Entre le XXème siècle et le début du XXIème siècle, les sociétés industrielles ont connu un flux permanent d’innovations, et le processus de production d’innovations a évolué en lui-même. Il s’est longtemps caractérisé par un fonctionnement fermé.

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37 Figure 3. Schématisation de l'innovation récursive. D'après Mercier-Laurent, 2011.

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38 Dans ce contexte industriel classique, l’innovation n’avait le droit de cité que dans les centres de recherche des entreprises et les laboratoires publics. Elle se construisait alors selon des séquences successives commençant par la génération d’une idée, son évaluation et se terminant par sa réalisation. La technologie et la recherche y détenaient une place centrale. Cependant, en plus de nécessiter beaucoup d’efforts elle était susceptible de produire des résultats peu ou pas acceptés par les clients (Cheiko, 2015, p.42).

Avec la nécessité progressive et maintenue de différencier leurs produits, induits par l’individualisation des besoins des consommateurs, et ce afin rester compétitif, les acteurs de l’innovation ont adopté depuis une vingtaine d’années un modèle plus flexible et récursif (Figure 3, P.37). L’idée est toujours validée selon un protocole classique, mais avant la réalisation de l’innovation, des études de marché sont effectuées, de même qu’{ la suite de sa diffusion, le retour d’expérience et l’émergence de nouveaux besoins de la part des consommateurs influencent désormais la construction de nouvelles idées. De ce point de vue, l’innovation est donc devenue un processus systémique (Brunell et Coe, 2001, Corneloup, 2008), tendant vers des préoccupations de durabilité, au sein de laquelle la culture de la créativité, les connaissances et les préoccupations sociales et environnementales sont plus centrales (OCDE 2009a, 2015a). Les facteurs permettant d’innover relèvent ainsi désormais de la confiance, du décloisonnement, de la coopération, de l’audace, de la valorisation ou encore de l’identité (Peyreffite 1995 ; Boyer et Didier 1998 ; Chesbrough 2003 ; Aghion et al 2007 ; Lesourne et Randet 2008). L’innovation devient une démarche, une mentalité (Morand et Manceau, 2009). Dans ce second modèle, flexible et récursif, le recours { l’innovation dans les différentes sphères et secteurs économiques est plus intensif. Il devient un élément central de la compétition mondiale, plus adaptable par sa capacité { modifier l’identité des objets conçus et à initier dans le même temps un maximum de démarches collaboratives. L’innovation repose alors sur un certain nombre de facteurs entrepreneuriaux : le savoir-faire, la créativité, la maîtrise technologique, la capacité à lever des fonds pour une entreprise en création, le marketing et le décloisonnement organisationnel (Ailleret, 2009). L’ensemble de ces éléments est ensuite à mettre en perspective avec la nécessité d’intégrer des écosystèmes de l’innovation (Figure 4, P.39) permettant de dégager des externalités positives et capables de dynamiser les interactions entre acteurs avec des intérêts divergents, selon le principe de coopétition (Mercier-Laurent, 2011).

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39 Figure 4. L'écosystème d'innovation et ses différents acteurs. D'après Ailleret et al, 2009.

1.1.4 Innovation, facteur d’instabilité spatiale et temporelle

À l’époque de l’économie de la connaissance, notre propos est d’envisager l’innovation non pas comme les résultats auxquels elle aboutît au risque de faire un listing d’exemples technico-sociaux, mais de la considérer comme une modalité de coopération qui fait émerger des logiques territoriales et entrepreneuriales complexes à décrypter. Nous souhaitons appréhender l’innovation comme un processus instable dans le temps et dans l’espace.

L’innovation a initialement été abordée grâce aux travaux de l’économiste Joseph Schumpeter dans son ouvrage « Capitalisme, Socialisme et Démocratie » dans lequel il la décrit comme le produit d’une « destruction créatrice » (Schumpeter, 1942). Selon lui, l’apparition de nouvelles activités économiques serait « source de développement de nouvelles filières, de nouveaux produits et de nouvelles formes d’organisation » et « se ferait conjointement à la disparition d’autres activités devenues obsolètes par manque de compétitivité » (Schumpeter, 1942). On parle alors de processus de destruction créatrice. L’innovation technologique présente une dimension cyclique qui donne { l’entreprise pionnière en termes de nouvelles créations de valeur un avantage et une compétitivité. Certains chercheurs voient ainsi l’innovation « comme une marque fondamentale du progrès et donc une rupture dans le cours des choses » (Brunet et al, 1993, p.256), alors que d’autres comme Claval ou Wackermann optent plus pour l’idée d’une évolution ou d’une continuité (Claval 2003 ; Wackermann 2005). Dans les deux cas, il y a une instabilité plus ou moins caractérisée.

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40 George Benko définit quant { lui l’innovation comme appartenant « au monde conceptuel de la substitution et de la déstabilisation et non à celui des forces de l’équilibre » (Benko, 2001, p.43). Cette évolution cyclique s’accompagne d’une diffusion spatiale, que Pascal Baud présente comme « un phénomène qui se propage à travers les modèles logistiques se diffusant dans l’espace par contagion malgré l’existence de barrières diverses » (Baud et al, 2008, p.562). Ce phénomène sous-tend des trajectoires territoriales différenciées, qui se dessinent en fonction du positionnement des territoires dans le cycle de l’innovation et selon la diversité de leurs activités.

Instable dans le temps, inégale dans l’espace, l’innovation est donc un concept complexe qui s’étudie toutefois avec des indicateurs précis qui diffèrent selon que l’on s’intéresse { l’innovation en tant que processus ou en tant que résultat. Dans le premier cas, il s’agit d’indicateurs classiques tels que le nombre de dépôts de brevets et la part de recherche et développement d’une entreprise. Dans le second cas, il s’agit d’évaluer l’issue commerciale de l’innovation { travers le chiffre d’affaires qui en a été retiré ou la part du total des entreprises ayant commercialisé un produit nouveau et pouvant être considérées comme véritablement innovantes (Morand et Manceau, 2009).

L’ensemble de ces éléments nous conduit alors { considérer l’innovation comme « un phénomène/processus complexe, non linéaire et mobilisant une multiplicité d’acteurs hétérogènes » (Ravail, 2004). Cette spécificité associée au fait que l’innovation s’avère être un prodigieux marqueur de hiérarchies spatiales ouvre ainsi un vaste champ à la géographie de l’innovation.