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L’impossibilit´ e du th´ eisme ?

Dans le document L'ontologie réaliste du théisme (Page 125-131)

R´ eponses aux objections antir´ealistes

3.1 Religion, pratique et th´ eorie

3.1.5 L’impossibilit´ e du th´ eisme ?

Si tu esp`eres, tu esp`eres.

Wittgenstein

La question est de savoir si l’on peut consid´erer que la philosophie de la religion de Wittgenstein est un fid´eisme moral mod´er´e et si ce type original

de fid´eisme invalide les pr´etentions cognitives et r´ealistes du th´eisme. Pouivet (2002b, p.1253-5) sugg`ere que Wittgenstein aurait pu voir dans le th´eisme une forme de vie, ce qui serait une mani`ere d’´etendre la pertinence de ses analyses. Mais Pouivet reconnaˆıt aussi l’antir´ealisme de Wittgenstein. Il nous semble que la dissociation du th´eisme et du r´ealisme est impossible et que les probl`emes que posent les analyses wittgensteiniennes en sont justement l’illustration.

Le th´eisme perd son universalit´e et sa rationalit´e si on le r´eduit `a un effort de rationalisation `a l’int´erieur d’une religion. Il n’y a plus de d´ebat m´etaphysique possible mais un cercle herm´eneutique impossible `a briser : pour comprendre, il faut croire, et pour croire plus fermement, il faut com-prendre. Le th´eisme interpr´et´e dans une vis´ee r´ealiste suppose qu’une partie de son contenu puisse ˆetre discut´e ind´ependamment de la foi. Or d`es le d´ebut des Le¸cons, Wittgenstein (1992, p.108) exclut la possibilit´e d’une opposi-tion th´eorique entre le croyant et l’ath´ee qui ne partagent pas le mˆeme jeu de langage.

Cependant, Wittgenstein ne se veut pas relativiste quand il s’oppose aux d´ebats du th´eisme et de l’ath´eisme compris comme des th`eses m´etaphysiques. Il ne cherche pas `a faire perdre leur valeur `a certaines normes rationnelles. Il propose plutˆot de situer la pertinence du suivi de certaines r`egles. L’accord sur le vrai et le faux est un accord sur des formes de vie nous dit Witt-genstein dans le paragraphe 241 des Recherches21. Chaque forme de vie est le lieu d’une d´ecision sur ce qui sera vrai ou faux et Phillips applique ce principe aux formes de vie religieuses. Mais cela ne se fait pas n’importe comment et Wittgenstein ajoute aussitˆot qu’il ne remet pas en cause la lo-gique et son usage. Pour se justifier, il compare la lolo-gique avec une m´ethode conventionnelle de mensuration.

C’est une chose de d´ecrire des m´ethodes de mensuration, c’en est une autre d’obtenir et d’´etablir des r´esultats de mensurations. Mais ce que nous nommonsmensurationest en partie d´etermin´e par une

21. �Est vrai ou faux ce que les hommes disent l’ˆetre ; et ils s’accordent dans le langage qu’ils emploient. Ce n’est pas une conformit´e d’opinions mais de forme de vie�. (Wittgenstein, 2005,§241)

certaine constance dans les r´esultats de mensurations. (Wittgenstein, 2005,§242)

La convention ne peut pas ˆetre arbitraire car les r´esultats de la mesure vont d´eterminer en retour les m´ethodes. De mˆeme, on ne peut utiliser n’importe quelle r`egle logique ou de d´efinition de la v´erit´e dans n’importe quelle forme de vie. Il faut que la r`egle puisse produire un comportement. Wittgenstein cherche ainsi `a ´echapper aux probl`emes du conventionnalisme radical et au naturalisme impuissant `a rendre compte des normes.

Sur les questions religieuses, le relativisme apparaˆıt n´eanmoins plus fran-chement, par exemple dans le refus d’´evaluer les comportements `a l’aune d’´eventuelles erreurs th´eoriques.

On pourrait dire : Chaque point de vue a son charme mais ce serait faux. Il est juste de dire que tout point de vue est important pour celui qui le consid`ere comme important (mais cela ne veut pas dire qu’il le voit autrement qu’il n’est). Oui, en ce sens, chaque point de vue est d’´egale importance. (Wittgenstein, 1982, p.23)22

Tous les points de vue religieux ne sont pas aussi int´eressants pour celui qui a la foi, mais ils sont tous ´egaux en tant que formes de vie humaines pour qui veut comprendre la pratique religieuse de l’ˆetre humain. Le croyant et l’ath´ee ne s’opposent pas sur des faits mais sur des formes de vie23 et aucune ne peut servir de point d’ancrage pour un examen th´eorique puisque l’impartialit´e serait impossible.

Or le philosophe th´eiste pr´etend plus, il pr´etend pouvoir engager le d´ebat avec le non-croyant. Wittgenstein fait de l’argumentation en mati`ere reli-gieuse une argumentation strictement interne `a la pratique relireli-gieuse et donc sa philosophie ne peut d´ecrire le th´eisme comme une forme de vie.

Mais aucun d’entre eux [saint Augustin et un bouddhiste] n’´etait dans l’erreur, except´e l`a o`u il mettait en place une th´eorie.(Wittgenstein,

22. Wittgenstein, L. (1982). Remarques sur le Rameau d’Or de Frazer. L’Age d’Homme, Lausanne.

23. En comparant des attitudes religieuses et non-religieuses, Wittgenstein (1992, p.109) dit : �Je pense diff´eremment, d’une fa¸con diff´erente. Je me dis des choses diff´erentes. Les images que j’ai sont diff´erentes�.

1982, p.13)24

Cette remarque vise tout autant la recherche de preuves que l’analyse phi-losophique de la v´erit´e ou de la fausset´e des croyances. ´Evaluer des preuves appartient `a une pratique qui n’est pas celle de la religion, donc des preuves pour ou contre l’existence de Dieu sont soit des non-sens si l’on se place `a l’ext´erieur de la pratique religieuse, soit un probl`eme pour le croyant, c’est-`a-dire que la croyance en Dieu est d´ej`a acquise et le travail d’intelligence de la foi apparaˆıt comme une rationalisation seconde.

En quelque sorte, la croyance, dans la mesure o`u elle se formule `a partir de preuves, ne peut ˆetre que le r´esultat final – dans lequel se cristallisent et se rejoignent de nombreuses fa¸cons de penser et d’agir. (Wittgenstein, 1992, p.111)25

Comme le souligne Nielsen, il y a une confusion entre comprendre et accep-ter (ou croire r´eellement). Pour comprendre, il faut participer `a la forme de vie, mais accepter est une ´etape suppl´ementaire. Par unebr`eve remarque sociologique, Nielsen (2005, p.25) propose l’objection suivante.

Il y a des personnes qui peuvent jouer le jeu de langage, mˆeme des personnes qui veulent intens´ement continuer `a jouer le jeu de langage de la religion, mais ils ne peuvent pas moralement et intellectuel-lement parlant continuer cette activit´e, parce que leurs intellects, et non leurs sympathies naturelles, font de l’assentiment `a la doc-trine chr´etienne ou juive une chose impossible. (Wittgenstein, 1992, p.111)26

24. Le reproche principal de Wittgenstein `a Frazer est justement de chercher des erreurs dans les opinions de ceux qu’ils ´etudient plutˆot que de comprendre leurs pratiques.

25. Ce th`eme de l’impuissance des preuves par rapport `a la pratique revient tr`es sou-vent dans les remarques de Wittgenstein (1985, p.85).�Une v´eritable preuve de Dieu devrait ˆetre quelque chose par quoi l’on puisse se convaincre de l’existence de Dieu. Mais j’imagine que les croyants qui ont donn´e de telles preuves voulaient analyser et fonder leur ’foi’ sur le plan de l’intelligence, bien qu’eux-mˆemes ne fussent jamais venus `a la foi par de telles preuves. On pourrait peut-ˆetre ’convaincre quelqu’un de l’existence de Dieu’ par une sorte d’´education, c’est-`a-dire en modelant sa vie de telle et telle mani`ere�.

26. Swinburne (1993, p.95) utilise le mˆeme type d’argument contre Phillips quand il dit que certains abandonnent leur foi quand ils en viennent `a croire que seule la mati`ere existe ou qu’il n’y rien au-del`a de l’univers.

Il appartient `a la pratique du croyant de s’interroger sur la v´erit´e de ce qui est cru, et parfois, ind´ependamment de sa foi. La reconnaissance de possibles erreurs dans le contenu de croyance peut mˆeme mener `a une perte progressive de la foi comme le montre ce passage d’Anna Karenine.

Il savait par ailleurs que Nicolas s’´etait affranchi de la religion non par d´esir de vivre plus librement mais sous la lente pouss´ee des th´eories scientifiques modernes. (Tolstoi, 1972, p.543)27

Ce type de situations est ni´e par Wittgenstein pour qui aucune erreur au sens propre n’est possible ou d´eterminante dans la participation `a un jeu de langage religieux.

Il peut bien arriver, et il advient fr´equemment aujourd’hui, qu’un homme abandonne un usage apr`es avoir reconnu une erreur sur la-quelle cet usage s’appuyait. Mais ce cas n’existe pr´ecis´ement que l`a o`u il suffit d’attirer l’attention de l’homme sur son erreur pour le d´etourner de sa pratique. Or ce n’est pas le cas lorsqu’il s’agit des usages religieux d’un peuple et c’est pour cette raison qu’il ne s’agit pas d’une erreur. (Wittgenstein, 1982, p.14)

Ici Wittgenstein parle d’un changement d’usage pour un peuple, et il semble clair qu’un groupe socialement organis´e ne change pas de pratique `a la simple reconnaissance par certains d’une erreur. Wittgenstein semble aussi appliquer ce mod`ele `a l’individu religieux, car un individu ne peut d´ecider d’un usage `a lui seul. Cependant, comme dans le cas de Nicolas expos´e par Tolsto¨ı, une suite d’arguments d´enon¸cant des erreurs dans les croyances reli-gieuses semblent bien pouvoir faire perdre progressivement la foi `a certains, par exemple, parce qu’ils ont confiance dans le pouvoir de certaines sciences ou dans ceux qui proposent des arguments et `a qui ils accordent du cr´edit. La discussion rationnelle n’est pas qu’interne, elle a lieu dans la pratique religieuse et hors d’elle, mais aussi `a l’articulation des deux. Refuser cette articulation imposerait deux th`eses difficilement d´efendables.

(1) La pratique religieuse est une forme de vie radicalement s´epar´ee des autres formes de vie et donc son jeu de langage ne communique pas

avec ceux de la discussion rationnelle ou philosophique. Il est bien difficile de lire pr´ecis´ement cela dans les travaux de Wittgenstein et la th`ese semble peu plausible. Autant le sociologue, par exemple, peut ´etudier les pratiques religieuses pour y chercher leur sp´ecificit´e, autant il ne niera pas la porosit´e des pratiques et des jeux de langage. (2) La seconde th`ese insisterait sur la diff´erence entre une proposition ou

une croyance religieuse et une proposition ou une croyance pouvant ˆetre vraie ou fausse. Seraient alors ˆot´e tout sens aux discussions sur la v´erit´e ou la fausset´e des propositions et croyances religieuses. Or, seule une r´eforme de la pratique religieuse, comme nous l’avons d´ej`a not´e, pourrait empˆecher une telle discussion, r´eforme dont l’origine ne serait pas la description des jeux de langage religieux mais plutˆot la division entre pratiques scientifiques et pratiques religieuses. Seule une telle division permettrait d’exclure toute r´eflexion th´eorique sur les contenus doxastiques des croyants. Cette division semble trop inspir´ee du positivisme pour ˆetre accept´ee sans plus de discussion (Clack, 1999, p.10128 et Plantinga, 2000, p.8, note 12).

Finalement, on pensera qu’effectivement le th´eisme pourrait apparaitre `a Wittgenstein comme une forme de vie mais le th´eiste refuserait cette r´educ-tion. Car si l’on se place dans la pratique religieuse, il y a une r´eflexion rationnelle traditionnelle sur la cr´edibilit´e de la croyance qui instaure un recul critique et si l’on se place dans la tradition philosophique, il existe la pratique d’une r´eflexion non-confessante sur certaines questions religieuses. Le th´eisme est justement une partie de ce travail qui n’est ni seulement interne `a la croyance ni seulement externe.

28. Clack, B. (1999). An Introduction to Wittgenstein’s Philosophy of Religion. Edin-burgh University Press, EdinEdin-burgh.

Dans le document L'ontologie réaliste du théisme (Page 125-131)