• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 3: CADRE CONCEPTUEL

3.3 L’HYBRIDITÉ, CYBORG ET BIONIQUE

La question de l’hybridité41 est inhérente aux nouvelles représentations du corps. Tentons

tout d’abord d’établir les bases conceptuelles du terme et en quoi il consiste exactement. Thierry Hoquet, philosophe et spécialiste des sciences naturelles et des technologies, explique à propos de l’hybridité, qu’il existe une filiation sémantique avec le concept de cyborg, en ce sens qu’il existe une hétérogénéité initiale à la nature de l’homme et de la machine. Il explique également que le caractère latent qui se diffuse derrière l’idée d’hybridité est qu’il y a un état de pureté initial, ce qui a pour contingence de lui attribuer une nature impure, dégradante, moralement et physiquement dégénérée (Hoquet 2011 : 44). La nature de l’hybridité révèle à la fois son sens et sa connotation, puisqu’elle dérange, trouble l’ordre, car s’il y a hybridité, il y a chaos. Cette essence cosmologique, voire religieuse, de l’hybridité induit à la fois son sens et sa subjectivité latente (Guïoux 2004 : 187). Remettant en question les frontières qui ont été instaurées, elle pose un profond questionnement sur les limites du biologique et de la corporalité. L’hybridité inquiète, angoisse et implante de nouvelles manifestations, de nouvelles représentations. L’hybride, explique Bernard Andrieu, professeur en écologie corporelle et en philosophie du corps à l'Université de Rouen, s’inscrit dans le corps en incorporant des techniques, des procédés, des programmes, des machines qui se substituent aux défaillances (Andrieu 2007 : 35-36).

Ces modifications positives ou négatives sur l’organisme s’exemplifient dans tout dispositif ou disposition hybride qui change la matière initiale du corps ainsi que ses fonctions psychophysiologiques (Andrieu 2007 : 36). Pour la médecine, tout comme pour les personnes en situations de handicap, il n’y pas plus de handicap, il n’y a qu’altérité et vies hybrides, écrit Andrieu.

41 Il est intéressant de constater de prime à bord, que le mot hybride est issu du vocable latin ibrida qui veut dire sang-mêlé, « bâtard ». Le terme aurait par la suite subi une contraction avec le mot grec hybris qui signifie excès. (Guïoux 2004 : 187). La contraction des termes nous donne l’orthographe actuelle, hybride. Hoquet, spécialiste de la philosophie des sciences naturelles, explique pour sa part que le terme d’hybridité aurait un ancrage différent, c’est-à-dire qu’il désignerait à la base le produit d’un croisement entre deux espèces de mulets (Hoquet 2011 : 43).

32

Nous constatons également que les hybridations du corps font apparaitre de nouvelles interactions avec le monde, ainsi, en théorie, le corps naturel n’est plus le seul référant puisque les moyens technologiques permettent de niveler la perte de fonction42. Le fait d’être hybride, c’est le devenir, être dans la multiplicité des possibles, provisoire et éphémère. Le corps n’est donc pas stable :

« (…) il varie sans cesse en modifiant son intensité et ses états. La vitesse est remplacée aujourd’hui par le mouvement, forçant à une mobilité mentale, corporelle et sexuelle ce qui favorise l’isolement pour ceux et celles qui ne peuvent s’hybrider aux changements de l’environnement. Cette multiplicité ne se contrôle pas, elle déborde les frontières identitaires en hybridant le sujet à ses autres possibilités d’être » (Andrieu 2007 : 38).

Pour qu’un corps qui n’est pas considéré comme normal par rapport aux a priori qui existent sur la nature du corps humain puisse le devenir, il doit nécessairement être soumis à une hybridation (prothèse, greffe, lunette, appareillage auditif, etc.43). Il faut comprendre que cela est possible et institué par l’idée de réparation du corps44, qui elle, est induite par

la conformité du corps aux normes sociales et esthétiques (Andrieu 2007 : 39). Le réseau (network) qui s’active autour des processus réparateurs du corps est une partie prenante de leur hybridation. Pour Bruno Latour, hybridité et réseau sont pleinement liés :

« Les « réseaux » numériques, les normes capitalistes dupliquées et les systèmes algorithmiques ne sont plus qu’en partie « humains », ce sont des hybrides. L’adjectif qui connotait des qualités ou des défauts sans les dénoter se substantive faisant des hybrides des acteurs à part entière, des collectifs, bref une entité agissante. Selon lui (Latour) le monde post-moderne est peuplé d’acteurs non-humains, hybrides « proliférants », issus des sphères politiques ou économiques » (Bernadot & Thomas 2014).

Comme nous le verrons, ses relations et ses intrications qui composent le réseau d’acteurs qui existe autour du corps handicapé, et plus précisément autour du corps handicapé prothétique en pratique sportive de haut niveau, s’influencent entre elles, mais elles s’opposent et se confrontent également, de là, émergent diverses représentations et diverses

42 « L’hybride peut désormais remplacer tout partie du corps naturel car il s’incorpore dans des habitus, des postures, des gestes. En s’habituant à son hybridation, le corps acquiert une nouvelle autonomie et s’habitue. La personne âgée, malade, handicapée, amputée… trouve ainsi dans les objets techniques un moyen d’acquérir de nouvelles capacités » (Andrieu 2007 : 37).

43 « Plutôt que de suivre l’hybridité inter-spécifique, ce qui aurait orienté la démarche vers des considérations ressortant plus de la philosophie biologique que de l’anthropologie, le terrain du cyborg a l’avantage d’entrer en résonance avec une contemporanéité humaine de plus en plus marquée : par nos lunettes, nos prothèses cardiaques ou auditives, nos dispositifs de prolongations « scopiques », nous entrons à petits pas, mais sûrement dans les chemins de la cyborgie, voire de la cyb-urgie » (Guïoux 2004 : 187-188).

44 « Ainsi naît l’idée que des hybrides peuvent être constitués à partir des pièces les plus efficaces chez l’un et chez l’autre. Cependant, alors que la fusion de la chair et du métal est souvent perçue, dans la réalité et dans la fiction, comme pourvoyeuse d’un pouvoir supplémentaire pour celui qui fusionne, elle est en réalité synonyme d’un contrôle social accru puisque, comme le soulignent Haggerty et Ericson (2000), c’est par le corps que passent principalement les mécanismes du contrôle » (Cerqui 2010 : 60).

33

conceptions de ces corps, et la figure du cyborg en est un bon exemple. Le cyborg qui se révèle être l’une des représentations de l’hybridation d’un corps, c’est-à-dire, un alliage entre le corps humain et la machine45, questionne et dérange. Donna Haraway, philosophe, anthropologue et auteur du manifeste du cyborg, avance que cette figure permettrait à la fois la fin de la lutte des classes et la fin de l’exploitation de l’homme par la machine en l’incorporant à lui-même46 (Andrieu 2007 : 33). Pour Haraway, c’est la fin du mythe

originel, c’est-à-dire cette idée que le cyborg n’a pas à proprement parler d’origine divine puisqu’il est issu de la main de l’homme, il décloisonne la question du genre et met fin au dualisme.

« There are several consequences to taking seriously the imagery of cyborgs as other than our enemies. Our bodies, ourselves; bodies are maps of power and identity. Cyborgs are no exception. A cyborg body is not innocent; it was not born in a garden; it does not seek unitary identity and so generate antagonistic dualisms without end (or until the world ends); it takes irony for granted. One is too few, and two is only one possibility. Intense pleasure in skill, machine skill, ceases to be a sin, but an aspect of embodiment. The machine is not an it to be animated, worshipped, and dominated. The machine is us, our processes, an aspect of our embodiment » (Haraway 1991: 180).

Ainsi pour Haraway, il n’existe pas d’opposition entre nous et la machine, elle n’est qu’une incarnation de notre volonté de progrès, elle est le prolongement de notre volonté. Afin de mettre en exergue cette position, Haraway utilise des néologismes comme nature-culture, auxquels s’apparente le cyborg47. En somme, il permettrait à l’homme de se libérer de la technique par l’entremise du monstre technologique. Pour Haraway, cette libération de tous les aspects intrinsèques du travail technique : effort, fatigue, productivité, contrôle et sexisme seraient évacués (Andrieu 2007 : 35). Les frontières s'effondrent ensuite à mesure

45 « The cyborg as a living organism modified by technology coincides with the emergence of mechanized war, mass production, electronic communications and reproductive technology in the past century. Its moment of origin could be situated in 1948 with the publication of Nobert Wiener’s Cybernetics, a schema for a new science of cybernetics (…) » (Muri 2007: 3).

46 Andrieu poursuit en expliquant que pour Haraway : « Le cyborg est conçu ainsi comme un instrument révolutionnaire à l’intérieur même du corps car il incorpore la machine en l’homme, la prothèse dans l’organe, l’imaginaire dans le réel » (Andrieu 2007 : 33).

47 « « Nature culture » ou « cyborg » nous installent dans la confusion : ils nous obligent à ne plus rechercher l’origine, ils font un pied de nez à la créature de Frankenstein. Car la créature de Frankenstein comme le cyborg sont tous deux des tissus mal rapiécés : des entités bancales et impures, faites de pièces et de morceaux épars, réunies sur une table de travail par le miracle des fils du tailleur et de la fée électricité. Comme le cyborg, la créature est aussi, à la fois, indissociablement organique par les éléments qui la constituent et artificielle par l’opération qui la fit exister ou l’énergie qui l’anime » (Hoquet 2010 : 148).

34

que les technologies convergent, donnant lieu à de nouvelles conceptions de l'humain qui s'incarnent, de surcroît, dans d'inédites pratiques biomédicales (Robitaille 2008 : 15-16). L’idée de bionique se lie également au concept d’hybridité et de cyborg puisque ce sont les capacités bioniques du cyborg qui sont le principal objet de la recherche scientifique. En instrumentalisant et en imitant les capacités du corps humain, les scientifiques nous proposent de nouvelles avenues pour les personnes démunies d’un organe, d’un système ou d’un membre. Cherchant à élaborer des systèmes artificiels selon des principes biologiques, la bionique vise en quelque sorte à égaliser voire améliorer les capacités biologiques. La prothèse dite bionique a donc pour but de remplacer une partie ou une fonction de l’organisme perdu (Pracontal 2002 : 180). La question de la bionique pose une myriade d’interrogations sur le processus et les limites du remplacement par un appareillage de ce qui a été « naturel », puisqu’une fois les capacités initiales retrouvées, pourquoi s’y limiter? L’innovation de la technologie semble inéluctable et elle engage :

« (…) l’avenir de la nature humaine » que certains envisagent sous la forme d’une post- humanité où l’on serait capable de maîtriser l’essentiel des fonctions organiques, mais aussi de les potentialiser à l’aide d’artefacts, de prothèses et de modification biogénétique du corps. C’est donc l’avenir d’un méta-corps possible qui est dorénavant envisagé. Or, il y existe aujourd’hui quatre univers praxéologiques qui engagent ce devenir du corps post- humain et qui expérimentent les formes que pourrait prendre le méta-corps de l’homme bionique, en le « recréant », le « reconstruisant » ou en le « refaçonnant » (Bouratsis 2011 : 56).

Ce corps construit, ce corps modelé, s’instrumentalise dans l’objet bionique, il en devient le paroxysme, le but à atteindre. Avant de nous lancer pleinement dans notre étude, posons les bases méthodologiques et procédurales de la collecte et l’analyse de nos données.

35