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CHAPITRE 3: CADRE CONCEPTUEL

3.2 HANDICAP ET CORPS HANDICAPÉ

À la base, le terme handicap serait une contraction de l’expression anglo-saxonne « hand in cap »32 référant à un jeu de hasard, puis il se transformera progressivement pour en venir à désigner, dans le monde équestre, « l’attribution d’un désavantage imposé aux concurrents les plus dotés, soit un avantage accordé aux moins forts, en vue d’égaliser les chances » (Mezani 2012 : 25). Parfois, pour maintenir cette parité durant les courses de chevaux, on appliquait du lest, ce que l’on appelait un handicap, élément important dans le domaine équestre33. Henri-Jacques Stiker, anthropologue de l’infirmité, explique que :

« L’invasion de ce vocabulaire du handicap correspond à la volonté sociale que les infirmes redeviennent performants grâce aux techniques de réparation et de compensation, bref de remplacement généralisé » (Stiker 2014 : 6). L’utilisation qui est faite aujourd’hui du terme est plutôt récente. D’autres termes étaient souvent utilisés avec des connotations péjoratives pour désigner les personnes que l’on qualifie aujourd’hui, de personne handicapée ou en situation de handicap, entre autres, impotente, incurable, infirme, mutilée, idiot (Chabrol 2009 : 912). Il existait à la fin du XVIIe siècle une démarche d’enfermement envers les personnes handicapées qui était incitée par les craintes faces à l’épidémie. Il faut comprendre que l’Europe sortait d’une grave épidémie de peste (1666) et que la figure du handicapé était souvent associée à la malédiction et à la maladie, c’est pourquoi on verra apparaître des établissements comme l’Hôpital-Général de la Salpêtrière à Paris (Chabrol 2009 : 912).

Les idées de démocratie et d’humanisme liées à l’époque des Lumières et plus particulièrement en ce qui a trait à l’éducation et son universalité, comme en font foi l’apprentissage chez les aveugles et les sourds, et l’avènement de la psychiatrie, contribueront à changer ce système d’enfermement (Chabrol 2009 : 912). Puisque la pensée humaniste qui émerge des Lumières, tente de comprendre la maladie mentale plutôt que de

32 http://www.fondshs.fr/vie-quotidienne/accessibilite/origines-et-histoire-du-handicap-partie-1

33« Une fois que l’on peut comparer ces concurrents, le handicapeur détermine la manière dont on va égaliser les chances au départ de la compétition. Si l’idée de charge pesant seulement sur certains fait partie de la sémantique turfiste, celle d’égalisation, pour que le concours ait lieu dans des conditions telles que l’on puisse voir le mérite des concurrents, est plus déterminante » (Stiker 2014 : 6).

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classer ces personnes sous un régime dogmatique où la folie et l’anormalité sont comprises par l’action du divin sur l’Homme et non par des phénomènes physiques, chimiques et psychopathologiques. Il faut savoir que la philosophie qui en émane est animée par un humanisme et un universalisme latent qui se rattache à l’idée que tous ont droit à une éducation sans distinction (Stiker 1982 : 120). Ainsi, les personnes qui sont en marge de la société et qui sont souvent prises en charge par les ordres religieux comme, entre autres, les personnes avec des problèmes mentaux, ainsi que les handicapés et autres types de marginaux à l’époque, sont étudiées. Il nous faut mettre de l’avant ici l’idée phare que l’humaniste porte en son sein, soit celle qu’ils diffusent dans leur célèbre encyclopédie, c’est-à-dire la démocratisation du savoir et une scientification du savoir. Ce qui explique, entre autres, la prise en charge, l’aide, et l’éducation des personnes handicapées, que l’on nommera d’ailleurs dans le monde anglo-saxon « disable34 ». Toutefois, le terme ne

s’instrumentalise pas à cette époque, mais il a toutefois fallu ce changement de rapport pour qu’émerge au XXe siècle le concept de handicap et le système de réadaptation35. Pour

comprendre le changement qui se dresse au XXe siècle en occident, Stiker pose le regard sur deux éléments importants qui vont rendre nécessaire une nouvelle conception de la condition d’infirme, soit les nombreux accidents de travail36 dus aux conditions difficiles

dans les usines et la catastrophique Grande Guerre de 1914-1918. En outre, ils sont les catalyseurs de cette mouvance, puisqu’ils engendrent une masse incroyable de handicapés37.

34 On remarque dans la littérature scientifique anglophone, le terme « handicap » n’est pas véritablement utilisé, la notion de « disabled » est plutôt privilégiée.

« Disability: any restriction or lack (resulting from an impairment) of ability to perform an activity in the manner or within the range considered normal for a human being.

Handicap: a disadvantage for a given individual that limits or prevents the fulfillment of a role that is normal » (http://www.pediatrics.emory.edu/divisions/neonatology/dpc/Impairment%20MX.html).

35 « Le système de la réadaptation est un système qui a émergé au XXe siècle et qui est bien séparé des systèmes précédents, comme il sera suivi d’autres systèmes. C’est la leçon essentielle de Foucault, en l’occurrence » (Stiker 2014 : 6).

36 « À la fin du XIXe siècle, le problème des accidentés du travail devient majeur. Les notions de réparation et de compensation des atteintes liées au risque du travail apparaissent » (Chabrol 2009 : 912).

37 « Dans les deux cas la masse, quantitativement très importante, d’hommes abîmés par ces faits sociaux a entraîné l’exigence de ramener ces anciens travailleurs et anciens actifs à reprendre une activité. Il fallait reclasser, redresser, réinsérer, c’est-à-dire tenter de retrouver la situation antérieure donc de se référer à une moyenne de production et de performance. Les deux événements des accidentés du travail et des invalides de guerre, par leurs exigences de redonner une place à ceux que des faits totalement indépendants d’eux

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Les chiffres sont effarants, seulement au Canada, on dénombre plus de 172 000 blessés pendant la Première guerre mondiale38. Au total, on compte 12,8 millions de blessés du

côté des Alliés et plus de 21,2 millions du côté des puissances centrales39. Les autorités se doivent alors de trouver des moyens d’adaptation pour cette masse d’estropiés. L’apparition en masse de personnes en situation de handicap permettra, entre autres, la mise en place d’un régime de pensée, de discours et de métadiscours sur les prothèses et les « réparations » du corps, qui constitueront la base conceptuelle à l’avènement de la matérialité du cyborg, concept que nous tenterons de mettre en parallèle avec ces processus palliatifs. L’idée de cyborg que nous élaborerons un peu plus loin dans l’étude n’est pas directement liée à cette masse de nouvelles personnes handicapées, toutefois, leur prise en charge par, entre autres, la sphère médicale et l’avènement de la cybernétique au sortir de la Seconde guerre mondiale, seront des terreaux fertiles à son émergence.

Comme nous l’avons vu, la médecine est d’ailleurs profondément impliquée dans les processus d’adaptation qui s’opèrent. Les discours de régularisation de la médecine établissent des normes, mais surtout, établissent ce qui n’en fait pas partie, c’est-à-dire ce qui est « anormal ». Ce regard de normalité qu’elle porte sur le corps humain teintera grandement la manière dont elle conçoit le handicap, puisque les discours qu’elle produit autour du handicap, se caractérisent par un désir de normalisation, de réintégration, de réadaptation (Nicogossian 2008 : 42). À partir des années 1950, les gouvernements, ainsi que les instances médicales, proposeront des cadres conceptuels afin de catégoriser les variétés de handicaps. On y apportera des transformations majeures durant les années 1960 et 1970, ce qui conduira éventuellement à l’avènement de l’ICIDH (International

Classification of Impairments, Disability and Handicap). Colin Barnes, professeur émérite

membre du Centre de recherches sur les Disability studies de l’Université Leeds, précise à cet effet que malgré les divers efforts mis de l’avant pour améliorer la place et les conditions des personnes en situation de handicaps, comme les diverses règles nationales

écartaient de la vie ordinaire, trouvaient un appui dans la sociologie de la moyenne. Outre que désormais la nature et le hasard, disparaissant derrière la responsabilité sociale, obligent les États à mettre en place des dispositifs de compensation fondés sur une solidarité sociale » (Stiker 2014 : 6).

38 http://www.museedelaguerre.ca/premiereguerremondiale/histoire/apres-la-guerre/legs/le-cout-de- laguerre-du-canada/

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et internationales instaurées à partir des années 1970, il réside en filigrane dans ce système de classification une anormalité de la condition de handicapé (Barnes 2010 : 29). En ce sens, cette classification instaure un statut particulier aux personnes qui en font partie, un statut autre, distinct de la normalité.

Le sport deviendra, lui aussi graduellement, un vecteur important de transformation de la société, mais également de la conception du handicap. Comme nous le verrons, le sport fait non seulement partie intégrante du processus de réadaptation qui s’est développé au XXe

siècle, mais il est l’exemple de la performabilité du corps, c’est-à-dire la capacité de rendre le corps performant40, rendant parfois le corps en un objet distant de la personne. Cette question de la performance deviendra non seulement un enjeu important dans la définition du modèle sportif, mais également dans la définition même du handicap puisque, comme nous le verrons, la progression des technologies palliatives transformera l’image et la conception qui est fait des athlètes prothétiques. Ce qui nous amène à brièvement définir les principaux concepts qui sont élaborés autour de l’incorporation de biotechnologies.

40 « (…) en tant que mesure du degré de réussite individuelle, la performance se réfère au concept équivoque de normalité. L’irruption des biotechnologies a d’évidence modifié le rapport du sujet contemporain à son propre corps. Mais cette évolution fut conditionnée par les normes socio-médicales définissant la notion de normalité. Parallèlement aux découvertes physico-physiologiques, le discours médical a instauré ses propres normes et les bases d’un point de vue théorique sur la maladie. Mais les tentatives de définition de la pathologie vont se heurter à plusieurs obstacles » (Carrive 2008 : 135).

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