• Aucun résultat trouvé

1. Les Khaśa

1.2. L’ethnonyme « khaśa »

L’ethnogénèse des Khaśa afait l’objet, comme pour bon nombre d’autres peuples con- nus depuis les textes védiques, de plusieurs hypothèses, que je résume ici brièvement. Pour Edwin Atkinson les Khaśa sont issus des Aryens et donc d’Asie Centrale89. Brian H. Hodgson exprime une théorie similaire, bien que confuse. Ce dernier affirme que les Khaśa, à l’instar d’autres peuples de l’Himalaya occidental, sont la résultante de mélanges entre « aborigènes tartares du côté maternel » et « ariens (Bráhman et Kshétriya) du côté paternel »90. Il est égale- ment dit des Khaśa qu’ils auraient été chassés d’Asie Centrale vers l’Inde par l’arrivée des Huns entre le VIe siècle AEC et le Ve siècle EC91.

Le Mahābhārata utilise à leur sujet le terme de ekāsana (« d’un seul lieu, endroit »).92 Rajaran Subedi considère cependant les Khaśa comme des nomades originaires d’Iran. D’après cet auteur les Khaśa et les Gurjar (de l’actuel Gujarat) des environs du XIIe siècle auraient été en bons termes du fait du partage de cette même culture pastorale nomade93. De manière simi- laire, Ram Rahul considère qu’il y a en fait deux souches Khaśa : celle des Khaśa « originels » et celle des migrants Rajputs. Les deux groupes se seraient liés par le biais de mariages94. D’autres avis suggèrent un brassage encore plus large, incorporant cette fois-ci des apports des régions tibétophones95.

La plupart des auteurs voient donc dans les Khaśa des arrivants secondaires qui eurent à se lier avec les populations locales préexistantes, généralement identifiées avec les Magar ou des Kirata96. Khem Bahadur Bista situe l’arrivée des Khaśa, depuis le Kumaon-Garhwal, tantôt entre le Ve et le VIIIe siècle, tantôt au XIe siècle, et parfois même après 750 AEC97. La migration

des Khaśa aurait par ailleurs entrainé un écrasement des « populations locales tribales ». Cette victoire sur les populations locales aurait également été d’ordre religieux puisque les « enva- hisseurs Khaś » les auraient à l’occasion converti à l’hindouisme98. La domination des migrants Khaśa sur les nations aborigènes, probablement en lien avec l’image de peuple guerrier évoquée plus haut, est un thème récurrent déjà développé au début du XIXe siècle par William

89 Atkinson 1882, p. 379. Thèse reprise par Rahul Sanskrityayan (citée dans Thakur 1990, p. 288). 90 Hodgson 1874, p. 15.

91 Mamgain 1975, p. 1.

92 Mahābhārata, II.48.3 ; Mishra 1987, p. 113. 93 Subedi 2001, pp. 10-12.

94 Rahul 1970, p. 36. 95 Thakur, op. cit., p. 290.

96 Bishop 1990, p. 68 ; Cortes & Brezillon 2011. 97 Bista 1972, pp. 12 et suiv.

Kirkpatrick et Francis Hamilton99. Walter F. Winkler est cependant de l’avis que la découverte par Giuseppe Tucci100 d’une culture (Khaśa) de la Karnali qui contiendrait des aspects « indi- gènes » mêlés à ceux des Khaśa tend à présenter des interactions basées sur la « combinaison plutôt que sur la domination101 ». Ce point de vue, bien que pertinent, a toutefois l’inconvénient de ne pas définir ce qui est considéré comme culture des « indigènes » et comme culture des « migrants ». L’identification de l’indigène et de l’allogène est encore compliquée par l’incer- titude enveloppant l’époque d’arrivée de ces migrants occidentaux.

On a vu qu’une composante de la population khaśa serait d’origine rajput, c’est-à-dire apparentée à la fameuse élite guerrière de l’actuel Rajasthan ainsi que du Gujarat. Cette asser- tion est présente dans diverses généalogies de lignée (vaṃśāvalī), qui font remonter l’ascen-

dance des familles de caste Kṣatriya à des ancêtres Rajput. Symbole de prestige, l’origine rajput est communément expliquée par la pression territoriale exercée entre le Xe et le XIIe siècle par

les sultanats musulmans des Ghaznévides, puis par les Ghorides, qui poussa les rajputs à migrer vers les collines himalayennes. Il est toutefois important de relever que les Khaśa décrits par les sources historiques (Hsüan-tsang, Mahābhārata, Rājataraṃgiṇī, Nepālikabhūpavaṃśāvalī et Gopālarājavaṃśāvalī) ne sont pas perçus comme des Rajputs, bien au contraire. Il s’agit davantage de barbares et/ou de personnes de statut dégradé. Rappelons que le terme de Khaśa est considéré comme péjoratif jusqu’au XXe siècle, ainsi que le notait K. B. Bista dans les années

1970. Au Népal occidental, la population Kṣatriya actuelle est divisée en deux groupes distincts qui sont les Chetri et les Thakuri. P. R. Sharma résout le problème des origines en proposant l’hypothèse que les Chetri viennent du Kumaon-Garhwal et que les Thakuri sont d’origine Gur- jara (Gujarat-Rajasthan)102. On verra plus loin que cette division est démographiquement très

perceptible dans la région de Jumla.

Les Khaśa sont ainsi perçus de manières très variées en fonction des auteurs. Le pro- blème central est indubitablement l’absence de chronologie absolue. Les jugements formulés

99 Kirkpatrick 1811 et Hamilton 1819, cités dans Winkler 1984, p. 43. 100 Tucci 1956.

101 Winkler, op. cit., p. 43.

102 Sharma 1972, pp. 56-59. Mary Shepherd Slusser note que : « The word thakurī is erroneously employed in

capitalized form as a name of a people or a family. Derived from Sanskrit thakkura (chief, man of rank), it is only a title to denote superior rank. » (Slusser 1998 [1982], p. 42).

dans les mythes et par les commentateurs plus récents s’étendent sur près de 1500 ans d’his- toire103. Il convient donc de garder à l’esprit les notions de temporalité et de localité. En tout état de cause, une « ethnie » désignable sous le terme de Khaśa semble très tôt présente dans une large partie des collines de l’Himalaya indien et népalais. Elle serait peut-être originaire d’Asie Centrale mais aurait reçu de nombreux apports « ethniques » et culturels à travers le temps. Un des facteurs unificateur de la population khaśa est l’usage d’une même langue, qua- lifiée de « proto-pahāṛī » pour la période médiévale104. Cette langue gardera la mémoire de ces peuples Khaśa puisqu’elle devint, au fil des siècles et des migrations de ses locuteurs vers l’est, la langue nationale du Népal : le khaś kura105.