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4. Les temples deval

4.4. Datation des deval de la Karnali

Le complexe de 150 temples de Jageshwar (Uttarakhand) compte plusieurs temples la- tinā simplifiés (Fig. 4.22), dont N. Chanchani reconnaît la difficile datation mais qu’il situe

283 Chanchani, op. cit. : 117.

284 Cf. les inscriptions de l’ouest du Népal et du Kumaon publiées dans Pant 2009 et Joshi 2009.

285 Plusieurs généalogies népalaises mentionnent des ancêtres de clan originaires de Kannauj (Uttar Pradesh). Cf.

Naraharinath 1956, 2.1, pp. 352 ; 2.3, pp. 387-390 ; 1966, pp. 726-727 ; Bhattarai 1974.

286 Chanchani 2012, Pl. 3.6.

287 Ces faits sont ignorés par L. S. Thakur, pour qui les petits temples sont des modèles pour les plus grandes

réalisations et qui ne peuvent en tous les cas pas être attribués à des souverains locaux (Thakur 1986, pp. 248, 260).

entre le XIe et le XIIIe siècle288. Ceci est également valable pour les deval du bassin de la Karnali.

Du fait de leur style « simplifié », ils présentent tous les mêmes caractéristiques de plan et d’élévation. Relevons tout de même certaines variations. Premièrement, le porche à piliers (Skt. ardhamaṇḍapa) n’est visible que sur quelques temples : sur le temple nord de Kuikana (DLK03, Pl. 4.4), sur le temple central de Pañcadeval, non loin de Bhurti (DLK07, Pl. 4.1), au temple de Jaharkot (DLK10, Pl. 4.6), d’Ukhadi (JUM07, Fig. 4.23, Pl. 4.12 et 4.13), à Bistabada (SIJ08, Pl. 4.19b) et sur le temple central de Dewal Bajh (district de Bajhang)289. Le temple central de Manma (KLK06, Fig. 11.6 et 11.7, Pl. 4.24) présente une configuration unique avec le place- ment de deux piliers sur les quatre côtés du bâtiment. Seul le temple d’Ukhadi est daté, de 1486 (il peut aussi s’agir d’une inscription bien postérieure à la construction). L’aménagement d’un porche à double pilier est formulé dans l’ouest de l’Inde par les architectes Māru-Gurjara entre le VIIe et le VIIIe siècle (Fig. 4.25) et fait son apparition dans l’Himalaya occidental dès le VIIIe

siècle au temple de Jagatsukh (Fig. 4.13). Il se généralise ensuite en Uttarakhand vers le xe-xIIe siècle (sites de Katarmal et de Baijnath par exemple). La seconde variation architecturale con- cerne le profil de la tour śikhara. Au lieu d’être curviligne, elle est rectiligne sur le temple central de Lamji (DLK32, Fig. 4.8) et sur celui de Dewal Bajh. Une troisième variante, sur laquelle je reviendrai plus loin, est présente à Bhurti (DLK01) et à Ajayamerukot (DDL11 et DDL13). Elle consiste en l’installation d’un pavillon (Skt. maṇḍapa) avec une voûte en lanterne entre deux deval. Enfin, la superstructure śikhara comporte trois projections ratha sur les temples de Binayak dont on sait qu’au moins l’un d’entre eux fut construit en 1280 (cf. supra). Les trois projections génèrent en tout cinq divisions verticales (Skt. pañcaratha). Sur les temples d’Ajayamerukot (de la seconde moitié du xIVe siècle) les angles de la tour ne compor-

tent pas d’āmalaka (Skt. bhūmi-āmalaka).

Les deval sont organisés dans l’espace de quatre manières : seul, par deux, par trois ou par cinq. Ces ordonnancements sont tous représentés sur le site de Bhurti (DLK01, Fig. 4.21b, Pl. 4.1). Les temples de la Karnali sont en majorité orientés au sud, une particularité que l’on n’observe pas en Uttarakhand. À Jageshwar par exemple, on retrouve toutes les orientations cardinales, sans que l’une ne semble prévaloir sur les autres290. Les temples solitaires peuvent

288 Chanchani, 2012, p. 116 ; 2014. 289 Sharma 2012, p. 241, Pl. 65 a.

290 Un point intéressant du traité d’architecture Mānasāra réside dans l’orientation des temples dans le contexte,

par exemple, du plan urbain Nandyāvarta. La direction du temple est principalement dictée par sa localisation par rapport au village ou à la cité. Un temple de Viṣṇu doit être orienté vers l’agglomération, celui de Śiva à l’opposé, sauf s’il se trouve dans les parties est ou ouest du village. Le texte laisse une large latitude en ce qui concerne l’orientation des autres dieux : « La porte (principale) des temples de toutes les autres images (de divinités) peut être dans n’importe quelle direction. » (Acharya 1946, pp. 76, 78, v. 276).

être bâtis au-dessus d’une fontaine (Ju. mugrāhā, Skt. dhārā). Cette disposition (dite de- valdhārā) est observée dans les vallées de la Tila et de la Sinja (districts de Jumla, Fig. 4.23). En dehors de cette zone on en retrouve une occurence à Jaharkot (DLK10) et deux dans le district de Mugu (MUG04 (Fig. 4.24) et MUG10). L’inspiration de cette association entre un deval et une fontaine vient probablement du temple monolithique de Ek Hatia à Almiya (région de Dwarahat, Uttarakhand, Fig. 4.26), stylistiquement datable du xe siècle291.

Si les temples sur fontaine sont principalement localisés dans le district de Jumla, le plan à cinq temples (pañcadeval) en est totalement absent. Cette organisation correspond au type pañcāyatana. Le pañcāyatana (Skt. « cinq autels ») reflète la base fondamentale de la tra- dition Smārta de l’hindouisme. L’installation d’un rituel ou d’une architecture pañcāyatana suit un plan en quinconce avec une divinité principale au centre et quatre autres placées autour. La pratique Smārta place l’emphase sur le culte des cinq dieux suivants : Viṣṇu, Sūrya, Devī (ou Durgā), Gaṇeśa et Śiva292. Chacune de ces divinités est au centre de son propre maṇḍala. Le

pañcāyatana de Śiva par exemple est le suivant293 :

Devī Viṣṇu

Śiva

Gaṇeśa Sūrya

D’après N. Chanchani, les plans pañcāyatana sont élaborés en Inde depuis le XIe-XIIe siècle

(sites d’Asoda et de Davada au Gujarat)294. Mais des formulations plus anciennes sont déjà observables au Gujarat durant la seconde moitié du VIIIe siècle, comme à Osian (Fig. 4.25)295.

En Himachal Pradesh, le plan du temple monolithique de Masrur, également datable du VIIIe

siècle, présente l’esquisse d’un pañcāyatana inachevé (Fig. 4.15)296. En Himalaya central ce plan est clairement visible sur le site de Gujjar Deva à Dwarahat (district d’Almora, Uttarak- hand, Fig. 4.27). Ce complexe est daté de 1075-1150 par N. Chanchani297. D’après cet auteur, les plans pañcāyatana sont attribuables au patronage des gurus Pāśupata, qui auraient eu un

291 Nautiyal 1969, p. 115 ; Chanchani 2012, pp. 111 et suiv.

292 Gudrun Bühnemann indique que dans les sources les plus anciennes Brahmā était vénéré à la place de Durgā

ou Gaṇeśa (Bühnemann 2013, p. 60).

293 D’après Bühnemann (2013) et Reitz (1998). 294 Chanchani 2019, p. 151.

295 Reitz 1998. 296 Meister 2008.

intérêt spécial et les fonds nécessaires pour ce type architectural véhiculé par les artistes Māru- Gurjara venus d’Inde occidentale298.

Un fait intéressant réside dans l’orientation des pañcadeval de la Karnali. Comme indi- qué plus haut, l’orientation la plus commune des deval est le sud, ce qui signifie que les temples centraux des complexes pañcadeval sont orientés au sud. Les quatre temples annexes sont soit tournés vers le temple central, soit vers le sud. Des liṅga sont placés dans les temples de Manma (KLK06, Fig. 11.10 et 11.11) et de Mehalmudi (KLK21, Fig. 11.63). Dans certains cas cepen- dant, ces représentations aniconiques de Śiva sont de simples pierres ou des éléments architec- turaux de remploi. En particulier, les pinacles de temple, stūpi, sont très souvent récupérés et placées à l’intérieur des cella. La combinaison du sud et des liṅga suggère une prédominance du culte śivaïte dans le contexte des pañcadeval, alors que l’affiliation religieuse n’est que très rarement marquée dans les autres configurations. Quatorze complexes pañcāyatana ont été re- levés dans les districts de Dailekh et de Kalikot : Kuikana (DLK03), Kimugaon (DLK06), Pañcadeval (DLK07), Rawatkot (DLK28), Chhadane (DLK30), Lamji (DLK32), Bhurti (DLK01, Pl. 4.1), Manma (KLK06), Mehalmudi (KLK21), Kirkisen (KLK28) et Koligaon (KLK16). À ces sites on peut ajouter ceux, non inventoriés dans le cadre de cette étude, de Darna dans le district d’Achham (Fig. 4.28) et celui de Dewal Bajh dans le district de Bajhang. Le site de Binayak, mentionné plus haut pour l’inscription d’Aśokacalla de 1280 est commu- nément nommé Pañcadeval299. L’appellation est souvent employée localement pour faire réfé- rence à des groupes comprenant plus d’un deval. Or, bien que ne disposant pas de plan du site, il m’est permis d’avancer, sur la base des photographies disponibles et de la description qu’en fait D. R. Sharma300, qu’il ne s’agit pas d’un véritable plan pañcāyatana. En effet les temples sont orientés à l’ouest (dont celui de 1280) ou à l’est, et leur configuration n’est pas en quin- conce.

La localisation des temples pañcadeval délimite une aire géographique englobant la ré- gion de Dullu-Dailekh, Kalikot, Achham et Bajhang (Fig. 4.29). D’un point de vue historique cette région correspond grosso modo au royaume de la dynastie Rāskoṭi de Malaya Varmā (r. 1378 et 1389), qui, comme on l’a vu est probablement originaire de la région de Khadachakra- Manma. Les pañcadeval Rāskoṭi se démarquent des modèles de Dwarahat et de ceux du Gujarat par l’orientation des temples secondaires, centrés sur l’édifice central, et leurs dimensions bien

298 Chanchani 2019, p. 160. 299 Sharma 2012, pp. 226-228. 300 Ibid.

plus restreintes. Le caractère idiosyncratique de cette adaptation locale d’une architecture exo- gène reflète probablement ce que d’autres ont pu nommer un « hindouisme régional », sur le- quel je reviendrai au Chapitre 11301. En tous les cas, le plan pañcadeval est complètement absent de la région qui passa à la chute de l’empire sous le contrôle des Kalyāl de Jumla. On peut donc en déduire que les temples sur fontaines (devaldhārā) étaient favorisés par ces derniers, mais pas les pañcadeval. Notons également que les configurations à un, deux ou trois temples se rencontrent dans les districts d’Achham, de Dailekh, de Jumla et de Dolpo302 mais qu’aucun

deval n’a été construit dans celui de Surkhet.

Revenons sur la troisième variante architecturale, celle du pavillon (Skt. maṇḍapa) placé entre deux deval. À Bhurti (DLK01, temples 13 et 14, Fig. 4.30), la projection antarāla est plus saillante que sur les autres temples afin de supporter de chaque côté une poutre mono- lithique sur laquelle se dresse la voûte en lanterne du pavillon central. Ce dispositif indique que les maçons avaient dès le départ prévu la construction du pavillon. Cette remarque est impor- tante puisque sur les temples d’Ajayamerukot (DDL11 et DDL13, Fig. 3.31) le pavillon appa- raît comme une structure indépendante et donc possiblement antérieure ou postérieure à la cons- truction des deval. Une inscription sur le cadre de porte du temple DDL13 mentionne le nom de Niraipāla, dont on sait qu’il régna sur Doti dans les années 1350-60. Nous pouvons donc proposer que les pavillons constituent des ajouts postérieurs, datables de la seconde moitié du

XIVe siècle ou du XVe siècle. D’un autre côté, l’inscription de Bhurti, qui n’est pas précisément

localisée par B. K. C. Pokharel, date de SS 1331 (1409 EC). Si l’on considère que l’inscription marque bien une construction, et non une activité de conservation ou de reconstruction, il est possible de proposer qu’une majorité des temples de Bhurti (Fig. 4.21b), dont le couple de temples à pavillon central, date de la fin du XIVe siècle et du début du XVe siècle. Reste à savoir

si les architectes d’Ajayamerukot ont élaboré un nouveau style à partir de ce qu’ils avaient déjà (deux temples se faisant face), un style alors adopté à Bhurti en prévoyant l’installation des poutres du pavillon, ou, à l’inverse, si le modèle vient de Bhurti. En tous les cas, cette variante architecturale suggère que les architectes médiévaux voyageaient d’une région à une autre, d’une cour royale à l’autre et qu’ils s’inspiraient les uns des autres.

L’élaboration d’une typo-chronologie préliminaire permet d’identifier des préférences régionales attribuables aux dynasties post-impériales des Rāskoṭi et des Kalyāl. Ainsi les

301 Srinivas 1965 [1952], p. 214. Le concept d’hindouisme régional, est repris chez Gerald D. Berreman (Berreman

1963, pp. 81, 105 et 138).

temples qui appartiennent au type pañcadeval sont commissionnés par les Rāskoṭi et datables de la fin du XIVe siècle et du XVe-XVIe siècle. Les temples sur fontaines datent de la même pé-

riode mais sont cantonnés à la région dominée par la dynastie Kalyāl (à partir de la seconde moitié du XIVe siècle). Notons par ailleurs que les tours des temples d’Ajayamerukot et de De-

wal Hat (BTD03) n’ont pas d’angles à āmalaka (Skt. bhūmi-āmalaka), ce qui contribue à iden- tifier un style local de l’extrême ouest du Népal et des rois du Doti, datable de la seconde moitié du XIVe siècle et probablement du XVe siècle.

Les autres deval, en l’absence d’éléments stylistiques spécifiques, sont situables entre le XIIIe et le XVIe siècle. Les modèles de ces constructions ont indéniablement été véhiculés par

des architectes et des maçons adeptes du style Māru-Gurjara, qui trouvèrent chez les empereurs Khaśa Malla et leurs divers successeurs des patrons aussi dynamiques que ceux de l’Uttarak- hand. Cependant, contrairement à l’Uttarakhand, les temples deval ne sont pas regroupés en complexes formant ce que l’on pourrait identifier comme des lieux de pèlerinage (Skt. tīrtha). Dans le bassin de la Karnali, seul le site de Bhurti présente une concentration de monuments rappelant celle de Jageshwar303. Comme le note N. Chanchani, et ainsi que je l’ai relevé plus haut, les dimensions restreintes des deval de la Karnali et l’absence de marqueurs religieux spécifiques suggèrent qu’il ait pu s’agir de temples à vocation mémorielle. Dans le bassin de la Karnali, un des rares centres de pèlerinage dont on puisse attester l’existence à la période mé- diévale est constitué par la région de Dullu, décrite dès le XIIIe siècle comme le « Territoire des

Flammes ». Comme je le montrerai au Chapitre 10, les sites du Territoire des Flammes com- portaient également des temples deval dont nous n’avons aujourd’hui que des fragments épars, à l’exception de deux temples encore en état.

La construction de temples deval semble s’arrêter au courant du XVIe siècle. De nou-

veaux types d’architectures religieuses ont sans doute pris le relais. À Latikoili, un temple de Śiva est érigé en 1582 sous les auspices des rois de Dullu Pratāp Śāhī et Māna Śāhī par un Nāth yogi nommé Laṅgan Nāth304. Le temple (SRK03, Fig. 4.32, Pl. 4.31b), en partie rénové depuis, présente une cella de plan carré orientée au sud-ouest (dans la direction du site de Kakrevihar, que je commenterai plus loin, Ch. 12) et couvert par un dôme en lanterne (Pl. 6.31). Une colon- nade à quatre piliers précède la porte et forme un demi-pavillon (Skt. ardhamaṇḍapa) à toit plat. Ce plan restera sans suite dans la région. Il est possible de postuler que les temples en bois

303 Le site de Jagannath Mahadev, à l’est de la Mahakali, constitue très certainement un site de pèlerinage antérieur

au XIIe siècle et à l’empire Khaśa Malla.

avec des toitures à pentes uniques ou doubles (Fig. 11.79, 11.83 et 11.84), encore usités actuel- lement, sont devenus proéminents à partir de cette époque (XVIe siècle). Si les deval ont pu être

dédiés à la mémoire de leurs commanditaires ou au culte de Śiva, il est intéressant de relever que les temples en bois sont eux dédiés au culte de divinités majoritairement locales. Comme on le verra dans un chapitre suivant (Ch. 11), ces divinités se manifestent par voies oraculaires, par l’intermédiaire d’un médium.