2. Contexte historique du Népal occidental
2.3. c La dynastie Kalyāl de Jumla
Un des fils de Malaya Varmā, Medinī Varmā, hérite du royaume de Sinja. En 1393, Medinī Varmā (ou Medinī Vrahma) règne depuis Sinja en tant que « Grand Chef de Province » (mahāmaṃḍaleśvara)208. Il épouse une femme nommée Malladevī, peut-être issue de la famille d’Abhayamalla209. Ils ne semblent pas avoir d’héritier et Medinī Varmā soutient l’arrivée sur le trône de Sinja d’un certain Balirāja210. Il apparaît dans une inscription sur cuivre datée de SS 1322 (EC 1400) retrouvée dans le district de Mugu211 puis dans une autre, datée de SS 1326
202 Shrestha, op. cit., p. 279. 203 Shrestha, op. cit., 280.
204 Shrestha, op. cit., pp. 280 et suiv. 205 Shrestha, op. cit. p. 281.
206 Shrestha, op. cit. p. 290.
207 Pendant le règne du jeune roi Rana Bahādur Śāh.
208 Inscription retrouvée à Jumla. Cf. Pant 2009, pp. 302-304. 209 Pandey 1997, p. 144.
210 Un document cité par G. Tucci n’évoque pas Medini Varmā mais Gaganirāja, qui aurait donné son territoire à
Balirāja (Tucci 1956, p. 123). Ce document comporte deux dates : SS 1315 (EC 1393) et Samvat 1516. Le docu- ment serait une copie d’un ancien. Il est donc possible de proposer que l’original date de 1393 et que la date de la copie est notée en ère Vikram (VS), ce qui la situerait en 1459.
(EC 1404)212. Cette dernière inscription est conjointement promulguée par Balirāja et Medinī Varmā depuis « la glorieuse Jumlā ». La Jumlā en question peut faire référence à Sinja ou à une capitale récemment installée dans la vallée de la Tila. Il est intéressant de noter que les inscrip- tions de 1393 et de 1404 fournissent la description de cités visiblement identiques, toutes deux bâties sur le plan svastika et nandyāvarta (cf. Ch. 10). Balirāja est également remémoré dans la vallée de la Tila comme ayant établi sa capitale à Sundargaon213.
D’après un document de 1416 Balirāja serait « né à Kannauj et [a résidé] à Jvālāji »214. Kannauj fait alors partie des possessions du sultanat de Delhi, qui est gouverné au XIVe siècle
par la dynastie turque des Tughlûq. Balirāja a dû naître dans les années 1370-80. La plaine indo- gangétique obéit à cette époque au sultan Fīrūz Shāh Tughlaq (r. 1351-1388). Celui-ci soutient des conversions forcées d’hindouistes à l’Islam et désacralise par ailleurs la statue de Jagannath à Cuttak (état d’Odisha)215. Notons également que Fīrūz Shāh conquiert Nagarkot (Kangra) dans les années 1360216. Kangra est le site du temple de Jwalamukhi, où brûlent des flammes naturelles nommées Jvālaji (flamme) ou Jvālamukhi (bouche de feu). Balirāja a donc pu passer un certain temps de sa vie à Kangra, bien qu’il puisse également s’agir, comme le suggère M. Lecomte-Tilouine, d’une référence aux Territoire des Flammes (vaiśvānara kṣetra) de Dullu217. En effet le site supposé de la capitale d’été des empereurs Khaśa Malla est encerclée par un réseau de flammes naturelles sacrées (cf. Ch. 10).
Balirāja, qu’une généalogie de 1904 évoque également sous le nom de Jalandhari218, est le premier roi de la dynastie des Kalyāl et se revendiquant comme d’origine Rajput (Thakuri). Vakṣarāja succède à Balirāja en 1445. La période qui suit Vakṣarāja est peu documentée et les
212 Pant 2009, pp. 303-304.
213 Campbell 1978, p. 47. L’emplacement actuel du temple forestier (Nep. ban thān) de Sundargaon (JUM35) est
situé à une centaine de mètres en amont du village et comporte en effet une large zone plane qui pourrait coïncider avec l’emplacement d’un bâtiment d’importance.
214 Lecomte-Tilouine 2009, p. 258. L’origine Rajput de Balirāja est également évoquée dans la Généalogie des
Seigneurs de Jumlā qui indique que « désormais la jat (origine, ou caste) de Balirāj est Rajput » (Va. 31, cf. Éga- lement Va. 30). D’après D. R. Regmi Balirāja serait né à Jumla mais ses parents viennent de Rajputana (Regmi 1961, p. 5).
215 Jackson 1999, pp. 186 et suiv. ; Chaurasia, p. 67 et suiv. 216 Chaurasia, op. cit. p. 68 ; Lecomte-Tilouine 2016, p. 344. 217 Lecomte-Tilouine 2009, p. 258.
218 La Généalogie des Kalyāl (Va. 29) évoque également que Balirāja, venant de Jumla, aurait détrôné le roi de
généalogies diffèrent grandement de l’une à l’autre, comme le notent G. Tucci et R. N. Pan- dey219. Le fils (?) de Vakṣarāja est Vijayarāja. Après lui vient Viśeṣarāja, connu par une ins- cription sur cuivre de 1498220. Aucun document historique ne nous est parvenu entre 1498 et 1529, date à laquelle apparaît le roi Bhānā Śāhī, qui semble régner de 1529 à 1582. Ce dernier aurait sa capitale à Chhinasim (moderne Kalanga Bazar, le chef-lieu administratif du district de Jumla221) et à Tiprikot (moderne Tarakot, à plusieurs jours de marche au sud-est, dans le sud du district de Dolpo222) et non-plus à Sinja (ou à Sundargaon)223. Salīma Śāhī (ou Muktiśāhī) succède à Bhānā Śāhī et règne entre 1588 et 1599224. Les généalogies diffèrent sur la transition entre Salīma Śāhī et son fils Vikrama Śāhī. Il est en tous les cas évident que ce dernier règne sur un territoire compris entre Jumla et Tiprikot, de 1602 à 1631225. Le Mustang et le Dolpo sont encore vassaux de Jumla et ce n’est qu’en 1634 que le premier obtient une véritable auto- nomie226, un fait historique sans doute imputable au décès de Vikrama Śāhī.
Un thangka daté du 2 mars 1609 et conservé dans une collection privée représente Vi- krama Śāhī entouré de ses trois fils (Fig. 12.47). À l’image des inscriptions présentes sur cer- taines sculptures dites « Khaśa Malla », le thangka en question comporte des légendes en de- vanāgarī et en tibétain. Celle en devanāgarī identifie les princes (raute) ainsi : Aviśeka Śāhi, Hari Śāhi et Badrī Śāhi. Le dernier est peut-être le Bahādura Śāhī qui succède à Vikrama Śāhī227. Après cela se succèdent plusieurs rois jusqu’à Sūryabhāna Śāhī, qui règne au moins depuis 1769 et jusqu’à 1789, date à laquelle il est capturé par Rana Bahādur Shāh228.
Ainsi que mentionné plus haut, la « confédération » des vingt-deux principautés, nom- mée Bāise Rājya, succède à l’éclatement de l’empire Khaśa Malla (Fig. 2.7). Pendant toute la période post-Malla le royaume de Jumla conserve un rôle de suzeraineté sur ces fiefs du Népal
219 Tucci 1956, pp. 116 et suiv. ; Pandey 1997, pp. 192-193. 220 Pandey, op. cit., p. 193.
221 Bishop 1990, pp. 112-113. F. Buchanan-Hamilton rapporte en 1819 la description suivante de Chhinasim :
« Chhinachhin is a large scattered place. All the houses are built of brick or stone, and have flat roofs. » (Buchanan- Hamilton 1819, p. 285.
222 Bishop, op. cit., p. 115 ; Fisher 1986, p. 29. La présence Khaśa Malla ou post-Khaśa Malla est archéologique-
ment attestée sur le site voisin de Tripurakot, au nord-ouest de Tarakot et de Dunai, par deux temples deval ainsi que plusieurs piliers mémoriels signalés par D. R. Sharma (Sharma 2012, pp. 202-204).
223 Pandey 1997, p. 194. 224 Pandey, op. cit., p. 195. 225 Pandey, op. cit., p. 196-201. 226 Heller 2009, p. 29.
227 Pandey, op. cit., p. 202.
228 Buchanan-Hamilton 1819, p. 287-287 ; Pandey, op. cit., p. 207-209. Sūryabhāna Śāhī est orthographié « Sobhan
occidental et central. F. Buchanan-Hamilton envisage l’exercice du pouvoir des rois de Jumla de la façon suivante :
His power probably resembled that possessed by those who were called the sovereign kings of India, before the Muhammedan conquest, and consisted in three privileges. Each chief sent him an annual embassy, with presents; he bestowed the mark of royalty (Tika) on each heir, when he succeeded; and he had a right to interfere in keeping the stronger from over- running the weaker, and to exhort all chiefs to preserve the balance of power. Except per- suasion, however, no means seem to have existed to enforce cooperation. Still, however, the evident common benefit of such a power seems long to have given it some effect; alt- hough, in the struggle for universal dominion by the chiefs of Gorkha, it never seems on any one occasion to have been employed229.
L’époque est marquée par l’arrivée sur le trône de Sinja-Jumla de rois d’origine Rajput. À la population khaśa des XIIe-XIVe siècles s’ajoutent donc les Thakuri Rajput. On constate égale-
ment, à Dullu-Dailekh et à Jumla, un changement onomastique avec la généralisation de l’em- ploi du terme Śāhī dans la première moitié du XVIe siècle. Ce fait concorde probablement avec
l’introduction de concepts culturels indiens véhiculés par les migrants rajputs.
Sur le plan de la culture matérielle, l’étude des techniques agricoles de labour menée par M. Lecomte-Tilouine, P. Dollfus et O. Aubriot révèle l’usage commun d’un même type d’araire, dit « araire dental » (Fig. 2.9)230. On le retrouve aux XXe et XXIe siècles dans une large zone s’étendant du sud-est du Cachemire au bassin de la Karnali. Cet araire (« Type A ») cor- respond à l’aire culturelle khaśa mais également, dans une certaine mesure, à l’étendue occi- dentale maximale de l’empire Khaśa Malla231. Au nord de cette zone, un araire manche-sep de « Type D » couvre une zone encore plus vaste allant de l’Himachal Pradesh au nord du Sikkim. Sa répartition englobe Guge et Purang. Il s’agit de l’araire des populations tibétophones. Au sud de la zone de l’araire de Type A se trouve celle d’un autre araire manche-sep, dit « Type B ». Ce type d’outil est « présent en Inde du Nord, au sud et à l’ouest de la zone himalayenne de l’araire de type B »232. Un quatrième type, « Type C », est attesté dans le centre et l’est du Népal. Ces faits mènent les auteurs de l’étude sur le sujet à proposer que les populations Rajputs originaires d’Inde (Rajasthan-Gujarat) auraient migré au Népal central, puis vers l’est, à la suite
229 Buchanan-Hamilton 1819, pp. 283-284.
230 Dollfus et al. 2001. Cf. également Lundström-Baudais et al. 2001 pour l’étude de l’araire de Jumla. 231 Ibid.
de l’éclatement de l’empire Khaśa Malla en diverses principautés. Ces migrants de haute caste, pour qui la manipulation de l’araire est interdite, auraient emmené avec eux leurs serviteurs de caste inférieure (qui n’ont pas d’interdits en matière de travail de la terre) ainsi que les outils de ces derniers, dont l’araire de Type C233.
L’araire de Type C marquerait donc l’aire de migration des populations originaires du nord et de l’ouest de l’Inde dans la région des Vingt-Quatre Principautés. Ces populations pren- nent au Népal le titre de Thakuri. Par conséquent l’arrivée des Thakuri au Népal serait datable de la période Khaśa Malla et l’araire dental (Type A), associé aux populations khaśa est con- servé dans la zone des Vingt-Deux Principautés. Or nous venons de voir que Balirāja est très probablement d’origine rajput234. L’araire dental khaśa persiste donc malgré l’arrivée, plus ou moins importante, de migrants venus d’Inde et utilisateurs de l’araire manche-sep de Type C. La thèse ethno-historique de la diffusion des araires démontrerait néanmoins la présence plus conséquente de ces populations rajputs dans les Vingt-Quatre Principautés. Les moyennes mon- tagnes de l’ouest du Népal ont conservé une différentiation encore visible aujourd’hui entre les Khaśa « originels » et les migrants arrivés plus récemment. Le terme Matwālī-Chetri est apposé aux individus de caste kṣatriya (chetrī). Il signifie qu’il s’agit de Chetri buvant de l’alcool. Les Chetri n’en consommant pas et se démarquant par leur plus grand respect des préceptes hin- douistes sont les Tāgādhāri-Chetri, les « Chetri qui portent le cordon sacré (Skt. yajñopavīta)». Cette dualité est observable dans l’occupation topographique du district de Jumla. Les terrasses irriguées (Kha. jyula khet) situées au bas des vallées sont occupées par les Jyulyāl. Ce groupe comporte principalement des Brahmanes, des Ṭhakuri (Tāgādhāri-Chetri) et l’ensemble des castes impures. En amont, les champs non-irrigués (Kha. pabwa) délimitent la zone des Pābais, que constituent les Matwālī Chetri et les anciens esclaves Ghatri235. Je reviendrai plus loin sur cette répartition démographique et ses implications religieuses et culturelles (Ch. 11)
233 Ibid.
234 L. Petech mentionne également que d’après un document tibétain Balirāja est un ministre d’origine Mon qui
aurait usurpé le pouvoir (Petech 1997, p. 242).