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7.1. Fontaines

Les axes de circulation du bassin de la Karnali sont rythmés par la présence de nom- breuses fontaines offrant l’occasion d’une halte. Les fontaines (Ju. mugrāhā, Skt. dhārā) sont placées de manière relativement régulière, et plus particulièrement dans les vallées des districts de Kalikot et de Jumla, de fait qu’un voyageur en rencontrera une à trois lors de sa journée de marche.

Les fontaines sont typiquement creusées à flanc de colline, avec un parement vertical en pierres, sculpté de plinthes et de projections (Skt. bhadra) ou de pilastres, de la même ma- nière que sur les façades des temples deval (Fig. 7.1). Dans la partie supérieure sont installés un ou deux goulots reliés à un conduit d’alimentation enterré. À l’instar des fontaines médié- vales de la vallée de Kathmandou les goulots ont souvent la forme d’une tête de makara (animal mythique semblable à un crocodile, Fig. 7.2). Dans certains cas le goulot a une forme serpentine évoquant un chaperon de serpents (Fig. 7.3). Sur les deux côtés du panneau central sont placées des plateformes également sculptées. L’eau tombe entre les deux plateformes latérales, sur une dalle en pierre pouvant être creusée en bassin. L’écoulement est ensuite fait via un canal à parements en pierre, enterré ou hypêtre. L’origine de ce type de fontaine provient sans doute d’Uttarakhand, sur le site déjà mentionné du temple monolithique de Ek Hatia à Almiya. N. Chanchani en situe la construction vers le Xe siècle327. Placée à l’aplomb d’un temple deval la

fontaine comporte également un panneau central encadré par deux plateformes latérales (Fig. 4.26). D’autres modes de distribution de l’eau sont connus en Himachal Pradesh. Des dalles en pierre sculptées de bas-reliefs historiés sont percés d’une cavité permettant l’écoulement de l’eau par un conduit en pierre ou en bois. Les dalles reprennent la typologie des stèles de héros (cf. infra) quand il ne s’agit pas tout simplement d’un remploi de ces dernières (Fig. 7.4)328.

Les fontaines peuvent être associées à d’autres constructions. L’association prévalante dans les vallées de la Sinja et de la Tila est celle d’un temple deval sur une fontaine (Fig. 4.23 et 4.24). Là aussi le modèle de cette configuration se trouve au temple de Ek Hatia. Des temples peuvent également être construits a proximité, comme c’est le cas à Tarpibada (SIJ06). À Bigare (JUM01, Fig. 6.8) ce sont trois stūpa (probablement cinq à l’origine) qui sont placés au-dessus de la fontaine. De la même manière, deux stūpa étaient construits au-dessus de la fontaine de

327 Nautiyal 1969, p. 115 ; Chanchani 2012, pp. 111 et suiv. 328 Sethi & Chauhan 2006.

Khalallbara (JUM18, Fig. 7.5), mais un seul subsiste aujourd’hui. Un stūpa est également re- présenté en bas-relief au bout de certains goulots (Fig. 7.3). Le décor des parements en pierre est très variable. Outre les plinthes empruntées à l’architecture des temples, des bas-reliefs his- toriés sont fréquemment ajoutés. Toujours à Bigare, des frises d’oiseaux sont placées de part et d’autre des goulots. À la droite du goulot droit est représenté un couple de divinités ou de do- nateurs (Fig. 7.6 et 7.7). Au centre, entre les goulots, on trouve une image de Gaṇeśa. Des couples sont aussi représentés sur les parements de la fontaine de Gothichaur (JUM08, Fig. 7.8).

D’après Thomas M. C. Pinhorn l’antiquité des fontaines mugrāhā remonte à la période impériale Khaśa Malla329. Cependant, à ma connaissance aucune fontaine ne comporte d’ins- cription permettant cette assertion. La seule fontaine inscrite se trouve à Dullu (Fig. 7.9). On apprend d’après la dédicace publiée par Bishwo K. C. Pokharel que la fontaine est construite par l’empereur (« rājādhīrāj ») Pratāna(rā)n Śāhi et sa femme Gomati en SS 1490 (1568 EC)330. La date identifie le roi Pratāp Śāhī qui doit régner sur Dullu (après la séparation du royaume entre les deux fiefs de Dullu et de Dailekh) entre 1550 et 1585. Pratāp Śāhī semble partager le pouvoir avec son neveu Māna Śāhī. Les deux hommes sont également connus pour leur parti- cipation à la construction du temple de Śiva à Latikoili en 1582 (SRK03, Fig. 4.32, Pl. 4.31b)331. Il est néanmoins possible d’établir que d’autres fontaines ont été installées avant cette date tar- dive. On a en effet pu montrer que les temples deval sont construits entre le XIIIe et le XVIe siècle

et que l’association entre un deval et une fontaine est situable aux environs de la seconde moitié du XVIe siècle et du XVe siècle. Par ailleurs, des stūpa sont représentés sur certains goulots et on

en retrouve construits directement au-dessus de la fontaine de Bigare (JUM01). La pratique d’ériger des stūpa est attestée dans la Karnali entre la première moitié du XIVe siècle et le début

du XVIe siècle. Ces éléments indiquent par conséquent que les fontaines en pierre du bassin de

la Karnali (que l’on ne retrouve pas à Surkhet) sont datées au plus tard entre le XIVe et le XVIe

siècle.

329 Pinhorn 1988-89.

330 Pokharel 2011 [BS 2068], p. 156. 331 Sharma 2012, pp. 166-168.

7.2. Les réservoirs

Un autre type d’infrastructure hydraulique concerne des réservoirs en pierre abrités par une toiture en dôme (Skt. vāpī, Ju. nāulo). À l’instar des fontaines, les réservoirs sont difficile- ment datables. Seuls deux monuments de ce type sont datés. Il s’agit des réservoirs de Pathar- nauli (DLK16-01.01, Fig. 7.10, Pl. 7.8) et de Kuchi (district d’Achham, Fig. 7.11) déjà évoqués précédemment. Ils sont tous deux construits en 1354 (SS 1276) par le ministre Devavarmā, pendant le règne de l’empereur Pṛthvīmalla (r. 1338-1358). Revenons sur la fin de la dédicace du réservoir de Patharnauli : « Le Grand Ministre l’illustre Devavarmadeva a construit un ré- servoir […] en utilisant une nouvelle méthode332. » De quelle nouvelle méthode est-il question ? Comparons tout d’abord le bâtiment avec les autres réservoirs connus. Dans la vallée de la Karnali, un réservoir se trouve au village de Tatopani (en amont de sources d’eau chaude encore en activité, JUM13, Fig. 7.12, Pl. 7.6) et un autre dans le village de Jacha (SIJ31, Fig. 7.15, Pl. 7.7). Le bâtiment de Tatopani a un plan carré de 1,50 X 1,50 mètre. Les murs font près d’un mètre de hauteur. Ils supportent un dôme en lanterne de la même hauteur. La porte est orientée au sud/sud-est. Sur le linteau figure un bas-relief central de Gaṇeśa entouré par des volutes (Fig. 7.13). Directement à l’aplomb du seuil se trouve un bassin carré entouré par sept marches en pierre de dimension décroissante. Ces marches ne dépassent pas 10 cm de profondeur. La pro- fondeur du réservoir est d’environ 80 cm, ce qui confère au réservoir un volume approximatif de 1,5 m3. Le réservoir de Jacha présente une forme pyramidale creuse avec deux niveaux in- ternes. Le niveau supérieur est à peine accessible par une petite lucarne. Il comporte une stèle inscrite de plusieurs lignes en tibétain (Fig. 2.2 et 2.3). Au-dessous se trouve une ouverture plus large permettant d’accéder à un bassin en pierres de 20 cm de profondeur. Un conduit en pierre, plus tardif, distribue l’eau depuis son arrivée sur le mur ouest. Le liquide n’est donc pas stocké mais directement prélevée depuis l’extérieur. Le bâtiment est difficilement datable par critères stylistiques. Cependant, la présence de l’inscription en caractères tibétains, hypothétiquement datable des débuts de l’empire Khaśa Malla (cf. discussion Ch. 2), pourrait postuler une datation haute, vers le XIIe-XIIIe siècle.

332 Plus haut dans la dédicace le réservoir est qualifié de « sans précédent ». À Kuchi l’inscription est quasiment

la même :

Dans la glorieuse [année de] Śake 1276. Que le glorieux roi des rois suprême (śrīrājādhirājā) Pṛthvīmalla soit longtemps victorieux. Que tous les êtres soient heureux par la victoire [et le] mérite du glorieux Devavamā.

Les réservoirs de Patharnauli et de Kuchi suivent le même principe que celui de Tato- pani, avec un bassin à marches occupant tout l’espace intérieur de la structure. Le bâtiment de Patharnauli a une hauteur de 3 mètres, des côtés de 5 X 5 mètres et une porte unique orientée au nord-est. À l’extérieur le dôme en lanterne est complètement recouvert par une surface plane au centre de laquelle se trouve un stūpa déjà évoqué précédemment. D’après les clichés de Marc Gaborieau le réservoir de Kuchi comporte au moins deux portes et est directement surmonté par un stūpa (Fig. 6.7 et 7.11). En quoi consiste donc la nouveauté apportée par ces construc- tions ? Nous manquons d’exemples comparatifs mais si le réservoir de Jacha date bien du XIIe- XIIIe siècle (ce qui est pour l’instant indémontrable), l’innovation résiderait a priori dans l’éta-

blissement d’une structure à pièce unique, couverte par un dôme en lanterne, en miroir du bassin à marches. Dix réservoirs ont été relevés dans le district de Dadeldhura (DDL16, 17, 19, 23, 28, 30 et 32, Fig. 7.16). Ils correspondent généralement au type de Patharnauli même si l’on cons- tate qu’un porche à piliers est aménagé à l’entrée de certains réservoirs. Le réservoir Hat Pat Naulo de Chipur (DDL28, Fig. 7.17)) se distingue par la construction d’un véritable niveau de circulation au-dessus de celui du réservoir. D’après les résidents de Chipur l’étage servait de lieu de repos pour les pèlerins et les voyageurs. Nous sommes donc forcés d’identifier le réser- voir de Patharnauli comme le précurseur d’un nouveau mode architectural, ce qui, de fait, date les autres réservoirs de Dadeldhura à partir de la seconde moitié du XIVe siècle. Cette datation

correspond à l’essor du royaume de Doti, durant le règne de Nirai Pāla, et à la phase de cons- truction des temples deval d’Ajayamerukot. Le système antérieur consistait peut–être en réser- voirs avec des cuves en pierre et une superstructure en bois.

T. M. C. Pinhorn indique que les structures comme celle de Patharnauli servaient de réserve d’eau en période de sécheresse333. La quantité d’eau pouvant y être stockée dépasse rarement les 2 m3, ce qui laisse supposer un usage domestique relativement restreint mais jugé suffisamment important pour que l’on se donne la peine d’ériger de tels monuments. Le réser- voir de Patharnauli se trouve à Dullu, l’une des capitales des empereurs Khaśa Malla. Le mo- nument de Jacha est au sud de Sinja, à une journé de marche d’une autre capitale impériale. Celui de Tatopani est situé en partie occidentale de la vallée de la Tila, à une journée de marche du bazar de Jumla (Khalanga) et directement en face de Sundargaon, une des capitales de Ba- lirāja (r. vers 1400-1445). De même, le réservoir de Hat Pat Naulo se trouve avant le col de Chipur, qui mène, depuis l’ouest, vers le complexe religieux de Jagannath Mahadev, situé au nord-est de Chipur. Tous sont placés dans des zones liminaires par rapport à d’importants lieux de pouvoir politique ou religieux.