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b La guerre à l’ouest, la guerre au nord Le XIII e siècle et l’expansionnisme des

2. Contexte historique du Népal occidental

2.2. b La guerre à l’ouest, la guerre au nord Le XIII e siècle et l’expansionnisme des

des empereurs Khaśa Malla

L’activité épigraphique s’amplifie dans l’ouest népalais sous le règne de Krācalla, qui succède à Krādhicalla. Il est mentionné dans le ‘Bri gung Ti se lo rgyus (un texte tibétain rédigé en 1896). Ce texte narre la rencontre entre un maître de l’école Drikung Kagyu, ‘Bri gung gling pa, et le roi de Yatse, mnag’ bdag Drakpa de (Grags pa lde, Krācalla). L’entrevue, située vers

150 S’agit-il du roi Khri gTsug lde btsan = Ralpacan (Ral pa can, r. 815-836) ?

151 Traduction de Charles Ramble. 2. bo zhes bya ba = = 3. skos mkhan gyï rgyu=(d? s?…) 4. rgyal po dhā/rdzā

ma [r] dza = 5. =ng rgyal po btsug 6. =ï =us ’di g nga la 7. =o gsu =kor ha = 8. gong rta yan cad phu/phr= 9. kyu mar phab zhe’o. Le signe = indique les caractères incertains.

152 Heller 2009, p. 29.

153 Vitali 1996, n. 666. D’après G. Tucci l’emploi du terme Dharmarāja augmente le prestige du roi, « l’élève au-

dessus des rois concurrents et justifie ainsi la demande d’un système monarchique rigide » (Tucci 1955, p. 197).

1215, à lieu sur les rives du lac Manasarovar. ‘Bri gung gling pa instruit l’empereur (qualifié dans le texte de « Souverain Universel », cakravartin) :

De même, quand spyan snga (‘Bri gung gling pa) se trouvait à Pu rang Kho char155, alors

que le roi cakravartin Mon Ya rtse ‘Dzum lang (Jumla) nommé mnag’ bdag Grags pa lde arriva avec 40 000 Monpa à mtsho Ma Pham (Lac Manasarovar) pour les rites funéraires de sa mère, ils se rencontrèrent [là]. Alors qu’ils conversaient sur l’histoire et la religion à l’aide d’un traducteur, la foi du roi augmenta156.

La mère de Krācalla, nommée Śirā, est encore évoquée dans l’inscription sur plaque de cuivre de Baleshwar (Kumaon), qui reste à ce jour la plus ancienne inscription des Khaśa Malla en devanāgarī . Datée de 1223, l’inscription fait état de la conquête de Kārtipura (Kārttikeyapur) par Krācalla. Kārttikeyapur, la capitale du royaume Katyuri, est fondée à la fin du IXe siècle par

Basantana Dev157. L’inscription, sur laquelle je reviendrai, aurait été retrouvée au temple de Baleshwar à Golana Seri (Champawat, Uttarakhand) mais elle a été rédigée depuis « le camp militaire dans le territoire des flammes », qui peut être identifié comme la moderne Dullu, l’une des capitales de l’empire Khaśa Malla158. La prise de Kārtipura entraîne l’entrée du Kumaon- Garhwal dans le giron de ce qui devient alors une des plus grandes entités politiques de l’Hi- malaya159. De plus, l’inscription de Baleshwar marque le début de l’adoption par les souverains des idiomes linguistiques et culturels khaśa (ou pahāṛī). Notons qu’à part l’inscription de 1223, la présence Khaśa Malla se fait par la suite très discrète dans ces régions occidentales, le pouvoir étant sans doute directement entre les mains de rois vassaux.

Une décennie après la prise de Kārtipura, l’empire est en guerre contre Gungthang (Gung thang), pour le contrôle les régions nord et nord-est. Gungtang est un royaume soutenu par l’ordre bouddhiste Sakya et situé dans la partie orientale de Ngari (région ouest du Tibet)160. En route avec ses troupes, Krācalla rencontre Marlungpa161. Cette guerre, la « première guerre

155 Il s’agit de Khojarnath, au sud de Purang (Beck 2018, p. 28).

156 Vitali 1996, pp. 416, 588, n. 690 ; Heller 2013, p. 244. La présence d’un traducteur pourrait laisser penser que

Krācalla n’est pas de culture tibétaine. Or, aujourd’hui encore les différentes langues dérivées du « Vieux Tibé- tain » sont incompréhensibles entre différents locuteurs en fonction de leurs origines géographiques. Nicolas Tour- nadre recense près de cinquante langues tibétiques mais estime qu’en comptant les dialectes et les variations ce nombre doit s’élever à plus de deux cents (Tournadre 2013).

157 Handa 2002, p. 28. Cf. également Gupte & Lahore 1916, p. 114. 158 Lecomte-Tilouine 2009e ; Joshi 2009.

159 La conquête du Kumaon par Krācalla est aussi rapportée dans les sources tibétaines. Le Kumaon y est noté Kya

nom (Vitali 1996, p. 446).

160 Sørensen 1994, n. 1694.

entre Yatse et Gungthang », dure quatre années, de 1235 à 1239162. La victoire de Krācalla sur Gungthang permet au premier de contrôler les voies de commerce nord-sud, de la Karnali jusqu’à Guge-Purang, ou au moins jusqu’à Purang. Il conforte par là même ses positions sur le Dolpo et sur le Mustang. Une seconde guerre éclate entre les empereurs Khaśa-Malla de Yatse- Sinja et Gungthang vers 1252-3163. On ignore qui de Krācalla ou de son fils (ou successeur) Aśokacalla dirige les forces Khaśa Malla. Le conflit se solde cette fois-ci sur la victoire de Gungthang, mené par le roi bTsunpa lde qui bénéficiait du soutien de Sakya164. Guge et Purang passent ensuite sous le contrôle indirect de l’empire mongol Yüan.

Il est donc possible de reconstituer le parcours de Krācalla de la manière suivante. Ori- ginaire d’une lignée royale de Purang, Krācalla (Drakpa de) monte sur le trône de Yatse à la suite de Krādhicalla (Draktsen de), durant les deux premières décennies du XIIIe siècle. Yatse, identifiée avec la moderne Sinja, a déjà été fondée près d’un siècle plus tôt par le mystérieux Nāgarāja. Le site est probablement l’un de ses lieux de résidence. Au début des années 1220 il est en campagne à l’est de la Mahākālī. Il se rend alors maître du Kumaon-Garhwal et instaure un réseau de clientèle en distribuant les territoires nouvellement acquis à des brahmanes et met en place des rois vassaux ou des administrateurs locaux (maṇḍaleśvara)165. Ces rois conservent leur autorité sur le territoire mais paient un tribut au nouveau « roi des rois ». C’est peut-être à cette époque (première moitié du XIIIe siècle) que le pouvoir se fixe en partie à Dullu. Le site

est au départ un « camp militaire » et doit ensuite se transformer en une installation plus impor- tante et pérenne. Krācalla est ensuite en guerre à deux reprises contre Gungthang (de 1235 à 1239 et en 1252-3), le voisin oriental soutenu par l’ordre Sakya. Il parvient pour un temps à maintenir Guge, Purang et Yatse unis. La seconde guerre contre Gungthang est perdue par Yatse. Krācalla serait décédé en 1277166. Il devait avoir plus de 80 ans.

Après Krācalla vient Aśokacalla. Il est surtout connu par trois inscriptions en sanskrit, l’une au Garhwal (temple de Gopeshwar, Chamoli) et les deux autres à Bodhgaya (état du Bi- har). L’inscription garhwali, non datée et aujourd’hui perdue, se trouvait sur un trident en métal. On apprend d’après une lecture faite au XIXe siècle167, qu’Aśokacalla a « conquis le monde ».

Les inscriptions de Bodhgaya sont datées de 1255 et de 1278 (Fig. 1.3 et 1.4). Elles font état de donations faites par des ministres d’Aśokacalla (« Aśokacalladeva ») auprès d’institutions

162 Vitali 1996, n. 748, 782 ; Dhungel 2002, pp. 56-57. 163 Vitali 1996, p. 449 ; Petech 1997, p. 241.

164 Petech 1997, p. 241. 165 Adhikary 1988, p. 65-66. 166 Vitali 1996, p. 446.

bouddhiques168. Celle de 1278 (Fig. 1.4) est essentielle puisqu’elle mentionne Aśokacalla comme « empereur (roi des rois) du pays khaśa (khasadeśarājādhirāja) dans la [chaîne] des montagnes Sapādalakṣa »169. Il semble régner des années 1250 aux années 1280. La construc- tion de temples deval est attestée par l’épigraphie à partir de cette période170.

Aśokacalla aura deux fils. L’ainé est Jitārimalla. Il se rend dans la vallée de Kathmandou

à trois reprises, en 1287, 1288 et 1289. Ces passages, documentés par les chroniques néwars, sont à la fois motivés par le gain issu de raids à priori sanglants mais aussi par la participation à des rituels bouddhiques et notamment à celui de Buṅgadyaḥ à Bungamati (cf. Ch. 12). Jitārimalla hérite d’un vaste empire et doit occasionnellement s’assurer de la soumission de ses vassaux. Une épopée orale récitée par les bardes huḍke du district de Dailekh rapporte une expédition menée au Sirmaur, (état de l’Himachal Pradesh) par un prince sous les ordres de Jitārimalla. Le prince en question est nommé Jālandharimalla, « le porteur d’eau », un terme similaire à celui de Jvālāṃdharī, le « porteur de la flamme » employé dans d’autres épopées et généalogies orales de la Karnali (cf. Ch. suivants). M. Lecomte-Tilouine propose qu’il s’agit d’Ānandamalla, le frère cadet de Jitārimalla, sur lequel nous n’avons aucune donnée chronolo- gique. Jālandharimalla mène les troupes impériales au Sirmaur. Elles sont rejointes en route par les armées des rois vassaux du Spiti (venant de la capitale Dãkār), du Kumaon (Champawat), du Garhwal, etc171. Le roi du Sirmaur, Botadeva, refusait initialement de payer son tribut à l’empereur. Il rentre finalement dans le rang à la vue de l’impressionnante armée venue le rap- peler à l’ordre.

À Jitārimalla succède son fils, Ādityamalla. Une inscription de SS 1221 (EC 1299) le mentionne comme roi (rāja)172. Elle doit précéder de peu son départ de la Karnali pour le Tibet, où il reste 17 ans comme moine (Tib. lha btsun173) au monastère de Sakya. Il s’agit peut-être d’un exil forcé174. Cette absence de la scène politique laisse la place à son cousin, Ripumalla,

168 Vidyavinoda 1914 ; Pant 2009 : 297-300, 310.

169 Sapādalakṣa signifie « aux cent-vingt-cinq-mille (collines) ». Pant, op. cit.

170 Un temple de Binayak (district d’Achham) comporte une inscription de 1280 mentionnant le roi Achejamalla,

qui doit correspondre à un certain Akṣayamalla et que M. R. Pant identifie comme un prince (Pant 2009, pp. 320- 321). Il est aussi possible qu’il s’agisse d’Aśokacalla lui-même, bien qu’aucun titre royal ou administratif ne figure dans l’inscription.

171 Voir Lecomte-Tilouine (2004) pour la traduction française de cette épopée initialement enregistrée auprès d’un

barde de Deilekh et publiée en népali en 1983 par P. N. Yatri.

172 Inscription de Pādukāsthān, DLK27-04.16.

173 Lha btsun désigne un « roi ayant renoncé à l’exercice du pouvoir » ou un « moine royal ». Ce titre est également

porté par Devarāja (Dewaradza), l’un des fils de Yeshe Ö. Dans le cas de ces « rois-lamas » de Guge du Xe-XIe siècle le statut de lha btsun signifie une double compétence de souverain temporelle et de maître spirituel.

le fils d’Ānandamalla. Ripumalla sera l’un des rois les plus ouvertement bouddhistes de la li- gnée d’Aśokacalla. Les activités de mécène de Ripumalla sont amplement évoquées au Ch. 12. Évoquons déjà qu’il soutient l’acquisition de textes religieux par des monastères tibétains. À cet égard, un volume de l’Abhisamayālaṅkāra retrouvé dans un monastère du Tibet et datée de VS 1370 (1314 EC) aurait été copié à Surkhet, sous les auspices de Ripumalla. L’empereur se rend en pèlerinage à Kapilavastu et dans la vallée de Kathmandou entre 1312 et 1313. À Lumbini il fait inscrire son nom et celui de son fils, Saṅgrāmamalla, sur le pilier d’Aśoka. Il commande également un thangka (ou paubha en néwari) de lui et de Saṅgrāmamalla en train d’honorer la déesse Tārā. C’est un des empereurs les plus dynamiques sur le plan religieux et sur celui du mécénat.

Le prince Saṅgrāmamalla n’accèdera pas au pouvoir. À sa place c’est son oncle Ādi- tyamalla qui revient sur le devant de la scène politique en 1316, peut-être sous l’influence des Sakya avec lesquels il a pu se lier durant son exil175. Il organise des raids sur la vallée de Kath-

mandou en 1320, 1327 et 1328176 et émet en 1321 une inscription en proto-pahāṛī (ou « sinjali ») et en tibétain qui assure la protection du monastère de Tagh Wai, dans les environs de Manang177. Ādityamalla a un fils, Kalyāṇamalla. Il ne montera pas sur le trône et devient moine au monastère Sakya de Khojarnath (Purang)178. Ces évènements marqueront un change- ment dynastique avec l’arrivée d’un aristocrate de Purang.

Le XIIIe siècle et le début du XIVe siècle voient l’essor territorial de l’empire Khaśa Malla

dans les collines au sud de la chaîne de l’Himalaya. Krācalla en est indiscutablement l’acteur principal. Issus d’une lignée originaire de Purang, les empereurs se font de plus en plus présents dans le bassin de la Karnali, comme l’atteste l’inventaire archéologique et l’épigraphie. Ce pro- cessus s’accentuera encore par la suite. Il est causé par une perte de pouvoir sur Guge-Purang, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, au profit de Gungthang, encouragé par les Sakyapas179,

ce qui entraîne un recentrage stratégique sur les terres au sud de l’Himalaya. Comme on le verra, les empereurs du XIVe siècle soutiendront l’ordre Sakya par de généreuses donations vi-

sant probablement à entretenir une relation de bon voisinage avec ces derniers.

175 Vitali 1996, p. 457. 176 Douglas 2004.

177 D’abord publiée par Mohan Prasad Khenal (BS 2030 [1972], Madhyakdlin Abhilekh, Kathmandu, pp. 1-3). Cf.

Adhikary 1988, p. xvi ; Pant 2009, p. 322-324.

178 Pandey 1997, p. 135. 179 Vitali 1996, 450-451.

L’exercice du pouvoir se fait au travers de plusieurs acteurs listés par S. M. Adhikary180. Le roi (ou empereur) et ses princes (Skt. kumāra) se trouvent au sommet de la nomenclature. Directement en dessous, appointés par le souverain et communément nommés (Grands) Maîtres de District (Skt. (mahā)maṇḍaleśvara, ou maṇḍalika), les chefs de « districts » sont en charge de territoires de tailles variables ; leur juridiction est semblable à celle des rois vassaux. Les ministres et les grands ministres de la cour sont les amatya et mahāmātya. Avec eux viennent différents membres détenant des charges administratives subalternes ou religieuses, telles que celles de chapelain royal (Skt. rājaguru et joisī), scribes (Skt. lekhaka), trésorier (Skt. bhaṇḍārī), etc. Le bras armé de l’empire et des royaumes vassaux est constitué par les guerriers paikelā, de caste kṣatriya et portant entre autres les noms de Khaḍgā, Thāpā, Rānā et Buḍhā181. À cette administration impériale s’ajoute l’autorité des institutions religieuses comme les mo- nastères bouddhistes. Les documents retrouvés au monastère de Nesär (district du Dolpo) font état des quantités de grain que les foyers doivent verser à l’abbé du monastère182.