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9. Autres types d’objets archéologiques

9.5. Conclusion

La présentation générale du patrimoine archéologique de la Karnali révèle plusieurs faits notoires ignorés jusqu’à présent. Premièrement, la majorité des monuments qui nous sont parvenus sont relativement tardifs par rapport aux dates de l’empire Khaśa Malla. C’est seule- ment à partir du règne d’Aśokacalla (r. 1255-1280) que l’on commence à avoir des vestiges datés (temple de Binayak, piliers mémoriels de Dehimandu et de Pādukāsthān). La période cor- respond à la fin d’une première phase d’expansionnisme territorial initiée par Krācalla (r. 1207- 1239), le père d’Aśokacalla (cf. Ch. 2). En poussant les limites de leur territoire initial vers l’ouest les souverains Khaśa Malla du bassin de la Karnali ont dû entrer en contact avec les productions architecturales de la région de Chipur. Les temples de Deval Divyapur et de Jagan- nath Mahadev ont dû être érigés entre le VIIIe et le XIIe siècle. Leurs styles les placent dans le

paysage architectural de l’Uttarakhand, à une période qui voit le développement d’importants centres de pèlerinage himalayens399. Le type de temples alors en vogue est le style latinā sim- plifié, qui sera adopté dans la Karnali, au moins à partir d’Aśokacalla. Des architectes et divers artisans travaillant en Uttarakhand ont sans doute été invités à travailler dans la région suite à la conquête d’une partie du Kumaon-Garhwal (à partir de 1223). Ils auraient également importé avec eux le concept de fontaine à parements en pierre, déjà visible au Xe siècle au site de Ek

Hatia. Les réservoirs apparaissent quant à eux comme des créations architecturales plus tardives de la Karnali (seconde moitié du XIVe siècle).

Deuxièmement, les piliers mémoriels constituent une part importante de l’inventaire archéologique de la Karnali. Déjà érigés durant la seconde moitié du XIIIe siècle, l’étude typo-

397 Des agriculteurs des environs de Sinja m’ont par ailleurs mentionné que des connaissances auraient trouvé des

pièces de monnaie avec des caractères « tibétains ou arabes », mais que ces objets ont été achetés par des « gens de ». Il s’agit probablement de pièces en cuivre ou en argent produites dans les divers sultanats indiens. Il est courant d’en retrouver hors de leurs contextes d’émission, coupées en fonction des besoins de l’échange. Voir par exemple les rupies en argent du XVIIIe siècle (de Muhammad Shah (r. 1719-48) ou Alamgir II (r. 1754-59)) décou- vertes dans un stūpa Tibéto-Néwar du XIXe siècle à Svayambhu (Andolfatto 2017, pp. 21-22, Fig. 12). Les empe- reurs Khaśa Malla étant vraisemblablement d’origine purangi, il est probable que sous leur règne les transactions se soient faites suivant les mêmes modalités que celles attestées au Tibet jusqu’à la fin du XVIIe siècle.

398 De la Couperie 1881 ; Walsh 1906 ; Rhode et al., 1989. 399 Chanchani 2019.

chronologique permet pour la première fois de proposer une périodisation de ces artefacts. On observe ainsi qu’un essor de la pratique a eu lieu à partir des années 1350 et jusqu’au début du

XVIe siècle, avec le recours à des typologies particulières, communes à celles de l’Inde. Bien

que l’on ignore si des piliers mémoriels en bois étaient également fabriqués, le phénomène peut être attribué à différents facteurs, sotériologiques, historiques et/ou esthétiques. Ainsi qu’indi- qué plus haut l’arrivée de nouveaux migrants, souvent qualifiés de Rajput, est considérée comme une des causes de l’émiettement de l’empire Khaśa Malla400. Dans cette perspective il est possible que les migrants du nord et de l’ouest de l’Inde, poussés par l’établissement des sultanats musulmans dans la plaine indo-gangétique, ont apporté avec eux leurs pratiques de commémoration des morts. Ces pratiques s’inscrivent elles-mêmes dans un système sotériolo- gique pouvant entraîner la déification d’un défunt (ce que l’on retrouvera dans les régions ora- culaires actuelles, cf. Ch. 11). Notons ici que le mort, héroïsé sur son cheval, est parfois repré- senté aux côtés d’un stūpa. Le monument bouddhique est construit pour le mérite de son com- manditaire et « de tous les êtres vivants ». Sa figuration sur un pilier mémoriel pourrait en fait opérer comme le stūpa lui-même. La confluence de l’image du guerrier à cheval et d’un stūpa sur un même support est intéressante et mérite d’être approfondie. Comme je le montrerai plus loin les équipements des guerriers représentés sur les piliers de Pādukāsthān sont d’origine ti- bétaine, bien que les noms des héros soient pahari (Ch. 10). L’iconographie de certains temples deval permet également d’identifier qu’il s’agissait de monuments mémoriels, comme c’est le cas des temples d’Ukhadi et de Gothichaur (JUM07 et 08, Fig. 7.8 et 8.28), qui reprennent les mêmes motifs que ceux relevés sur les piliers. Les temples deval ne sont que très rarement affiliés à un courant religieux (en partie en raison de leur vocation mémorielle). Quand ils le sont c’est pour être dédiés à Śiva. À côté de cela quelques stūpa sont érigés entre Sinja et Dullu et un grand nombre est représenté sur les piliers mémoriaux. Ces occurrences sont datables à partir des années 1350 et l’on continuera de représenter ou d’ériger des stūpa jusqu’au début du XVIe siècle. Les tsha-tsha attestent également de la présence du bouddhisme, qui plus est

dans un contexte proche du pouvoir impérial qui sera exploré dans les chapitres 10 et 12. Le bassin de la Karnali est donc, entre le XIIIe et le XVIe siècle, le terrain de la rencontre

entre plusieurs cultures matérielles et entre des concepts religieux et sotériologiques différents, qui se croisent et dont les quelques vestiges qui nous sont parvenus constituent des indices primordiaux. Les chapitres suivants tenteront d’approfondir l’analyse de ce corpus en se foca- lisant sur plusieurs études de sites et en questionnant les différentes productions matérielles rencontrées.