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1. Les Khaśa

1.1. Les Khaśa dans la littérature

Plusieurs théories ont été avancées concernant l’origine et l’identité des Khaśa. Ces spé- culations sont largement basées sur les informations dispensées par les textes hindous du 1er millénaire EC. George Abraham Grierson donne une liste exhaustive de ces références tex- tuelles faisant mention des Khaśa (ou Khaś, Khaśya), généralement en termes peu gracieux56. La récurrence des mentions des Khaśa dans la littérature indienne médiévale est en grande partie constitutive de l’image qui en a été dressée au cours des XIXe et XXe siècles. Pour cette raison je

relèverai ici les passages jugés comme fondateurs du concept de Khaśa et ceux comportant des informations par rapport à leur identité culturelle et à leurs origines.

Les Purāṇa présentent les références sanskrites les plus anciennes, bien que difficile-

ment datables. Le Viṣṇu Purāṇa fait référence à une certaine Khasā, l’une des nombreuses femmes du Ṛṣi Kaśyapa, comme étant la mère des yakṣa et des rākṣasa57. Ces deux catégories

d’êtres mythologiques sont fréquemment qualifiées de personnages assoiffés de sang, comme dans le Bhāgavata Purāṇa (env. VIe-Xe siècle)58, voire même de cannibales59. La mention de

peuplades cannibales est également présente chez Pline l’Ancien (23-79 EC), qui indique dans un célèbre passage que :

Après les Attacores viennent les peuples des Thuniens, des Tochariens et - nous arrivons maintenant aux Indiens - des Casires tournés dans l’intérieur du côté des Scythes (ce sont des anthropophages)60.

Cette antique mention occidentale est fréquemment citée par nombre d’auteurs, qui considèrent que les Casires de Pline sont les Khaśīra ou Khaśa himalayens61. Pline ne s’est cependant pas rendu en Inde et a dû fonder sa description sur l’Indica de Mégasthène (340-283 AEC), les fragments de ce texte aujourd’hui perdu citant une peuplade nommée Cosyri62.

56 Grierson 1916, pp. 1-8.

57 Viṣṇu Purāṇa, XXI (Wilson 1865, p. 75). 58 Bhāgavata Purāṇa, III.19. 21.

59 Grierson 1916, p. 2. 60 Pline l’Ancien, VI, 20. 3.

61 Atkinson 1882, p. 362 ; Grierson 1916, p. 3. Márk Aurél Stein réfute l’identification des Casires avec les Khaśa

(Stein 1900, Vol. 1, p. 318).

Le Mārkaṇḍeya Purāṇa (env. IIIe-IVe siècle) offre une géographie mythique de l’Inde,

représentée sous la forme de la tortue cosmique divine. Dans ce texte les Khaśa font partie du groupe de populations « résidant au pied des Montagnes » (Skt. parvatāśrayin)63 et situé au

centre de la tortue. Cette position, qui est également celle d’autres peuples, vaut aux Khaśa d’être placés sous le signe des constellations Kṛttikā (Pléiades), Rohiṇi (Aldébaran) et Mṛgaśiraṣa (Orion). Ces dernières réservent « lacération et malheur » à ceux qu’elles concer- nent64. Le Mahābhārata mentionne les Khaśa en tant qu’alliés des Kaurava dans le conflit qui

les oppose aux Pāṇḍava65.

Que ce soit dans le Mahābhārata, leMārkaṇḍeya Purāṇa ou la Manusmṛti (entre autres

textes), les Khaśa font partie de la gent montagnarde des marches nordiques et sont considérés comme en dehors de la société aryenne telle qu’elle est comprise au 1er millénaire EC. En effet,

et à l’instar d’autres populations étrangères à la culture brahmanique aryenne, la Manusmṛti classe les « Khaśa » dans la catégorie des vrātya. Les vrātya (litt. croyant, apte ou appartenant à une observance religieuse66) sont issus de parents de « deux fois nés » qui ne respectent pas

les cérémonies religieuses. Ces rejetons de statut inférieur sont issus de pères de la caste des guerriers Kṣatriya67. Le thème de l’infériorité des Khaśa est récurrent. À ce sujet Khem Bahadur Bista notait dans les années 1970 que le terme était encore considéré comme péjoratif et réfuté par certains Kṣatrī (ou chetri, kṣatriya) népalais68. Si le Manusmṛti établit le statut bâtard et

inférieur des Khaśa, une autre image se superpose à cette identité dès la période médiévale. Dans toute l’Inde septentrionale l’ethnonyme est en effet synonyme d’un peuple de guerriers implacables ou de pillards69. On trouve leur nom mentionné comme point de comparaison en matière de compétences martiales. En 954 à Khajuraho, le roi Chandella Yaśovarman fait gra- ver son eulogie. L’inscription mentionne les Khaśa comme un modèle de puissance : « l’illustre roi Yaśovarman, […] égalait les forces des Khaśa »70.

La Rājataraṅgiṇī de Kalhaṇa comporte de nombreuses références aux Khaśa. Cette chronique des rois du Cachemire présente l’histoire de la région depuis le temps des souverains mythiques jusqu’aux rois du XIIe siècle. Les Khaśa y sont mentionnés, de même qu’une vallée

63 Mārkaṇḍeya Purāṇa, LVII, 57. 64 Mārkaṇḍeya Purāṇa, LVIII, 6-10. 65Mahābhārata, II.48.3 et VI.10.66. 66 Monier-Williams 1964 [1899]. 67 Manusmṛti, 10. 22.

68 Bista 1972. Cf. Aussi Lévi 1905.

69 La Rājataraṃgiṇī rapporte des activités de rapt de chevaux, d’armes et de réserves par les Khaśas (Kalhaṇa, VIII, 1895)

éponyme, la vallée de Khaśalya, ou Khaśālī, que Marc Aurel Stein situe au sud-est de Shrinagar, entre la ville de Kaṣṭavāta (ou Kiṣṭvār) et le col de Marbal (Fig. 1.1)71. Les rois de la cité de

Rājapurī (Rajauri), leurs troupes ainsi que les occupants des vallées à l’est de Rājapurī sont tous décrits comme des Khaśa. À la fin du XIe siècle la ville a pour seigneur « le fier

Saṁgrāmapāla ». Ce dernier perd la défense de la ville, attaquée par les forces d’un certain Kandarpa, général du roi Harṣa du Cachemire (r. 1089-1101)72. Le décompte des morts com-

porte un élément important : « In that battle there fell two hundred of the Kaśmīrians, but of the Khaśas, four hundred covered the ground. » Les Khaśa sont donc considérés comme distincts des Cachemiris, et une indiscutable inimitié semble alors régner entre les deux peuples, ainsi que le résume plus loin la phrase suivante : « Those of Rājapurī are by nature no well-wishers of Kaśmīr73. » La chute de Rājapurī entraîne l’entrée (ou le retour) des Khaśa dans le giron des

Cachemiris. Vers 1120-1121 une force d’invasion composée de « Kaśmīris, Khaśas et de Mlec- chas [il s’agit ici des Turuṣkas (Turcs)] » est lancée par le roi cachemiri Bhikṣācara contre Lo- hara (au nord de Rājapurī)74. Le royaume de Rājapurī et ses habitants étaient déjà mentionnés

au VIIe siècle par Hsüan-tsang (ou Xuanzang). Il n’est pas fait allusion aux Khaśa mais l’auteur

décrit ainsi la population :

[…] les hommes ont une figure ignoble ; leur naturel est violent et sauvage, leur langage vulgaire et grossier. Ils ne font aucun cas de la justice et des rites. Cette contrée n’appar- tient pas proprement à l’Inde ; elle a les mœurs vicieuses des barbares des frontières75.

Outre les moeurs qui « respirent une ardeur bouillante », le pèlerin chinois notait que la capitale de Rājapura (Ko-lo-che-pou-lo) a une circonférence d’environ « dix li » (cinq kilomètres) et que le royaume, qui n’a pas de roi, est vassal du Cachemire. Rājapurī est en effet vitale pour la région, puisqu’il s’agit, depuis l’époque Kushan, d’un ancien axe de circulation reliant le Ca- chemire aux plaines indiennes76.

L’affinité phonétique entre Khaś et Cachemire (Kashmir) a mené certains auteurs à y identifier l’origine du toponyme. Ce rapprochement apparait au XVIe siècle, sous la plume du

fondateur de l’empire moghol, Zahir-ud-Din Muhammad Babur (r. 1526-1530). Le recueil de ses mémoires, le Bāburnāma, indique :

71Kalhaṇa, VII. 399. 72Kalhaṇa, VII, 967-980.

73Kalhaṇa, VII, 1261.

74Kalhaṇa, VIII, 887. Lohara semble également peuplée par des Khaśa. 75Julien 1857 [648], p. 188.

Beyond Kashmīr there are countless peoples and hordes, parganas77 and cultivated lands,

in the mountains. […] About this procession of men no-one has been able to give authentic information in reply to our enquiries and investigations. So far people have been saying that they call these hill-men Kas. It has struck me that as Hindūstānī pronounces shīn as sīn [i.e. sh as s, ndt.], and as Kashmīr is the one respectable town in these mountains, no other indeed being heard of, Hindūstānīs might pronounce it Kasmīr. These people trade in musk-bags, b:ḥrī-qūṭās [yak or yak-tail?, ndt.], saffron, lead and copper. Hindīs call these mountains Sawālak-parbat. Tībet lies to the north of it and of that unknown horde called Kas78.

M. A. Stein note que la région a toujours eu le même nom depuis deux millénaires mais que cette étymologie est inacceptable79. La coïncidence entre les deux termes est néanmoins

intrigante et les Khaśa n’en restent pas moins liés au Cachemire par leur présence dans la partie sud du pays, ainsi que l’atteste la Rājataraṃgiṇī. Leur zone d’occupation du territoire décrit un arc que M. A. Stein situe au sud et à l’ouest de la chaîne du Pir Panjal, contenu entre les rivières Vitastā (Jhelum) et Kaṣṭavāta (la Kishtwar moderne)80.

D’autres témoignages relatifs aux Khaśa sont retraçables dans les différentes chro- niques de la vallée de Kathmandou. La plus ancienne, la Gopālarājavaṃśāvalī81, est datable

du XIVe siècle alors que la version la plus tardive, la Nepālikabhūpavaṃśāvalī fut rédigée dans

les années 183082. La Nepālikabhūpavaṃśāvalī relate le raid du roi Mukundasena de Palpa

(dans les collines au sud de Pokhara) sur la vallée de Kathmandou. L’évènement a vraisembla- blement eu lieu vers les XIe-XIIe siècles, et le chroniqueur qualifie Mukundasena et ses troupes

d’ « impitoyables » « Khasa-Magar »83. Les différentes versions de la Gopālarājavaṃśāvalī

relatent plusieurs passages des rois Khaśa-Malla de la Karnali et de leurs armées dans la vallée de Kathmandou, à commencer par celui du roi Jītarimalla, qui est signalé pour la première fois en 1287 (NS 408) :

77 Un parganā est une unité territoriale correspondant à un sous-district ou à une région. 78 Beveridge 1922, pp. 484-485.

79 Stein 1900, Vol. 2, p. 386.

80 Stein 1900, Vol. 1, n. 317 (commentaire de la Rājataraṃgiṇī, I, 317).

81 Publiée dans Vajrācārya & Malla 1985.

82 Douglas 2003, p. 45 ; Bajracharya, Gutschow & Michaels 2016, Vol. 1, Preface. 83Nepālikabhūpavaṃśāvalī, 16.51-62.

The Khasas came from the west. In 408, the king Jītari entered [Nepal] for the first time in the month of Pauṣ [décembre-janvier]. The Khasas were at Svayaṃbhū, and one hun- dred died. The entire nation fled to the forest. Therefore the Khāsa retreated and the peo- ple returned to their own homes84.

Les irruptions suivantes seront moins belliqueuses et davantage motivées par des visées reli- gieuses (cf. Ch. 12), avec Jītarimalla (qui retourne dans la vallée entre 1288 et 1289), Ripumalla (en 1313) et Ādityamalla (entre 1320 et 1328)85. Le dernier souverain de la Karnali dont les

chroniques ont conservé la mémoire est Puṇyamalla, qui séjourne en pays néwar en 1333-1334. À cette occasion les forces Khaśa se font remarquer par plusieurs exactions86. La présence

répétée de ces voisins occidentaux a certainement pesé dans le paysage politique néwar. Wil- liam B. Douglas suggère qu’à cette époque (XIVe siècle) la présence Khaśa se manifestait peut-

être par une petite garnison ou un groupe de marchands armés (« well-armed trading commu- nity »)87.

Que ce soit dans la littérature religieuse et épique ou dans les récits historiques, les Khaśa sont immuablement considérés par ceux qui les décrivent comme une population belli- queuse, martiale et même pillarde. Les textes anciens localisent leur territoire au nord-est de l’Inde. Des textes médiévaux comme la Rājataraṃgiṇī permettent un positionnement précis et chronologiquement fiable de groupes clairement identifiés comme Khaśa dans le sud du Ca- chemire. D’une manière générale l’ethnonyme est employé, à partir du XIe-XIIe siècle, pour

évoquer une population répartie dans les collines au sud de l’Himalaya, du Cachemire au Népal central. La région du Garhwal (dans l’actuel état de l’Uttarakhand), anciennement appelée Kedārakhaṇḍa, était notamment considérée comme le Khasamaṇḍala (« la Région des Khaśa »)88.

84 Vajrācārya & Malla 1985, p. 219, f. 10 (cité dans Douglas 2003, p. 57).

85 Douglas 2003. W. B. Douglas commet quelques erreurs dans la conversion des dates de la Gopālarājavaṃśāvalī.

Ādityamalla ne s’est pas contenté d’un pèlerinage, il a également profité de son séjour dans la vallée pour conquérir Parphing (Śekharakvātha), au sud de Patan et lever une taxe sur la population de Lalitpur (Patan) (Petech 1984, p. 117).

86 Petech 1984, p. 117 ; Vajrācārya & Malla 1985.

87 Douglas, op. cit. p. 65, n. 46. Ādityamalla a établi ses troupes à Patan, dans un monastère nommé « Pul Bahal »

(Petech 1984, p. 117). Aucun monastère bouddhiste néwar (bāhā) ne porte aujourd’hui ce nom. Il doit s’agir d’une institution située dans les environs de Pulchowk, à l’ouest de Patan (cf. Locke 1985 et Andolfatto 2012).