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1. Les Khaśa

1.3. Khaśa, Malla, Khaśa Malla : de qui parle-t-on ?

Cette étude porte sur la région de la Karnali, qui se trouve être, entre le XIIe et le XIVe

siècle, le centre d’une entité politique que la plupart des auteurs se sont accordés à nommer le royaume ou l’empire Khaśa Malla. À la tête de cette puissance se trouvent les rois « Khasyiā106 ». Or l’association entre ces souverains de la Karnali et les Khaśa n’est pas évi- dente. Elle n’est en effet présente que dans une inscription retrouvée à Bodhgaya (état du Bihar, nord de l’Inde) et datée de 1278 (LS 74) : « […] [l’]empereur du pays khaśa aux cent-vingt- cinq-mille collines, le très fortuné107 Aśokacalla […]108. » Quelques années plus tôt, en 1223 (SS 1145), était émise l’inscription sur cuivre de Baleshwar (Uttarakhand). Elle est signée de Krācalla, qui n’est autre que le père d’Aśokacalla. Un passage indique : « Aussi longtemps que

103 Qui plus est l’écriture de l’histoire de l’Himalaya et de ses populations a très souvent été entre les mains d’auto-

didactes ou de chercheurs occidentaux, indiens ou népalais dont les publications expriment les opinions nationa- listes (Chanchani 2019).

104 La première occurrence épigraphique de langue népalaise est identifiée sur le pilier de Saŭna Kārkī et Sāūkā

Karkyāni à Pādukāsthān (vers 1250-1280, DLK27-02.04, cf. infra) (Pant 2009 ; Adhikary 1988, p. x). D’autres auteurs mentionnent une inscription sur pilier de Dullu bien que le texte en soit complètement illisible (Pokharel 2011). G. A. Grierson définit divise le groupe linguistique pahāṛī en trois branches : le pahāṛī occidental (au sud- est de l’Himachal Pradesh, le pahāṛī central (au Kumaon-Garhwal, actuel état d’Uttarakhand) et le pahāṛī oriental (au Népal) (Grierson 1916).

105 S. M. Adhikary considère que le Népali actuel dérive d’une branche sinjali (de Sinja) de la « langue khaśa »

(Adhikary 1988, p. 43). Dans cette étude je suivrai l’usage de G. Campbell qui utilise le terme de « Jumli nepali » (Campbell 1978).

106 Petech 1984, p. 79.

107 Litt. « intoxiqué (ivre) de richesses ». La description d’un pays de collines et de montagnes se trouve déjà dans

une inscription du VIe-VIIIe siècle retrouvée au Garhwal (état d’Uttarakhand). Probablement imputable à une dynastie Katyūri, le texte fait mention d’un « royaume rempli de montagnes » (parvvatākara-rājyē) (Gupte & Lahore 1916, p. 114).

108 Ta sapādalakṣa śikharī khasadeśarājādhirāja śrīmadaśokachalla […]. Vidyavinoda 1914, p. 30, l. 3. La date

le possesseur du lieu où le lotus aime à être, l’auspicieux Krācalladeva erre sur la terre, qu’aussi longtemps la demeure du lotus du chef des Kirāti (fleurisse)109. » Les deux souverains ont Calla pour nom dynastique. Il est notable que l’inscription de Krācalla, qui reste a priori la plus an- cienne dont on dispose pour l’étude des Khaśa Malla, établisse celui-ci comme le chef des Kirāti (kirāttirasya), alors que quelque cinquante années plus tard son fils est qualifié d’empereur du pays khaśa (khasadeśarājādhirāja, cf. infra). Le terme de Kirati signifie « qui parcourt les mon- tagnes » et est en général employé pour désigner des populations mongoloïdes. Larry C. Bishop suppose que les Khaśa ont dû rencontrer ces ethnies au fur et à mesure de leur progression vers l’est et vers le nord-est110. L’inscription de Baleshwar fait également mention de son lieu de rédaction : « le camp militaire dans le territoire des flammes (vaiśvānara kṣetre) »111. Cet en- droit est identifiable avec la région de Dullu, sur laquelle je reviendrai plus longuement au chapitre sur Sinja et Dullu. Dès ces deux premières inscriptions du XIIIe siècle l’observateur est

amené à se poser la question de l’origine des souverains mentionnés. En effet si l’on nous ap- prend qu’ils règnent tantôt sur des Khaśa, tantôt sur des Kirati, qui sont, rappelons-le, très mal définis depuis les textes sanskrits du Ier millénaire (EC), on ne sait rien de ces chefs, sinon qu’ils partagent une même onomastique (calla) et que l’un d’eux se trouve au camp militaire près du « territoire des flammes ».

Le titre de Malla, rendu en rmal ou smal dans les documents tibétains, n’est employé qu’à partir des règnes des fils d’Aśokacalla, Jitārimalla (1287-1289) et Ānandamalla (r. entre la fin du XIIIe et le début du XIVe siècle). L’époque et les personnages correspondent aux passages historiquement documentés des Khaśa Malla dans la vallée de Kathmandou (cf. Ch. 12). Le terme Malla est déjà mentionné en 464, dans le pilier du roi Licchavi Mānadeva à Changu Narayan. Il y est question d’une ville nommée Malla (Mallapurī) que Mānadeva aurait conquise :

« Aujourd’hui, cher oncle, traverse la Gaṇḍakī, qui est large, traitresse et brillante, une rivale pour l’océan avec l’inconstance de ses flots et ses maelströms terrifiants. Je suivrai ton armée et traverserai la rivière, avec des centaines d’excellents chevaux armés et des éléphants caparaçonnés ». Disant ainsi, le roi, avec cette décision, gardant sa promesse de traverser [la rivière Gaṇḍakī], conquit Mallapurī. Puis lentement il retourna dans son pays112.

109 Joshi 2009, pp. 335-338.

110 Slusser 1982, citée dans Bishop 1990, p. 70. 111 Lecomte-Tilouine 2009e.

Mānadeva justifie son expédition par le besoin de punir les « actes maléfiques » perpétrés par ses vassaux de l’ouest. L’existence de cette ville de Malla (Mallapurī), à l’ouest de la Gaṇḍakī (qu’il faut traverser pour l’atteindre) a de quoi déconcerter. S’agit-il d’un établissement khaśa ou kirata ? Cela est possible puisque, ainsi qu’indiqué plus haut, les Khaśa sont considérés comme les habitants des collines du Népal occidental depuis les textes les plus anciens. Dans ce cas il y aurait déjà au Ve siècle, dans l’ouest du Népal, un centre de pouvoir qualifiable de « Khaśa Malla » ou « Kirata Malla » et vassal des Licchavi de la vallée de Kathmandou. Le manque de détails sur la localisation exacte de la ville et sur sa population nous limite cepen- dant, à ce stade de nos connaissances, à de simples spéculations. Giuseppe Tucci semble quant à lui formel sur le fait que ces Malla du Ve siècle n’ont rien à voir avec ceux de la Karnali113.

Le terme sanskrit malla est généralement traduit par lutteur ou athlète. Il est employé comme nom dynastique à partir de 1200 par Arimalla, le fondateur de la lignée des « Premiers Malla » (Early Mallas, 1200-1347) de la vallée de Kathmandou 114. Le suffixe -malla supplante celui de -calla à partir de Jitārimalla (les chroniques tibétaines enregistrent également ce chan- gement, cf. infra). Jitārimalla est le premier empereur mentionné dans les sources néwares, à l’occasion de ces passages dans la vallée de Kathmandou en 1287, 1288 et 1289. Il est donc possible de proposer que le nom dynastique de Malla soit un emprunt aux néwars115.

Le terme de Khaśa Malla est donc une construction historiographique postérieure, for- gée d’une part sur la mention d’un « pays khaśa » (l’inscription de Bodhgaya de 1278) et sur des termes formulés par ou empruntés à des cultures exogènes à celles en question. Si les po- pulations médiévales du Népal occidental et du Kumaon-Garhwal sont reconnues comme ap- partenant à un groupe khaśa, l’identité des empereurs reste quant à elle problématique pour la plupart des auteurs. Roberto Vitali semble de l’avis qu’il s’agit d’individus originaires du sud- ouest du Tibet (région de Guge et de Purang), à l’exception du fondateur, Nāgarāja116. M. R. Pant reconnait que les Calla et les Malla ont été grandement influencés par la culture tibétaine, mais qu’ils ne sont cependant pas tibétains117. Pour R. N. Pandey les rois Khaśa Malla ne sont ni d’ethnie khaśa ni d’origine tibétaine. Seuls les administrés font partie de ces groupes. Les rois viendraient selon lui de la prestigieuse dynastie Pāla (VIIIe-XIIe siècle) du nord-est de

113 Tucci 1956, p. 49. 114 Petech 1984, 79.

115 En outre, dans l’ouest du Népal le terme malla signifie « supérieur », « haut ». Ce sens se retrouve dans la

toponymie locale, où des lieux sont qualifiés de « haut » ou de « bas » (talla) (M. Lecomte-Tilouine, communica- tion personnelle).

116 Vitali 1996, pp. 122-123, 467-468. Par ailleurs, la dynastie Thi dont Punyamalla serait originaire, pourrait être

une allusion à Ti se, le nom tibétain du Mont Kailash.

l’Inde118. Cette dernière thèse semble pourtant indémontrable. Au Kumaon également plusieurs dynastes Katyūri du VIIIe-Xe siècle portent des noms semblables à ceux que l’on retrouve chez

les Sen et les Pāla du Bengale. Or, comme le rappelle Pande, la conquête du Kumaon par les Sen ou les Pāla n’est historiquement attestée nulle part119. L’emploi d’une onomastique allo- gène apparaît donc comme un simple emprunt culturel parmi d’autres.

Comme on le voit les Khaśa Malla sont l’objet de nombreuses théories mélangeant des concepts flous et discutables d’ethnie et de culture. Un constat évident est que la culture maté- rielle des populations concernées est rarement invoquée dans le débat, sauf, récemment, dans les études publiées sur les typologies d’araires120. Les langues historiquement employées sont le tibétain d’un côté et le sanskrit et le proto-pahāṛī de l’autre. Cette dichotomie, en miroir de la situation géographique, place d’emblée les Khaśa Malla entre deux cultures. Notons ici que dans les documents en langue tibétaine les empereurs Khaśa Malla ont des noms à consonance tibétaine et que les gens de Yatse (Sinja), leurs sujets septentrionaux, sont qualifiés de Mon121. Ce terme tibétain désigne les populations non-tibétaines résidant en général au sud de la chaîne de l’Himalaya.

Dans cette étude j’emploierai donc le terme de Khaśa Malla pour parler des rois ou des empereurs régnant du XIIe au XVIe siècle. Celui de Khaśa désignera les populations de culture

et/ou d’ethnie khaśa telle qu’elle pouvait être conçue à la période médiévale. Ces Khaśa occu- paient et occupent aujourd’hui encore une large partie des collines (pahāṛ) d’Uttarakhand et du Népal. On a par ailleurs vu que les Khaśa (actuels) ont pour principal dénominateur commun la langue pahāṛī.

118 On retrouve ici un thème commun chez cet auteur, qui est l’identification d’un passé le plus glorieux possible

(Pandey, 1997, p. 119).

119 Pande 1993, p. 178.

120 Dollfus et al. 2001 ; Lundström-Baudais et al. 2001. 121 Vitali 1996, n. 479.