• Aucun résultat trouvé

L’entrecroisement de la fiction et de l’Histoire

147

Nul doute, que l’un des enjeux fondamentaux des littératures postcoloniales est celui de remettre en cause et de contester avec véhémence le discours de l’Histoire généré par les Occidentaux. Pour ce faire, les récits de fiction optent pour des choix énonciatifs plurivoques qui les démarquent des protocoles énonciatifs qui abreuvent une vision univoque de l’histoire.

L’entrecroisement de la fiction et de l’Histoire engendre des enjeux esthétiques qui engagent l'écrivain dans les voies d'une écriture qui le particularise, comme c'est le cas de Rachid Boudjedra dont l'œuvre est pénétrée de toutes parts par des références historiques dévoilant une détermination manifeste chez l'auteur d'écrire son pays et son Histoire, en triturant les silences, les falsifications et les zones d’ombre de l’Histoire officielle depuis les origines.

L’Histoire est la préoccupation de l’humain. Une préoccupation quotidienne et obsessive. Le questionnement de cette histoire qui se trouve dans la plupart de mes romans est une chose tout à fait naturelle (...) l’Algérie a une Histoire particulièrement douloureuse marquée principalement par un certain nombre d’occupations, d’invasions […] Toute la littérature importante a donc intégré l’Histoire comme élément fondamental de questionnement du réel et de l’humain ».217

217 Boudjedra Rachid, in Boudjedra ou la passion de la modernité, Hafid Gafaiti, Paris, Denoël, 1987, p.23.

148

Dès les premières années de la colonisation, des Algériens ont écrit et vont assumer un rôle de plus en plus engagé. Mohammed Dib, Mouloud Feraoun ou Mouloud Mammeri, entre autres, vont poser avec audace le problème de la colonisation ainsi que celui de l’engagement qui est au centre de leurs préoccupations littéraires. Mais, incontestablement, c’est avec Nedjma218 de Kateb Yacine, (1956), que va s’amorcer le grand tournant de la littérature algérienne, c’est le texte fondateur du modernisme et de l'écriture émancipée, originale et suggestive de l'Histoire de l'Algérie des origines à nos jours. Après l’indépendance, la dimension historiographique se poursuit encore.

Plus proche de nous, dans la période des années 90, les écrivains vont témoigner de la terreur au quotidien des « fous d’Allah ». C’est le cas de Abdelkader Djemaï dans 31, rue de l’aigle219 , d’Aïssa Khelladi dans Rose

d’abîme220, de Yasmina Khadra dans Les agneaux du seigneur221, et surtout Rachid Boudjedra dans La vie à l’endroit 222 et FIS de la haine 223(essai) où l’horreur, l’atrocité et surtout le spectre de la mort hantent et alimentent l’essentiel de ces textes, telle une obsession.

Pouvait-il en être autrement ? Tous ces récits sont bâtis autour de l’Histoire : l’écrire, la retranscrire, en témoigner semble être le seul leitmotiv des auteurs. Mais, justement, peut-être parce que la littérature, vu son caractère illusoire et apparemment dérisoire, reste le seul réceptacle, le seul

218 Ed Du Seuil, Paris, 1956.

219 Djemaï Abdelkader, 31, rue de l’aigle, Paris, Michalon, 1998.

220 Aïssa Khelladi, Rose d’abîme, Paris, Seuil, Paris 1998.

221 Yasmina Khadra, les agneaux du seigneur, Julliard, Paris, 1998.

222 Boudjedra Rachid, la vie à l’endroit, Paris, Grasset, 1997.

149

lien où les traumas l’Histoire ont droit de citer et permettent d’entrevoir des sens. « Historien du passé et du présent » cette formule de Farida Boualit peut être vérifiée et confortée à travers la lecture des romans de Rachid Boudjedra, « dont la caractéristique principale est la vraisemblance, comme on peut le constater à la lecture des textes, une littérature réaliste qui fonctionne comme un compromis entre l’exactitude historique et l’écrivain».224Ceci est d’autant plus juste que ses techniques d’écrire et de dire, ses façons de mêler fiction et réalité, le distinguent nettement des autres auteurs.

Face à la déficience du présent et l’incertitude du futur l’auteur convoque le passé de manière quasi obsessionnelle. Nous ne pouvons dissocier la mémoire individuelle de la mémoire collective dans l’élaboration du souvenir chez Rachid Boudjedra.

L’emploi alternatif des instances narratives « je » et « nous » amalgame des séquences de sa vie personnelle et la transmutation en dents de scie de l’Algérie aux prises avec la colonisation française mais aussi aux prises des affres de la décolonisation. Rachid Boudjedra est sans doute celui qui s’est le plus interrogé sur le fait colonial.

Le retour au passé occupe une place importante dans les récits de l’auteur qui apparaissent ainsi comme l’intervalle d’expression privilégiée d’une mémoire douloureuse. Cet état de fait, nous interroge, à plus d’un titre : comment et pourquoi les récits de Rachid Boudjedra se trouvent-t-ils investis de cette fonction mémorielle ?

150

Cette question présuppose plusieurs pistes d’analyse : il s’agit de détecter les référents historiques qui sont sélectionnés par les récits de l’auteur, mais aussi la manière dont ils sont figurés.

Cette mise en branle des références historiques au sein des récits de Rachid Boudjedra engage également leur statut référentiel, surtout que l’auteur éprouve un malin plaisir à faire cohabiter des références historiques avérées avec des références mythiques. L’enchâssement d’éléments historiques dans un récit littéraire, qui s’inscrit dans la postmodernité littéraire, déstabilise la conception du concept d’Histoire.

Rachid Boudjedra, ne se contente pas de représenter l’Histoire il va jusqu’à remettre en cause le métarécit historique en rattachant ainsi ses récits aux problématiques postmodernes, qui proclament la dissolution de l’Histoire et la destitution de l’ordre binaire de la raison occidentale.

Nous allons dans cette partie baliser le cadre théorique nécessaire à l’analyse de la représentation de l’histoire dans les récits de Rachid Boudjedra. Nous allons dans un premier temps donner une définition du concept d’Histoire et de son corrélat la mémoire. Dans un deuxième temps, nous allons étudier la manière dont les textes de Rachid Boudjedra configurent les représentations de l’Histoire et de la mémoire.

151

Chapitre 1

Histoire, mémoire, fiction : l’impossible