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Cadrage théoriques et historiques

Rachid Boudjedra : Un homme dans une œuvre

1.3. Cadrage théoriques et historiques

De prime abord, nous voulons signaler que nous ne prétendons pas dresser le panorama littéraire complet du développement du genre autobiographique depuis son avènement à nos jours.

Aussi, nous n’allons pas, non plus, faire une analyse complète de toutes les œuvres de Rachid Boudjedra mais attirer l’attention du lecteur sur les critères permettant de démontrer la singularité de son auto(bio)graphie à travers l’étude de certains romans représentatifs.

Ainsi, avant d’aborder la question du genre auto(bio)graphique chez Rachid Boudjedra, nous nous proposons d’étudier les données préalables nécessaires, à notre humble avis, au bon développement de notre analyse. Cette partie intitulée « Préalables théoriques et historiques du genre auto(bio)graphique » s’articulera donc autour de deux points. Le premier chapitre portera sur les différentes problématiques inhérentes aux théories de l’autobiographie en tant que genre littéraire à travers les questions de l’apparition du genre, de l’histoire du concept, des différentes définitions de l’autobiographie, des principaux théoriciens et des différents fondements

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philosophiques qui sous-tendent les différentes approches du fait autobiographique. Le deuxième chapitre sera consacré à l’étude de la singularité de l’autobiographie chez Rachid Boudjedra.

La genèse du genre autobiographique puise ses sources, à l’instar des autres genres littéraires, dans l’Antiquité même si son avènement et sa conceptualisation semblent relativement récents à travers des études au carrefour de différentes disciplines qu’elles soient historiques, philosophiques, psychologiques, sociologiques et, avant tout et surtout, littéraires et linguistiques.

Nous relevons dès le début un problème méthodologique lié à la définition du genre autobiographique que nous pouvons caractériser comme une illusion de la perspective historique. Les spécialistes du genre situent l’apparition du mot « autobiographie » aux alentours de 1800 en Grande Bretagne et qui s’est par la suite répandu dans certains pays de l’Europe.

Le mot, ne sera accepté par Le Dictionnaire de l’Académie qu’en 1878. Ainsi, comme le souligne si bien Philippe Lejeune, le néologisme « autobiographie », va exprimer une prise de conscience de l’apparition d’une nouvelle vérité, un phénomène nouveau qui s’était développé en Europe occidentale depuis le milieu du XVIIIème siècle : « l’usage de

raconter et de publier l’histoire de sa propre personnalité »38. Ce vocable est lié au début de la révolution industrielle et à l’arrivée au pouvoir de la bourgeoisie.

C’est à ce moment que la valeur de l’individu est mise en exergue par des productions littéraires mettant en avant le thème de la prise de conscience de soi. Nous avons déjà relevé au début de notre propos que l’écriture de soi

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et la différenciation entre les formes autobiographiques et biographiques nous parviennent de l’Antiquité et ne font que s’actualiser et se conceptualiser au début XVIIIème siècle dans un nouveau genre, le genre autobiographique.

Le mot « autobiographie » est dérivé du mot « biographie », par l’ajout du préfixe « auto » qui « vient du pronom grec αύτός, et qui signifie de

soi-même, par soi-même »39. Le terme « biographie » a précédé celui

« d’autobiographie » comme l’atteste Le Dictionnaire historique de la

langue française :

Bio- est peu productif avant le XIXème siècle : il entre cependant dans biographe en 1693, formé de bio- et de l’élément -graphie, à rapprocher du latin biographus, attesté au même sens, « auteur qui écrit la vie d’une personne », dans Du Cange. Le substantif correspondant, biographie n. f., attesté ultérieurement (1721), est directement emprunté au grec tardif biographia (v. 500), tout comme l’anglais biography. Le mot désigne le fait d’écrire une vie et le récit d’une vie, un ouvrage portant sur la vie d’une personne et le genre littéraire que constitue ce type de récit. Ce genre, qui existe depuis l’antiquité gréco-latine (Suétone, Plutarque), est illustré en France d’abord par les vies de saints et depuis la Renaissance, d’artistes, de savants, de personnages historiques. Dénommé en Angleterre vers la fin du XVIIème siècle (Dryden, 1683, biography), et en français au XVIIIème siècle, ce genre devient encyclopédique et universel au XIXème siècle (1811, début de la Biographie universelle de L. G. Michaud) en même temps que l’intérêt se

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porte moins sur la rhétorique sociale et plus sur l’individu, avec le romantisme.40

Le terme « autobiographie » est enregistré pour la première fois en France dans Le Dictionnaire de L. Reybaud en 1836. Le Dictionnaire

historique de la langue française donne les précisions suivantes :

Autobiographie (1836, L. Reybaud, mais antérieur) semble emprunté à l’anglais (1809, Southey) au sens actuel ; le mot a signifié aussi en français « biographie manuscrite », sens rapidement disparu. Le sens actuel, représenté dès le XVIIIème siècle par les Confessions de Rousseau, se développe avec le romantisme. De nos jours, le genre est commenté dans la mesure où il met en cause le rapport de l’énonciateur à son énoncé, du narrateur au récit.41

Dans le lexique des termes littéraires nous pouvons relever la définition qui distingue le genre autobiographique par rapport aux mémoires :

Autobiographie. Récit (généralement long et en prose) qu’un écrivain fait de sa propre vie ou d’une partie de sa vie. […] On tend d’ailleurs à réserver le terme d’« autobiographie » aux ouvrages où la composante psychologique et intime domine, tandis que l’appellation générique Mémoires, plus ancienne, est préférée pour les récits de vie où domine la réflexion politique et philosophique, où sont présentés des événements ou des actions dans leur contexte historique...42

Cette définition soulève la problématique des particularités génériques propres au genre. Georges Gusdorf dans son célèbre essai intitulé

40 Le dictionnaire historique de la langue française, Alain Rey (éd.), Paris, Dictionnaires le Robert, 2006, t. 1, p. 403.

41 Ibid., p. 403.

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graphie43, définit les fondements philosophiques de l’écriture de soi, en explicitant les trois particules qui composent le terme « autobiographie ».

Georges Gusdorf, explique la particule auto comme étant « l’identité,

le moi conscient de lui-même »44, qui se façonne dans le parcours d’une vie,

voire d’une existence. Auto est le personnage qui se raconte. Bio représente « le parcours vital de l’identité singulière »45. Il explique que dans Vies

parallèles des hommes illustres -rédigé entre 96 et 115- de Plutarque, bio est

la construction d’une vie, la suite d’un ensemble de faits, d’actions, de paroles mémorables. Bio est une suite coordonnée de faits significatifs mise en construction. Entre auto et bio se construit le rapport complexe de « l’ontologie et de la phénoménologie46 », de l’identité et de la vie qui

engendre la graphie : la vie individuelle dans et par l’écriture rencontre dans la possibilité d’une nouvelle vie, d’une « vie » artistique.

Selon Gusdorf, l’écriture de soi, la graphie (inscription du sujet dans la parole) de l’auto et du bio instaure un intervalle entre le moi vécu et le moi écrivant (l’ego scriptor47), entre la vie quotidienne et sa réviviscence fictive. L’écriture de soi transforme le moi mortel dans l’immuabilité de l’écriture. Gusdorf, ajoutera une autre caractéristique qui distingue l’autobiographie des mémoires :

Les mémoires appartiennent au genre autobiographique, avec une insistance sur les événements objectifs plutôt que sur le vécu subjectif ; les mémoires sont des autobiographies, même si la réciproque ne semble pas être vraie. Dans le premier cas l’accent

43 Georges Gusdorf, Auto-bio-graphie, Lignes de vie, 2, Paris, O. Jacob, 1990, p. 10.

44 Idem, p. 10.

45 Idem, p.10.

46 Idem, p.10.

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serait mis sur le curriculum vitae d’une individualité bénéficiant d’un important relief social […] ; dans le second prédomine l’aspect subjectif, le devenir des sentiments.48

Ainsi, ce qui se joue dans les expérimentations autobiographiques boudjedrienne est un croisement plus complexe que le mélange de fiction et de faits, d’invention et de véracité, qui caractérise l’ambiguïté générique fondé sur la rencontre de deux subjectivités, celle du moi quotidien et celle du moi antistatique et sur un pacte (auto)référentiel plus ou moins explicite liant le textuel au réel.

Nous voulons étudier de plus près cette hybridation fondamentale qui traverse toute l’œuvre de Rachid Boudjedra, et que la notion de “postmodernisme”, associée à un retour de la figure de l’auteur dans le champ de la représentation littéraire, sur fond d’hybridation générique et de bruissement ontologique entre texte et hors-texte.

La reconstitution d’une vie imagée représente une tendance majeure de la littérature dite postmoderne, l’auteur est devenu le personnage-type du roman postmoderne caractérisé par des enjeux métanarratifs et autoréférentiels faisant apparaître les failles épistémiques et brouillant les limites entre le factuel et le fictionnel. Un genre romanesque critique, pluri-vocal, remettant en cause les représentations du passé.

Ainsi la distension entre la littérature et l’existence constitue l’un des principaux fils conducteurs des Confessions boudjedriennes.

Quant à l’écriture auto(bio)graphique elle-même, elle est prise dans un entre-deux entre vérité et fiction scellée dans un pacte autobiographique singulier ; un travail de restitution de l’expérience

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individuelle et de l’identité du sujet propre à l’écriture de soi. Quels que soient par ailleurs les écarts mis en œuvre par le romancier-autobiographe par rapport à la construction/représentation du “je” autobiographique classique ; l’écriture autobiographique aussi bien que la composition romanesque, reste chez Rachid Boudjedra un procédé narratif en rupture radicale avec les canons de l’autobiographie classique.

Aspects que nous allons essayer de mettre en exergue dans les différents textes de Boudjedra, en analysant le va-et-vient entre réalité/fiction ou autobiographie/autographie, tout en analysant les stratégies rhétoriques de l’écriture de soi et leur mise en valeur.

Chapitre 2