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4.4 La notion de compétences

4.5.2 L’apport de la psychologie du travail et des organisations

Contrairement à l’approche des sciences de l’éducation, celle de la psychologie du travail nous invite à dépasser les aspects que nous qualifierons de techniques, i.e quels outils utiliser et comment effectuer une évaluation afin qu’elle soit à la fois de qualité et efficace, pour aborder les raisons d’être de l’évaluation dans le monde du travail et des organisations.

Ainsi, Jacques Curie (in Bernaud & Lemoine, 2012, pp. 167‑173) s’interroge, comme certains sociologues, « …sur les raisons de l’émergence d’un discours managérial sur la compétence qui tend à se substituer à celui sur les qualifications. » (ibid., p.171) C’est bien cette évolution qui amène l’évaluation des compétences versus celle du collaborateur dans les organisations.

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Ainsi, la principale raison de ce changement se trouve, selon Curie, dans l’évolution des contextes de travail qui se caractérisent, aujourd’hui, par une imprévisibilité due notamment à la mondialisation, aux obsolescences techniques et, nous rajoutons, aux obsolescences des connaissances. De ce fait, Curie, en reprenant de Terssac, relève qu’on observe :

un déclin du prescriptif et la réapparition d’une définition en termes individuels au détriment du poste de travail, de ce “ qui fait la différence”. La légitimité des règles en fonction desquelles se disait la qualification s’atténue par déconnexion entre ce qui est prescrit et ce qui est effectivement engagé par le travailleur dans son action : remise en question de la valeur des diplômes, obsolescence des qualifications. (op.cit., p. 171)

Cette constatation revêt une certaine importance en ce qui concerne l’individu face au travail et face à l’évaluation. En effet, le « ce qui fait la différence » de de Terssac est bien évidemment la compétence. Or, comme nous l’avons souligné précédemment, la compétence appartient à l’individu.

Curie, en se référant à la fois aux théories d’attribution causale de Weiner24 et au locus of control25 de Rotter tout en y incluant les critiques y relatives, émet l’idée que « le facteur causal » ou « la compétence » correspond à une norme sociale. Curie relève que :

cette norme sociale est en cohérence avec la pensée libérale qui postule un sujet réputé libre, autonome, responsable de ses actes donc évaluable et sanctionnable. […] Ainsi les transformations du travail et l’épanouissement de la pensée libérale se conjuguent-ils pour promouvoir l’idée de la compétence comme principe causal et l’incitation à la formation de

“projets personnels” comme principe managérial (ibid., p.173)

Pour sa part, C. Lemoine (in Bernaud & Lemoine, 2012, pp. 104‑106) souligne le caractère multiple de la « fonction évaluation » dans les organisations. En effet, cette dernière se retrouve, en fonction de l’organisation, dans les situations de recrutement, lors des bilans

24 Weiner émet une théorie sur les « attributions causales » qu’assigne l’individu à ce qui lui arrive. Autrement dit, « les causes invoquées,…, peuvent être analysées en fonction de trois paramètres : le lieu de la cause, sa stabilité et sa contrôlabilité. La cause peut être interne ou externe, selon que l’individu impute sa performance à un facteur qui lui est propre,…, ou non,…, La stabilité des causes renvoie à leur temporalité : une cause est dite stable lorsqu’elle a un caractère permanent aux yeux de la personne,… ; elle est instable ou variable lorsqu’elle est susceptible de fluctuer avec le temps,… Une cause est dite contrôlable lorsque le sujet considère qu’il est l’agent, positif ou négatif, de ce qui s’est produit ou lorsqu’il considère qu’à l’avenir il lui sera possible d’infléchir le cours de ce type d’évènement. » (Crahay, 2006, p. 283) La cause peut donc être interne ou externe / stable ou instable.

25 Jacques Curie en reprenant Rotter explique le locus of control comme étant « […la tendance qu’on les individus à se percevoir] plutôt interne, c’est-à-dire qu’ils ont tendance à expliquer ce qui leur arrive,…, ou ce qui arrive aux autres,…, par des causes dispositionnelles (l’aptitude, la compétence, l’effort) [ou à se percevoir]

plutôt externes, c’est-à-dire qu’ils ont tendance à expliquer les évènements par des causes circonstancielles (les caractéristiques de la situation, le destin, le hasard, etc.). » (in Bernaud & Lemoine, 2012, p. 171)

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annuels, pour l’appréciation du personnel, lors des contrôles de production, de rendement, de performance, de résultat, mais également pour évaluer l’atteinte des objectifs individuels et/ou collectifs. De plus, Lemoine rappelle que les évaluations interviennent également dans le suivi des compétences, l’évaluation « des potentialités d’évolution », de formation etc.

Partant de ce constat, il se questionne sur la provenance de cet « engouement à tout évaluer » et sur les conséquences d’un tel acte : « quels genres de situations et de processus cela entraîne-t-il ? » (ibid., p. 104)

Ainsi, pour cet auteur, une des explications pourrait se trouver dans l’évolution des organisations qui :

en se modernisant, sont passées d’une dominante fondée sur l’observance des règles à une orientation centrée sur les objectifs à atteindre ; [… ceci] conduit à vérifier si les buts ont été réalisés et par conséquent à évaluer […] la production, les méthodes employées et les compétences des opérateurs. L’évaluation devient ainsi un pôle clé du dispositif organisationnel. (op. cit., p.104)

Toujours selon Lemoine, l’orientation d’une direction par objectifs renforce le contrôle par les résultats et, de ce fait, transforme le mode de management qui se doit d’abandonner la relation d’autorité caractérisée par « […] des ordres et des consignes [donnés] avant l’activité [pour favoriser une centration de] l’attention sur les objectifs et les moyens disponibles pour les réaliser. » (ibid., p.105) Ce type de système, selon Lemoine, conduit les individus à une

« auto-évaluation anticipatrice » qui peut être effectuée soit par le collaborateur lui-même soit par l’équipe de travail. Ce deuxième cas de figure exerce parfois une pression continue sur les collaborateurs.

Lemoine évoque en conséquence quelques effets négatifs de l’évaluation sur le personnel qui augmenteraient « …l’effet d’incertitude, la compétition dans les relations, le stress, l’insatisfaction, et le sentiment d’être sans cesse surveillé. » De plus, il nous rappelle que dans certaines entreprises, les bilans annuels « …réalisés par les supérieurs hiérarchiques font l’objet d’une négociation entre évaluateurs et évalués afin de préserver les relations futures ; il en résulte que les conclusions trop évaluatives sont évitées et que les conséquences restent minimales… » (ibid., p.105)

Nous retenons de l’apport de la psychologie du travail et des organisations dans les évaluations que l’évolution du type de structure de l’organisation, et donc du type de management, est étroitement liée à la fonction « évaluation » choisie. De même, le type

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d’évaluation mise en œuvre dans une organisation devrait avoir une incidence directe sur le fonctionnement de celle-ci.

La structure institutionnelle est fonction du rapport du collaborateur à son travail. De ce fait, si la tendance actuelle est caractérisée par « la validation des compétences », toute la gestion des ressources humaines doit répondre à ce principe, y compris celle de l’évaluation et donc du type de management et, par conséquent, des rapports hiérarchiques, de l’autonomisation des fonctions, avec toute la conséquence que cela porte sur la responsabilisation, individuelle ou collective, dans l’atteinte des objectifs préalablement fixés.

La distinction entre « compétence » et « performance » est floue ; un constat qu’J. Aubret (2012) résume bien lorsqu’il écrit :

La notion de compétence renvoie à la performance adaptative du travailleur appelé à mobiliser ses savoirs et sa qualification dans des situations de travail non routinières comportant des évènements imprévisibles. […] Mais parce que le constat d’efficacité est dépendant des attentes d’une hiérarchie, l’usage du terme de compétences comme celui d’employabilité s’inscrit dans des enjeux de maintien ou de prise de pouvoir sur le travail d’autrui et son évaluation. (op.cit., p. 168)