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4.3 L’individu au travail

4.3.1 L’activité qui consiste à travailler

Comme argumenté à plusieurs reprises, nous considérons que la structure de l’organisation impose certaines contraintes, ou un certain cadre, aux collaborateurs qui peuvent, en fonction de leur zone de pouvoir, s’y soustraire ou le contourner. De même, nous considérons que les individus travaillent en interdépendance et que, celle-ci se fonde sur un principe de coopération ou de collaboration. De ce fait, une coordination est indispensable.

4.3.1.1 L’apport de Bronckart

En mettant en interaction l’individu et l’organisation, il paraît dès lors évident d’aborder la notion de travail.

Dans son ouvrage, Une introduction aux théories de l’action, Jean-Paul Bronckart (2005) nous rappelle le lien étroit et spécifique entre l’être humain et le travail. En effet, ce dernier était, à une certaine époque, spécifiquement lié à une fonction de survie et nécessitait des

« activités collectives organisées ». Or, depuis l’industrialisation et l’émergence du capitalisme :

[…] ces activités s’y sont particulièrement complexifiées et diversifiées […] , les individus singuliers se voient, de facto, attribuer des tâches particulières […], ce processus étant nécessairement associé à la mise en place des formes d’organisation sociale particulières, impliquant l’émergence de normes, de relation hiérarchiques, de rôles et de responsabilités attribués aux individus, etc. » (ibid., p. 67)

Ce même auteur nous invite à nous souvenir que, durant le courant du XXe siècle, suite au

« taylorisme », les démarches issues de la psychologie du travail « restaient néanmoins centrées sur les conditions d’adaptation des travailleurs aux caractéristiques objectives de leurs tâches : adapter l’homme à son travail, et trouver à chaque travailleur sa vraie place, c’est-à-dire celle qui contribuerait le mieux à l’amélioration de la rentabilité.» (op. cit., p. 71) Toujours selon Bronckart, ces démarches liées à la psychologie du travail ont initié « des démarches de formation professionnelle fondées sur l’analyse des caractéristiques des divers postes de travail, et visant à fournir aux individus les qualifications requises pour les occuper. » (ibid., p. 71)

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En reprenant et en dépassant le courant de la psychologie du travail, l’ergonomie propose, selon Bronckart, un « renversement de paradigme, substituant à la visée de l’adaptation de l’homme à son travail, celle de l’adaptation du travail et de ses conditions aux propriétés d’ensemble des opérateurs humains.» (ibid., pp. 71-72) Le courant de l’ergonomie du travail analyse « l’effectivité du travail » ou, comme le reprend Bronckart, « [les] problèmes réels, en situations réelles, en temps réel. » (ibid., p. 72)

L’ergonomie11 a conduit à la « fameuse » distinction entre le travail prescrit et le travail réel12. Cette distinction nous rappelle l’apport de la sociologie du travail et plus précisément celui de Crozier & Friedberg qui ont souligné la différence entre ce que l’individu effectue réellement en usant de sa zone de liberté et les procédures et règlements organisationnels. (§

4.1.2 Les organisations). Cette distinction entre le travail prescrit et le travail réel, mise en évidence par les ergonomes, ainsi que la notion de « raisonnement stratégique » proposée par Crozier & Friedberg nous invitent à aborder celle de « l’intelligence au travail ».

Mais avant d’expliciter cette notion « d’intelligence au travail », nous définissons encore quelques termes utilisés, jusqu’ici, de façon non arrêtée. C’est à Bronckart que l’on doit cet

« appareil conceptuel » qui nous permettra de déterminer plus précisément certains termes.

Selon lui, le terme « agir » désigne « toute forme d’intervention orientée d’un ou plusieurs humain(s) dans le monde [… et peut] constituer un travail… » Par contre, il distingue l’activité comme un « …agir impliquant les dimensions motivationnelles et intentionnelles mobilisées au niveau collectif » de l’action comme un « …agir impliquant les mêmes dimensions [motivationnelles et intentionnelles] mobilisées au niveau des personnes singulières. » (op. cit. Saussois, 2012, p. 323)

Pour notre part, nous ne retenons pas, dans le cadre de ce travail, cette distinction entre activité et action, afin de ne pas en compliquer la lecture. En effet, en faisant à plusieurs

11 Bronckart propose une définition synthétique, mais qui nous paraît suffisante pour notre travail, de la notion de travail pour l’ergonomie comme suit : « pour l’ergonomie, l’activité des travailleurs, c’est leur faire et leur vécu de ce faire, qui s’appréhende à la fois par des démarches d’observation et de mesure des comportements, et par des démarches visant à ce que les opérateurs verbalisent leurs propres représentations des situations de travail ainsi que les multiples aspects de leur agir vécu. » (Bronckart, 2005, p. 73)

12 Dans son ouvrage, Bronckart nous propose, en se basant sur Teiger, une distinction entre « le travail théorique : “tel qu’il existe dans les représentations sociales les plus répandues, y compris celles des ingénieurs et des divers concepteurs”, le travail prescrit ou attendu “au niveau local de l’organisation du travail, qui fixe soit des règles, soit des objectifs qui tiennent compte des spécificités locales” ; le travail réel “au niveau de l’activité d’une personne en un lieu, en un temps, là où se révèlent les savoir-faire et les connaissances des opérateurs, où s’opère la mise en œuvre du corps tout entier pour élaborer les compromis opératoires, où se construit le rapport subjectif au travail” » (Bronckart, 2005, p. 72)

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reprises référence à l’ergonomie13 le risque de confusion est trop important au regard de ce que peut nous apporter cette différenciation dans notre recherche ; de ce fait, nous utilisons le terme d’activité.

Néanmoins, nous gardons les notions de motivation et d’intention comme facteurs constitutifs de l’activité. Bronkart nous propose également des distinctions tant au plan motivationnel qu’intentionnel. Ainsi, pour cet auteur, la motivation dépend aussi bien de

« déterminants externes », qui sont « … d’origine collective, qui peuvent être de nature matérielle ou de l’ordre des représentations » que des « motifs » qui sont « … les raisons d’agir telles qu’elles sont intériorisées par une personne singulière ». En ce qui concerne la notion d’intentionnalité, il distingue également les finalités « d’origine collective et socialement validées et les intentions, en tant que fins de l’agir telles qu’elles sont intériorisées par une personne singulière. » (ibid., p. 82)

Autrement dit, Bronckart nous invite à distinguer le fait que l’individu qui agit est mû par une motivation ou une intentionnalité à caractère soit collectif soit individuel.

Nous retenons la différence entre « finalité » (collectif) et « intention » (individuel) proposée par Bronckart ainsi que la distinction entre « déterminant externe » (origine collective) et « motif » (raison d’agir individuelle).

Des apports de cet auteur, nous retenons qu’un « agir » (que nous nommons activité), orienté (nous rajoutons coordonné) d’un ou plusieurs humain(s) peut constituer un travail.

Nous définissons donc, à ce stade, le travail comme une activité orientée et coordonnée d’un ou plusieurs humain(s).

4.3.1.2 L’apport de Christophe Dejours

Christophe Dejours, dans son ouvrage Le Facteur Humain (Dejours, 2010), aborde également la question du travail au travers du concept de l’activité. S’il reprend le distinguo entre activité et tâche proposé par l’ergonomie française : « la tâche c’est ce que l’on souhaite obtenir ou ce que l’on devrait faire. L’activité c’est, face à la tâche, ce qui est réellement fait par l’opérateur pour tenter d’atteindre, au plus près, les objectifs fixés par la tâche ». (Dejours, 2010, p. 36) ; il nous invite à nous questionner sur la différence entre le travail et le loisir.

Pour ce faire, Dejours introduit la notion « d’utilité » et, pour lui, « c’est sur ce critère qu’on

13 L’ergonomie française fait une différence entre la définition de la tâche et l’activité : « la tâche c’est ce que l’on souhaite obtenir ou ce que l’on devrait faire. L’activité, c’est face à la tâche ce qui est réellement fait par l’opérateur pour tenter d’atteindre, au plus près, les objectifs fixés par la tâche ». (Dejours, 2010, p. 36)

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peut établir la distinction entre un loisir et un travail, entre le travail et le non travail. » (ibid., p. 37) Pour cet auteur, l’utilité peut être technique, sociale ou économique et c’est ce critère, au-delà de l’efficacité, qui est « inexpugnable du concept de travail » ; autrement dit, « si l’efficacité technique des actes n’est pas soumise aux critères d’utilité, on est dans le registre du loisir ou du non-travail. C’est au regard de ce critère utilitariste que l’on distingue le vacancier du moniteur. » (ibid., p. 37)

Dejours définit le travail réel comme « ce qui, dans le monde, se fait connaître par sa résistance à la maîtrise technique et à la connaissance scientifique. » Ainsi, selon lui, « le réel s’appréhende sous la forme de l’expérience au sens d’expérience vécue. » Cependant, il apporte une distinction terminologique entre réel et réalité : « le réel a une réalité, mais il se caractérise par sa résistance à la description. Le réel est la partie de la réalité qui résiste à la symbolisation. » Par conséquent, il est difficile de porter des jugements sur l’efficacité et l’utilité car elles nécessitent inévitablement « le jugement consensuel d’autrui respectivement sur l’acte technique14 et sur l’activité du travail ». (ibid., pp. 38-39)

En dépassant la notion « d’échec » qui est, selon Dejours, inhérente à la théorie ergonomique puisque « …le réel du travail, si l’on accepte d’assumer les conséquences théoriques du concept [de l’ergonomie], conduit à admettre que l’activité réelle contient toujours une part d’échec face auquel, l’opérateur ajuste les objectifs et la technique. » (ibid., p. 40) ; cet auteur nous propose de concevoir l’échec comme « un appel au dépassement, à la recherche de solution.» (ibid., p. 41) C’est dans cette perspective qu’il propose une nouvelle définition du travail : « Le travail, c’est l’activité coordonnée déployée par les hommes et les femmes pour faire face à ce qui, dans une tâche utilitaire, ne peut être obtenue par la stricte exécution de l’organisation prescrite. » (ibid., p. 41) Pour Dejours, cette définition a le mérite de tenir compte de la dimension humaine du travail en ce qui doit être « ajusté, réaménagé, imaginé, inventé, ajouté par les hommes et les femmes pour tenir compte du réel du travail. » (ibid., pp. 41-42)

Nous retenons cette dernière définition du travail dans le cadre de ce mémoire. Celle-ci nous invite donc à considérer l’individu dans le travail puisqu’il y est constitutif de par sa résistance au réel et son dépassement en y investissant une grande part de son intelligence.

14 « La technique est un acte sur le réel, initié à partir d’une culture [nous rajoutons, dont les outils : langage, instruments, sont issus] et sanctionné par le jugement d’autrui.» (Dejours, 2010, p. 34)

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Résumé de l’activité qui consiste à travailler

Nous retenons que l’évolution du monde du travail conduit les organisations à qualifier les individus afin que, dans un souci de productivité, ceux-ci occupent d’une manière efficace leur poste de travail. L’échec du taylorisme nous conduit au courant de l’ergonomie du travail et, par conséquent, à reconsidérer la place de l’individu au travail, à faire état de son activité et plus précisément du « travail réel ».

Ainsi nous relevons les trois distinctions abordées ; la première différenciant le travail prescrit, ou tâche, du travail réel, ou activité. La deuxième considérant la capacité de l’individu au travail d’agir, soit selon des motivations, qui ont une origine « collective » ou

« externe », soit selon les motifs qui sont de nature « individuelle » ou « singulière ». La troisième distinction concerne la finalité de l’activité, qui est d’origine collective, de l’intention, dont l’origine est purement individuelle.

En ce qui concerne « la réalité » du travail, nous relevons la notion d’échec face auquel l’individu doit faire face en ajustant ses objectifs ; ainsi, l’efficacité du travail effectué ne peut être portée que par un jugement consensuel des pairs.

Par conséquent, le travail est donc bien une activité coordonnée déployée par les hommes et les femmes pour faire face à ce qui, dans une tâche utilitaire, ne peut être obtenue par la stricte exécution de l’organisation prescrite. (Dejours, 2010)