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Chapitre III : Les récits

III.3. Les analyses linguistiques et psycholinguistiques prenant en compte les réalisations

III.3.4. L’analyse fonctionnelle-conceptuelle

L’approche fonctionnelle-conceptuelle, qui s’inspire de l’analyse en schéma, se développe à la fin des années 1980. Elle porte sur des récits oraux, produits de manière monologique par différents sujets, et les analyse d’un point de vue linguistique et communicationnel mais aussi cognitif. L’approche est ainsi plus expérimentale que les précédentes, elle s'occupe moins de narrations spontanées et davantage de narrations produites à partir d'images fixes ou de films à partir de protocoles standardisés. Elle voit essentiellement le jour à partir des travaux de Berman & Slobin (1994).

La recherche menée par Berman & Slobin étudie les narrations d’enfants âgés de 3, 4, 5 et 9 ans et d’adultes âgés de 18 à 40 ans, produites à partir d'un livret d'images sans texte, « Frog, where are you ? », réalisé par Mayer (1969). Elle est conduite, en premier lieu, dans deux langues différentes (anglais, hébreu) puis, par la suite, dans cinq (anglais, allemand, espagnol, hébreu et turc), et aujourd’hui davantage encore.

Le but premier de cette recherche est d’étudier le développement des expressions temporelles dans deux langues différentes, l’anglais et l’hébreu. Ce choix de langue provient du fait que l'anglais dispose d’un ensemble de verbes marqués par le temps et l'aspect tandis que l'hébreu ne marque les verbes qu’avec ses trois temps (présent, passé, futur) sans grammaticalisation de l’aspect. Les auteurs se demandent alors si les enfants qui parlent

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hébreu cherchent d’autres moyens linguistiques d'expression, comme par exemple des expressions lexicales, "pour compenser" ces différences de langue. Il en ressort alors que la forme et la fonction interagissent dans le développement du langage. Par « forme », ils entendent un large éventail de dispositifs linguistiques (morphèmes grammaticaux et inflexions liées aux connecteurs interclausaux et aux constructions syntaxiques) avec des éléments lexicaux codant des notions de la temporalité, de la manière et du lien de causalité. Par « fonction », ils entendent les buts poursuivis par ces formes dans les discours narratifs, buts de construire un texte cohérent et homogène à tous les niveaux, dans la clause, entre les clauses adjacentes et dans des segments de texte relatés plus larges.

Les auteurs, par la suite, étendent leur étude à d’autres langues et établissent différents constats. Ils remarquent non seulement que les narrateurs choisissent quels évènements ils souhaitent mettre en avant mais aussi que les différents moyens linguistiques utilisés pour les encoder dépendent des langues parlées. C’est à travers les variations dans l’ordre des mots, les voix du narrateur (active vs passive) ainsi que les formes référentielles produites que certains éléments sont placés à « l’avant-plan » ou à « l’arrière-plan » de l’histoire. Chaque narrateur choisit ainsi les thèmes qu’il développe en premier lieu et les évènements qu’il juge primordiaux, de premier plan, faisant partie de la trame, comparés à d’autres considérés davantage dans des commentaires. Avec l'âge, les enfants en viennent à comprendre les diverses façons dont les récits oraux peuvent être structurés de manière à produire les effets désirés. Les enfants doivent donc apprendre à sélectionner et organiser des évènements verbalisés pour guider l'auditeur vers la réalisation de l'intrigue. Berman et Slobin soulignent, de plus, l’influence des caractéristiques de chaque langue sur le choix des formes utilisées. Les narrateurs utilisent les outils linguistiques disponibles dans leur langue pour relater de manière plus ou moins précise les différents éléments de l’histoire. Chaque langue nécessite ou facilite ainsi des choix particuliers. Ces auteurs postulent, en outre, que produire un récit ne consiste pas simplement en la production d'une chaîne linéaire d'évènements successifs situés dans le temps et l'espace mais aussi en celle d’évènements intégrés dans des structures hiérarchiques d’ordre supérieur constituant un tout cohérent. De plus, ils rappellent que les enfants les plus jeunes ont moins de possibilités d'expression car d’un point de vue cognitif ils ne peuvent concevoir la gamme des perspectives « encodables », d’un point de vue communicatif, ils ne peuvent évaluer pleinement l’état de connaissance de l'auditeur et d’un point de vue linguistique ils ne disposent d’aucune gamme complète de dispositifs formels.

Berman et Slobin constatent ainsi que les histoires recueillies sont racontées de différentes manières par les différents narrateurs car non seulement ceux-ci ont des âges différents,

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parlent des langues différentes ou encore adoptent des points de vue divers pour parler des mêmes images. Ils montrent alors que chacun de ces facteurs (âge, langue, choix de la perspective narrative) influent sur les moyens linguistiques utilisés pour rapporter les évènements dans le récit. Ils en concluent donc que le développement cognitif, communicatif et linguistique des enfants joue un rôle important sur les discours qu'ils produisent. Dans cette perspective, l'acquisition de la compétence narrative dépend de compétences linguistique, cognitive et communicationnelle. Berman et Slobin relèvent ainsi que seule la prise en compte de ces trois compétences va pouvoir permettre d’amener les enfants à être des narrateurs « natifs » et « compétents ».

Ces différentes approches montrent l’évolution des conceptions vis-à-vis du récit. Elles passent d’une conception purement structurale à une conception prenant en compte la dimension temporelle et interactive du récit, en passant par des analyses non pas des récits mais des mises en mots des récits.

Nous positionnant dans une conception interactionniste du langage, nous adoptons par la suite un modèle qui s’approche de celui développé par Labov ainsi que de ceux qui s’en sont inspirés. Nous nous appuierons sur une analyse de la mise en mots essentiellement pour traiter des expressions référentielles produites par les adultes et les enfants.

En attendant, voyons plus précisément comment se co-construit un récit en dialogue à partir d’un support imagé.

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