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Chapitre II : Genres du discours

II.2. Le cercle de Bakhtine

Les théories du cercle de Bakhtine, développées entres autres par Bakhtine, Volochinov ou encore Medvedev, naissent d’une opposition à la stylistique et à la conception de la parole de Saussure. Elles développent une approche purement interactionniste du discours et mettent en avant ses dimensions sociale et dialogique. L’énoncé, dans cette perspective, résulte de l’interaction entre la langue et le contexte d’énonciation qui dépend de l’histoire (Todorov, 1981). Volochinov souligne, notamment, que « l’essence véritable du langage, c’est

l’évènement social qui consiste en une interaction verbale, et se trouve concrétisé en un ou plusieurs énoncés » (1930 dans Todorov 1981 : 288). Ainsi, l’énoncé « naît, vit et meurt dans

le processus de l’interaction sociale des participants de l’énoncé » (1930 dans Todorov 1981 : 288). La signification et la forme de l’énoncé dépendent pour beaucoup de la forme et du caractère de cette interaction. Volochinov (1926 dans Todorov 1981) relève, en outre, que le

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discours ne se suffit pas à lui-même, il provient d’une situation vécue de nature extra-verbale et maintient avec celle-ci les liens les plus serrés, détaché de l’élément du vécu l’énoncé en perd son sens. De plus, selon l’auteur :

« L’énoncé, considéré comme unité de communication et totalité sémantique, se constitue et s’accomplit précisément dans une interaction verbale déterminée et engendrée par un certain rapport de communication sociale. Ainsi, chacun des types de communication sociale que nous avons cités organise, construit et achève,

de façon spécifique, la forme grammaticale et stylistique de l’énoncé ainsi que la structure du type dont il

relève : nous la désignerons désormais sous le terme de genre » (1930 dans Todorov 1981 : 290).

Il postule, également, que les énoncés « sont monologiques par leur seule forme extérieure, mais, par leur structure sémantique et stylistique, ils sont en fait essentiellement dialogiques » (1930 dans Todorov 1981 : 292). Bakhtine, qui s’intéresse aussi à la notion d’énoncé, note par la suite que :

« L’énoncé, dans sa singularité, en dépit de son individualité et de sa créativité, ne saurait être considéré comme une combinaison absolument libre des formes de langue, à la façon dont Saussure, par exemple, le conçoit (et, à la suite bon nombre de linguiste), qui oppose l’énoncé (la parole) en tant qu’acte purement individuel dans le système de la langue comprise comme phénomène purement social et prescriptif pour l’individu. […] Saussure ignore donc le fait que, outre les formes de langue on a aussi les formes de

combinaison de ces formes de langue, autrement dit il ignore les genres du discours » (1984 : 287).

Dans cette perspective, l’énoncé quotidien est alors « considéré comme un tout porteur de sens » qui se décompose en deux parties : « une partie verbale actualisée » et « une partie sous-entendue », le contexte extra-verbal joue un rôle primordial. Volochinov le décompose en trois aspects communs aux locuteurs : l’horizon spatial, la connaissance et la compréhension de la situation, l’évaluation que les locuteurs font de cette situation. L’évaluation détermine « le choix même des mots et la forme de la totalité verbale ; quant à son expression la plus pure, elle la trouve dans l’intonation » (Volochinov, 1926 dans Todorov 1981 : 193). L’intonation institut alors un lien étroit entre le discours et le contexte extra-verbal, elle engage le discours « hors de ses limites verbales ». L’auteur accorde également une grande importance aux gestes. Il relève, en outre, que « par l’intonation et le geste, l’homme s’engage socialement et prend activement position par rapport à certaines valeurs, en se conformant aux fondements mêmes de son existence sociale » (1926 dans Todorov 1981 : 197). Volochinov remarque, par ailleurs, que pour étudier les modifications des formes de l’énoncé, il faut partir d’un schéma descendant qui va de l’organisation

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économique de la société, au rapport de communication sociale, puis à l’interaction verbale, aux énoncés et enfin aux formes grammaticales du langage.

Bakhtine, qui par la suite prolonge ces différentes théories, perçoit le discours comme le produit de la combinaison d’informations linguistiques et situationnelles qui dépendent de la situation d’interaction et du contexte social. Il note, en particulier, que « l’utilisation de la langue s’effectue sous forme d’énoncés concrets, uniques (oraux et écrits) qui émanent des représentants de tel ou tel domaine de l’activité humaine » (1984 : 265). L’auteur cherche, de plus, à qualifier plus précisément cette notion d’énoncé :

« L’énoncé reflète les conditions spécifiques et les finalités de chacun de ces domaines, non seulement par son contenu (thématique) et son style de langue, autrement dit par la sélection opérée dans les moyens de la langue – moyens lexicaux, phraséologiques et grammaticaux –, mais aussi et surtout par sa construction compositionnelle. Ces trois éléments (contenu thématique, style et construction compositionnelle) fusionnent indissolublement dans le tout que constitue l’énoncé, et chacun d’eux est marqué par la spécificité d’une sphère d’échange. Tout énoncé pris isolément est, bien entendu, individuel, mais chaque sphère d’utilisation de la langue élabore ses types relativement stables d’énoncés, et c’est ce que nous appelons les genres du discours » (1984 : 265).

L’étude de l’énoncé doit ainsi porter sur des interactions verbales situées et non sur des énoncés fabriqués et isolés, elle doit alors permettre « de mieux comprendre la nature des unités de langue (de la langue en tant que système) – les mots et les propositions » (1984 : 272). Dans cette perspective, le style est indéfectiblement associé à l’énoncé et à des formes typiques d’énoncés et donc aux genres de discours.

Par ailleurs, Bakhtine s’oppose alors à la notion d’auditeur passif puisqu’il souligne que « l’auditeur doté d’une compréhension passive, tel qu’il est représenté en qualité de partenaire du locuteur dans les figures schématiques de la linguistique générale, ne correspond pas au protagoniste réel de l’échange verbal » (1984 : 275). Bakhtine, en prolongeant le schéma descendant de Volochinov, souligne que l’étude de la langue va des formes et des types d’interactions verbales en relation avec les conditions dans lesquelles ces dernières se réalisent, vers les formes des énonciations distinctes, des actes de parole isolés en relation étroite avec l’interaction dont ils font partie, jusqu’aux formes de la langue interprétées linguistiquement et non l’inverse. Lors des interactions langagières différents segments discursifs apparaissent comportant eux-mêmes des particularités discursives. Ce n’est alors

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que dans une telle démarche d’analyse descendante que peuvent naître un certain nombre de régularités discursives dépendantes du contexte.

En outre, Bakhtine qui s’intéresse plus spécifiquement à la problématique des genres discursifs, met en avant leur extrême hétérogénéité :

« La richesse et la variété des genres du discours sont infinies car la variété virtuelle de l’activité humaine est inépuisable et chaque sphère de cette activité comporte un répertoire des genres du discours qui va se différenciant et s’amplifiant à mesure que se développe et se complexifie la sphère donnée » (1984 : 265). Il relève, de plus, que les divers genres du discours, que ce soient les genres littéraires, rhétoriques ou encore du discours quotidien, ont bien souvent été étudiés séparément sans recherche de traits communs entre ces différents genres. Or, selon l’auteur, même s’il existe une grande hétérogénéité des genres de discours, il est cependant possible de les relier en prenant en considération « la différence essentielle qui existe entre le genre du discours

premier (simple) et le genre du discours second (complexe) » (1984 : 267). Il considère alors

que les genres premiers se manifestent le plus souvent lors d’échanges verbaux spontanés et sont en rapport immédiat avec le réel existant, avec les énoncés d’autrui. Les genres seconds apparaissent lors d’échanges plus culturels et sont principalement associés à de l’écrit (le roman, le théâtre, le discours scientifique, etc.). Lorsque les genres premiers deviennent des constituants des genres seconds, ils se modifient et perdent leurs principales caractéristiques. Les genres du discours, selon sa théorie, sont de plus déterminés par divers facteurs dont le destinataire, les intentions du destinataire ainsi que la situation dans laquelle se déroule la communication. Bakhtine relève, en outre, que « si les genres du discours n’existaient pas et si nous n’en avions pas la maîtrise, et qu’il nous faille les créer pour la première fois dans le processus de la parole, qu’il nous faille construire chacun de nos énoncés, l’échange verbal serait quasiment impossible » (1984 : 285).

Ainsi, selon Moirand (2003), dans la conception du cercle de Bakhtine le genre est perçu comme un tout composé de constituants internes qui incluent dans leur structuration sémantique les composants de la situation, telle qu’elle est ressentie et jugée par les interlocuteurs, et qui est elle-même spécifiée par des « extérieurs » (les membres de son entourage d’une famille, la classe sociale, des jours, des années, etc.). Néanmoins, note l’auteur, même si ces travaux mettent en avant quelques critères de reconnaissance des genres

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en tant que « formes de communication quelque peu stabilisés », ils ne présentent aucune catégorie qui permette de décrire finement ces formes.