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Chapitre V : Construction de la référence en situation de production de récits

V.1. Aperçu des études qui placent les enfants en position monologale

V.1.1. Absence de connaissance partagée versus connaissance partagée

Les recherches qui s’appuient sur l’exploitation de narrations en l’absence de connaissance partagée considèrent que l’acquisition de la valeur anaphorique se réalise de manière progressive. Elles stipulent alors que les enfants les plus jeunes produisent davantage de référents au moyen de déictiques (syntagmes nominaux définis et pronoms) et que ce n’est qu’à partir de 9 voire 11 ans que les enfants acquièrent la valeur anaphorique (De Weck, 1991 ; Hickmann, 2000, 2004 ; Karmiloff-Smith, 1985, 2003/2012).

Karmiloff-Smith (1985 ; 2003/2012) modélise le fonctionnement de la référence chez l’enfant. Elle considère que ce dernier passe par trois phases pour parvenir à une utilisation des référents s’apparentant à celle des adultes. Dans un premier temps, les enfants les plus jeunes (entre 4 et 5 ans) se situent dans une phase procédurale. Ils considèrent séparément les

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images qui leur sont proposées, les décrivent localement sans les intégrer dans une planification globale. Dès leur introduction, l’usage des référents est à valeur déictique (syntagmes nominaux définis ou pronoms). Dans un second temps, les enfants de 6-7 ans passent par une phase métaprocédurale et mettent en place la « stratégie du sujet thématique ». Ils abordent alors toutes les images selon une perspective unique : le personnage principal occupe la place de sujet dans chaque référence ultérieure à l’introduction. Les enfants focalisent ainsi leur attention sur le personnage principal de l’histoire ainsi que sur un thème qu’ils développent. Dans un troisième temps, même si les enfants âgés de 8 à 9 ans s’orientent également vers « la stratégie du sujet thématique » en choisissant un thème et un personnage principal, ils ne réservent plus exclusivement la position de sujet à ce personnage mais également aux personnages secondaires.

Hickmann (2004), qui rappelle une de ses études (1982) au cours de laquelle des enfants âgés de 4, 7 et 10 ans racontent une histoire à partir d’une suite d’images à un adulte ayant les yeux bandés, remarque que les enfants les plus jeunes, âgés de 4 ans, n’emploient pas les référents de la même façon que les enfants plus âgés. Ils utilisent des pronoms coréférentiels qui se rapportent à des entités déjà mentionnées dans le discours, le plus souvent de manière déictique. De Weck (1991), à travers l’étude de productions d’enfants et d’adolescents (âgés de 5;7 ans à 15 ans) racontant une histoire à partir d’un livre imagé sans texte à un interlocuteur de sa classe qui n’y a pas accès, constate que, quel que soit l’âge des locuteurs, ceux-ci utilisent davantage de pronoms au cours de leurs narrations orales que de syntagmes nominaux. Elle relève notamment que le nombre de syntagmes nominaux augmente davantage dans le temps que le nombre de pronoms. En outre, de Weck comme Hickmann (2004) remarquent que les enfants les plus jeunes (âgés de 5;7 ans à 6;6 ans pour la première auteure et 4 ans pour la seconde) qui recourent le plus souvent aux pronoms pour évoquer les référents, le font fréquemment après une introduction réalisée au moyen d’un syntagme nominal défini ou d’un pronom personnel. Ce ne sont donc pas des reprises d’éléments explicitement mentionnés précédemment, ils ont alors une valeur déictique. De Weck constate, en particulier, que les enfants de cet âge réévoquent le plus souvent les référents d’un énoncé à l’autre. Elle note, en outre, que les enfants du second groupe d’âge (de 6;3 à 7;3 ans) produisent encore en grande majorité des expressions référentielles non anaphoriques mais que leur nombre diminue cependant du fait que les introductions au moyen de syntagmes nominaux définis diminuent. A partir de 7;8 ans, les pronoms sont davantage employés comme des anaphoriques et à 8;7 ans la fonction anaphorique des pronoms se confirme. De

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surcroit, l’auteure relève que les syntagmes nominaux apparaissent plus tardivement dans leur fonction anaphorique que les pronoms. Alors que ces syntagmes nominaux s’avèrent très peu présents dans les productions des enfants les plus jeunes, à partir de 6;3 ans ils apparaissent davantage mais avant tout avec une valeur déictique. Ce n’est qu’à partir de 7;8 ans que les enfants les emploient principalement avec une valeur essentiellement anaphorique. Ainsi, à 8;7 ans, cette valeur parait bien établie.

De plus, Hickmann (2004) comme de Weck (1991) soulignent que même si les jeunes enfants ont une connaissance de certains aspects du système nominal et pronominal, les emplois intra-discursifs des expressions référentielles engendrent, en général, chez eux quelques difficultés. En ce qui concerne l’introduction des nouveaux référents, ces auteures observent que les enfants utilisent soit des éléments qui les présupposent dès la première mention soit des éléments ayant des fonctions différentes comme des étiquetages déictiques. Pour Hickmann, ces introductions « primitives » sous forme d’étiquetages permettent d’attirer l'attention de l'interlocuteur sur quelque chose d'intéressant, qui offrent un début d’emplois ultérieurs de la forme indéfinie pour introduire des référents à l’intérieur du discours.

Karmiloff-Smith (1985, 2003/2012), en s’appuyant sur une étude menée auprès d’enfants âgés de 4 à 9 ans devant raconter une histoire à partir d’un livret comportant 6 images, remarque notamment que les enfants les plus jeunes introduisent le plus souvent les référents au moyen de syntagmes nominaux définis ou de pronoms mais qu’à partir de 6-7 ans les enfants le font au moyen de syntagmes nominaux indéfinis, les pronoms commençant à être employés de manière anaphorique.

Kern (2002), qui confirme cette tendance à travers l’étude des production d’enfants âgés de 3 à 11 ans et d’adultes à partir du livret d’images « Frog, where are you ? », constate que les enfants à 3-4 ans produisent plus de formes inappropriées (syntagmes nominaux définis et pronoms) pour introduire les référents que de formes appropriées ; à partir de 5 ans, il y a une quasi égalité dans l’emploi de ces formes et, à partir de 6 ans, la tendance s’inverse. L’auteur remarque, en outre, que les formes les plus produites pour l’introduction des référents sont les syntagmes nominaux définis et indéfinis ; les enfants de 3 à 6 ans utilisant plus la première forme que la seconde, et inversement à partir de 7 ans. L’emploi des syntagmes nominaux définis diminue dans l’avancée en âge alors que celui des syntagmes nominaux indéfinis augmente. De plus, Kern constate que pour toutes les tranches d'âge, les sujets emploient plus de syntagmes nominaux indéfinis pour les personnages secondaires que pour les principaux. En revanche, le nombre de syntagmes nominaux définis diminue avec l'âge pour l'encodage

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des personnages principaux, alors que celui des personnages secondaires a tendance à augmenter depuis le plus jeune âge jusqu'à l'âge adulte. Les pronoms occupent également une place importante dans l’introduction des référents chez les enfants âgés de 3-4 ans puis connaissent à partir de 5 ans une forte baisse jusqu’à être nuls à l’âge adulte. Ils sont davantage utilisés avec les personnages principaux (notamment le personnage principal du garçon) qu’avec les personnages secondaires. Les noms propres comme les syntagmes nominaux possessifs sont très peu introduits par les enfants mis à part ceux de 10-11 ans et par les adultes. Ainsi, Kern postule non seulement que plus les enfants avancent en âge plus ils emploient des formes appropriées pour introduire les référents mais encore que l’usage de ces expressions référentielles diffère en fonction du statut des personnages.

En ce qui concerne le maintien de la référence, Hickmann (2000) constate de nouveau que les enfants emploient des expressions qui relèvent à la fois de la fonction anaphorique ainsi que de la fonction déictique. De plus, l’auteur observe que, dès l’âge de 4 ans, les enfants sont en mesure de tenir compte de certains aspects sémantiques du contenu des récits et d’aspects pragmatiques qui régissent les relations entre les énoncés du co-texte. Cependant, elle souligne que ce n’est qu’à partir de l’âge de 7 ans que les enfants « présupposent les référents par rapport au co-texte et/ou ne les « ré-introduisent » plus d’énoncé en énoncé lorsque c’est clairement possible, notamment lorsqu’ils se réfèrent souvent à un même personnage principalement présenté comme agent et/ou sujet d’une image à l’autre » (1987 : 256).

Hickmann (1987, 2004), de Weck (1991) comme Karmiloff-Smith (2003/2012) postulent, en outre, que l’utilisation des expressions référentielles varie selon le statut des personnages ainsi que, pour la dernière auteure, selon les changements de rôle qui se réalisent au fur et à mesure. Pour Hickmann, les pronoms explicites et les anaphores-zéro réfèrent le plus souvent au personnage central de l’histoire alors que les syntagmes nominaux et parfois les pronoms aux personnages secondaires. Pour Karmiloff-Smith, la position sujet est destinée au personnage principal, les personnages secondaires ne sont jamais mentionnés dans cette position. L’auteure souligne, en particulier, que les pronoms qui réfèrent au personnage principal sont utilisés en position sujet.

De Weck, qui s’intéresse plus en détails à la nature des pronoms et des syntagmes nominaux employés, souligne que les pronoms utilisés correspondent essentiellement à des pronoms personnels, les autres catégories de pronoms (possessifs, démonstratifs, relatifs, indéfinis) apparaissant peu. Les pronoms personnels servent à maintenir la référence des personnages principaux tout au long du texte. Les possessifs de 3ème personne réfèrent le plus

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souvent aux personnages principaux, soit pour mettre en avant les liens qui les unissent, soit pour marquer l’appartenance d’un instrument aux personnages. Les syntagmes nominaux les plus employés sont essentiellement ceux introduits par un indéfini, un défini ou un possessif, peu de substitutions lexicales. Les syntagmes nominaux introduits par un défini servent essentiellement à introduire les personnages principaux.

De plus, Jisa (2000, 2004), qui analyse les productions d’enfants âgés de 5, 7 et 10 ans ainsi que celles de jeunes adultes racontant une histoire à un adulte ne la connaissant pas, constate en particulier que, quel que soit l’âge des locuteurs, le pronom clitique sujet correspond à l’expression référentielle la plus utilisée pour maintenir un référent. Cette expression diminue notamment avec l’avancée en âge des locuteurs pour laisser place, dans cette fonction, à des formes plus diversifiées.

Par ailleurs, Jisa (2000, 2004), comme Hickmann & Hendriks (1999), remarquent que les enfants âgés de 5 ans produisent des dislocations, le plus souvent à gauche, à la fois pour le maintien et la réintroduction de référents. En revanche, à partir de 7 ans, très peu de locuteurs utilisent ces expressions référentielles en maintien. Celles-ci diminuent alors de manière progressive jusqu’à une absence totale chez les adultes. Jisa constate, en particulier, qu’en maintien l’usage d’ellipses pronominales (« (et) est parti au travail ») et à construction non finie (« avant de partir au travail ») augmente avec l’âge. Alors que l’ellipse pronominale apparait peu dans les productions des enfants de 5 ans, elle est plus fréquente dans celles des enfants âgés de 7 et 10 ans. L’ellipse du sujet dans des structures non-finies apparait en revanche exclusivement dans les productions des adultes. En position sujet les pronoms autres que clitiques (notamment les pronoms relatifs) apparaissent peu dans les productions des enfants les plus jeunes. Cependant, plus les enfants avancent en âge plus ils produisent dans cette fonction des pronoms variés.

Bamberg (1987), qui demande à des enfants de raconter l’histoire de « Frog, where are you ? » après en avoir pris connaissance et en situation de connaissance partagée, considère que la référence anaphorique s’acquiert plus précocement. Même s’il considère de la même façon que Karmiloff-Smith que les enfants passent par trois phases, il postule, en revanche, que les enfants, dès l’âge de 3-4 ans, utilisent une stratégie du sujet thématique. Ils maintiennent le plus souvent la référence au moyen de pronoms personnels de troisième personne. Les enfants âgés de 9 à 10 ans sont capables de mettre en place une stratégie anaphorique comme les adultes : ils produisent davantage de pronoms personnels en reprise immédiate et de syntagmes nominaux en réintroduction de référents.

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Selon Kern (2002), pencher pour un développement tardif ou précoce de la fonction anaphorique dépend de la manière de justifier et d’interpréter les résultats. Les recherches qui envisagent la première option justifient l’emploi tardif de la fonction déictique par les jeunes enfants non seulement par le fait que ceux-ci éprouvent des difficultés à planifier leur discours dans son ensemble mais aussi à prendre en compte l'état de connaissances de leur interlocuteur. Or, selon Kern, ces arguments sont réducteurs car les enfants même les plus jeunes ont une certaine conscience des tâches qu’ils ont à accomplir. En revanche, il s’avère souvent difficile pour ces jeunes enfants de mettre en œuvre les moyens linguistiques adaptés à la situation lorsque la tâche à réaliser est trop complexe et qu'elle demande à considérer plusieurs facteurs à la fois. Par exemple, Kern remarque que dans le cas où il est nécessaire de marquer les différents statuts des personnages, les enfants n’utilisent pas toujours les formes linguistiques appropriées ou encore introduisent un nouveau référent en le plaçant en position initiale.

De nombreuses recherches se demandent également s’il existe des variations ou bien une homogénéité dans les productions des locuteurs selon les caractéristiques de la situation.