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Le concept du bricolage Section 3

3. Clarification du concept de bricolage

3.1. L’analogie bricoleur versus ingénieur

Pour mieux comprendre et cerner la notion de bricolage et le travail du bricoleur, Duymedjian et Rüling (2010) suggèrent qu’il faut retourner à l’analogie Ingénieur/Bricoleur faite par Lévi-Strauss (1962). Dans son livre fondateur « L’esprit sauvage », Lévi-Strauss fait une analyse et distinction entre l’ingénieur et le bricoleur :

« Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées ; mais, à la différence de l'ingénieur, il ne subordonne pas chacune d'elles à l'obtention de matières premières et d'outils, conçus et procurés à la mesure de son projet : son univers instrumental est clos » (Levis Strauss, 1962, p. 27)

Duymedjian et Rüling (2010) soulignent que les récents travaux sur le bricolage dans la littérature sur l'organisation ont fait progresser notre compréhension, mais n'exploitent pas encore pleinement le potentiel des idées de Lévi-Strauss. Ils proposent de considérer les deux notions du bricoleur et de l'ingénieur, comme une combinaison particulière d'action (pratique), de connaissance (épistémologie) et de vision sous-jacente du monde (métaphysique) (voir tableau ci-dessous).

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Bricoleur Ingénieur

Métaphysique -« Tout vaut »

-Monde comme système complexe et interconnecté

-Monde fermé -Temps cyclique

-Ordre a priori hiérarchique

-Monde réductible et décomposable -Ouverture, transcender les frontières -Temps linéaire

Epistémologie -Connaissance intime, familiarité -Connaissances des relations et des liens, impliquant un faible biais de fixité fonctionnelle

-Polyvalence favorisant la résilience

-Savoir distant, représentation formelle -Connaissance des caractéristiques structurelles des choses

-Spécialisation

Pratique -Collecte au travers de rencontres

non planifiées -Résultats peu clairs

-Dialogue avec les éléments de stock, possibilité de détournement des ressources

-Assemblage, substitution -« Ça marche »

-Création et usage sont indissociables

-Le résultat ne ressemble à rien de déjà vu

-Recherche des moyens adéquats, à la mesure du projet poursuivi

-Résultat suivant le projet et le design -Respect des spécifications préalables -Système intégré transparent

-Cela correspond au niveau de qualité et de performance attendus

-Séparation de la création et de l’usage -Le résultat correspond aux normes du Terrain

Tableau 14 : Comparaison et synthèse des idéaux-types du bricoleur et ingénieur (traduit et adapté de Duymedjian et Rüling, 2010)

Nous détaillons à la suite les principaux éléments et développements proposés par

Duymedjian et Rüling (2010) quant à cette analogie. « La métaphysique comprend les

valeurs structurant le monde d'un individu qui sont projetées sur le monde matériel et symbolique et façonnent notre sens de l'espace et du temps, ainsi que les interactions entre les humains et les autres entités dans le monde » (Duymedjian et Rüling, 2010, p.141). Pour ces auteurs, le bricoleur voit le monde comme un système complexe et interconnecté où chaque élément influence les autres. Tous les éléments ont une valeur et méritent une reconnaissance par le bricoleur (Duymedjian et Rüling, 2010). L'univers du bricoleur est clos, ainsi il fait essentiellement appel à son stock de ressources lors de la réalisation de son assemblage (Duymedjian et Rüling, 2010). A contrario, l’univers de l'ingénieur est un système décomposable, où les problèmes compliqués sont résolus par la réduction. Les liens entre les tâches du projet organisent les éléments de l’univers de l’ingénieur, ainsi certains éléments sont sans valeur pour un projet donné (Duymedjian et Rüling, 2010).

« L'épistémologie définit ce qui est connu, ainsi que la nature et la validité des connaissances utilisées et produites » (Duymedjian et Rüling, 2010, p.140). La connaissance intime des

91 éléments du répertoire, mais aussi les liens qui existent entre eux est une caractéristique

du bricoleur selon Lévi-Strauss (1962). Le bricoleur acquiert un fort sentiment d’ «

auto-efficacité » grâce à sa connaissance intime du stock de ressources, la polyvalence de ses connaissances et sa capacité à « faire plus avec le moins », à faire avec les moyens du bord (Duymedjian et Rüling, 2010). A contrario, ce sont les lois générales et institutionnellement légitimes qui alimentent la connaissance de l’ingénieur, abstraite et éloignée du problème concret (Duymedjian et Rüling, 2010). Sa connaissance inclut les caractéristiques structurelles, respectant les règles générales et les usages prédéterminés des ressources (Duymedjian et Rüling, 2010).

Pour le volet « pratiques », les approches du bricoleur et de l’ingénieur sont très différentes. Quand le bricoleur entre en action, il s’engage dans un « dialogue » avec les éléments de son répertoire. Ce dialogue est « intiment lié à l'assemblage », où le bricoleur crée des liens entre les ressources qui se substituent les unes aux autres dans un processus de permutation jusqu'à ce que l'arrangement émergent « tienne la route » (Duymedjian et Rüling, 2010). Les ressources disponibles sont détournées de leur but initial afin de trouver un rôle dans le nouvel arrangement (Duymedjian et Rüling, 2010). A contrario, ce sont les exigences et besoins de design qui conditionnent la recherche des ressources par l'ingénieur. Suivant les spécifications préalables, il va utiliser des ressources bien prédéfinies pour produire un ensemble homogène et intégré qui respecte ses plans initiaux (Duymedjian et Rüling, 2010). L’évaluation du résultat répond aux niveaux prédéfinis de qualité, de performance et de coût.

Chae et Lanzara (2006, p.84) soulignent aussi cette distinction : « Le bricoleur fait avec ce

qui est là, avec tout ce qu'il rencontre. Cela le rend très différent de l'ingénieur, qui part généralement d'un plan prédéfini et fixe des spécifications techniques et fonctionnelles. On pense que le bricolage est ce que les agents individuels font dans leur action en temps réel. Contrairement à l'idée de reengineering ou de tout refaire (« nouveaux départs »), la première étape pratique du bricoleur est rétrospective. Il interroge l'ensemble existant de matériaux pour savoir ce qu'il contient». Enfin, Duymedjian et Rüling (2010) notent qu’il faut considérer ces deux concepts comme désignant deux régimes d'action idéal-typiques opposés, mais complémentaires. Malgré cette analogie présente dans certains travaux, la notion du bricolage reste mélangée ou confuse avec d’autres notions, comme notamment l’improvisation (Duymedjian et Rüling, 2010) ou la causation et l’effectuation (Fisher,

92 2012). Le point qui suit permet de clarifier les différences entre le bricolage et des concepts proches.